Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles

4  juillet 2008 | par Jean Zin

Alexandre Grothendieck enfin publié !

Alexandre Grothendieck est l’un des plus grands mathématiciens vivants (fondateur, avec Serre et Dieudonné, de la géométrie analytique, grand producteur de nouveaux concepts) mais c’est aussi un écologiste convaincu dénonçant les dérives de la science et les dangers de la technologie. Son livre testament, Récoltes et semailles, appelé "le mille pages" et disponible depuis longtemps sur internet, va finalement être édité !

En éditant son oeuvre monumentale, l’IHES rend hommage à un mathématicien génial qui mena une réflexion lucide sur la recherche. Jusqu’à s’en retirer il y a trente ans.

On peut toujours télécharger le livre en pdf -> Récoltes et semailles

C’est tout-à-fait lisible, arrivant à nous faire partager les problèmes que se pose le mathématicien et qu’il s’agit avant tout de nomination des formes, de leur définition, le seul problème c’est que ça fait 1000 pages, mais on n’est pas obligé de tout lire...

    "Il s’agit d’une longue réflexion, sur ma vie de mathématicien, sur la création (et plus particulièrement la création scientifique) en général, qui est devenue en même temps, inopinément, un "tableau de moeurs" du monde mathématique entre 1950 et aujourd’hui".

Sciences et Avenir consacre un article à cette publication en hommage à Grothendieck :

    Alexandre Grothendieck a 80 ans cette année. Retiré de la sphère scientifique depuis plus de deux décennies, il verra son oeuvre Récoltes et semailles, un millier de pages, éditée avant la fin de l’été. « C’est un texte de salubrité publique, qui tisse un lien lucide entre la philosophie, les mathématiques, les institutions et la recherche scientifique. Un objet unique et remarquable. Je ne connais pas de texte équivalent en littérature ».

    L’homme n’a cessé d’accumuler reconnaissances et distinctions - dont la médaille Fields, l’équivalent du Nobel en mathématiques, en 1966 - jusqu’en 1988, date à laquelle il refuse le prix Crawford d’un montant de 270 000 dollars offert par l’Académie royale de Suède. Dans une lettre adressée au quotidien Le Monde, il explique alors les raisons de son refus : son salaire est plus que suffisant, et il souhaite garder les distances qu’il entretient depuis 1970 avec la communauté scientifique et ses valeurs. Enfin explique-t-il, « la fécondité (des idées scientifiques), se reconnaît à la progéniture, et non par les honneurs ».

    Il ne cesse de poser la question de la responsabilité des scientifiques. Il informe, débat et condamne certains crédits de recherche et fonde la revue "Survivre et vivre".

    Au Collège de France, Grothendieck intitule son cours « Faut-il continuer la recherche scientifique ? » Une question certes fondamentale, mais qui n’est cependant pas du goût de tous ses collègues. Son poste ne sera pas renouvelé, malgré l’immensité de son talent mathématique. « Une majorité de professeurs du Collège de France a voté contre, une première dans l’histoire de la vénérable institution ».

    "Il est assez peu courant que des scientifiques se posent la question du rôle de leur science dans la société. J’ai même l’impression très nette que plus ils sont haut situés dans la hiérarchie sociale, et plus par conséquent ils se sont identifiés à l’establishment, ou moins ils sont contents de leur sort, moins ils ont tendance à remettre en question cette religion qui nous a été inculquée dès les bancs de l’école primaire : toute connaissance scientifique est bonne, quel que soit son contexte ; tout progrès technique est bon. Et comme corollaire : la recherche scientifique est toujours bonne".

    "Depuis fin juillet 1970 je consacre la plus grande partie de mon temps en militant pour le mouvement Survivre, fondé en juillet à Montréal. Son but est la lutte pour la survie de l’espèce humaine, et même de la vie tout court, menacée par le déséquilibre écologique croissant causé par une utilisation indiscriminée de la science et de la technologie et par des mécanismes sociaux suicidaires, et menacée également par des conflits militaires liés à la prolifération des appareils militaires et des industries d’armement".

Ce livre curieux qui mêle biographie et mathématique me semble illustrer ce qui se passe quand le scientifique doit s’inclure dans son discours, quand il doit dire la vérité sur le scientifique lui-même, pas seulement sur son objet, rendre compte dans l’énoncé de son énonciation, rendre compte non seulement du créé mais de la création. Ce qui relativise le savoir du scientifique mais renforce d’autant la vérité scientifique même si elle en change la perspective à devoir en assumer l’énonciation, l’intentionalité.

Il y avait avec Laborit aussi une façon de parler de ce que nous sommes, de notre biologie comme de nos grilles de lecture, ce qui incluait le sujet dans son objet, sans remettre en cause la vérité des faits mais seulement leur interprétation. Cela me semble de l’ordre de la réflexion (objective) plutôt que de l’introspection (subjective).

    "Au moment du travail, quand peu à peu une compréhension s’amorce, prend forme, s’approfondit ; quand dans une confusion peu à peu on voit apparaître un ordre, ou quand ce qui semblait familier soudain prend des aspects insolites, puis troublants, jusqu’à ce qu’une contradiction enfin éclate et bouleverse une vision des choses qui paraissait immuable - dans un tel travail, il n’y a pas trace d’ambition ou de vanité. Ce qui mène alors la danse est quelque chose qui vient de beaucoup plus loin que le « moi » et sa fringale de s’agrandir sans cesse (fut-ce de « savoir » ou de « connaissance ») - de beaucoup plus loin sûrement que notre personne ou même notre espèce".

Je vous livre le début de l’avant-propos qui est intéressant à plus d’un titre. Ainsi, on pourrait croire qu’il s’agit de dénégation, d’inhibition, voire d’une coquetterie d’écrivain : dire qu’on ne peut écrire l’avant-propos en l’écrivant ! En fait, comme souvent en mathématique, l’énoncé d’une impossibilité est ce qui permet de la dépasser en dévoilant l’intentionnalité sous-jacente. L’aveu de l’échec le transforme en victoire. La vérité c’est d’abandonner ses illusions, sa vanité, le contraire du vendeur et de la séduction.

    "Il ne manquait plus que l’avant-propos à écrire, pour confier Récoltes et Semailles à l’imprimeur. Et je jure que j’étais de la meilleure volonté du monde pour écrire quelque chose qui fasse l’affaire. Quelque chose de raisonnable, cette fois. Trois quatre pages pas plus, mais bien senties, pour présenter cet énorme "pavé" de plus de mille pages. Quelque chose qui "accroche" le lecteur blasé, qui lui fasse entrevoir que dans ces peu rassurantes "plus de mille pages", il pourrait y avoir des choses qui l’intéressent (voir même, qui le concernent, qui sait ?). C’est pas tellement mon style, l’accroche, ça non. Mais là j’allais faire l’exception, pour une fois ! Il fallait bien que "l’éditeur assez fou pour courir l’aventure" (de publier ce monstre, visiblement impubliable) rentre dans ses frais tant bien que mal. Et puis non, c’est pas venu. J’ai fait de mon mieux pourtant. Et pas qu’un après-midi, comme je comptais le faire, vite fait. Demain ça fera trois semaines pile que je suis dessus, que les feuilles s’entassent. Ce qui est venu, c’est sûr, n’est pas ce qu’on pourrait décemment appeler un "avant-propos". C’est encore loupé, décidément ! On se refait plus à mon âge - et je suis pas fait pour, pour vendre ou faire vendre. Même quand il s’agit de faire plaisir (à soi-même, et aux amis. . . ).

    Ce qui est venu, c’est une sorte de longue "promenade" commentée, à travers mon oeuvre de mathématicien. Une promenade à l’intention surtout du "profane" - de celui qui "n’a jamais rien compris aux maths". Et à mon intention aussi, qui n’avais jamais pris le loisir d’une telle promenade. De fil en aiguille, je me suis vu amené à dégager et à dire des choses qui jusque là étaient toujours restées dans le non-dit. Comme par hasard, ce sont celles aussi que je sens les plus essentielles, dans mon travail et dans mon oeuvre. C’est des choses qui n’ont rien de technique. A toi de voir si j’ai réussi dans ma naïve entreprise de les "faire passer" - une entreprise un peu folle sûrement, elle aussi. Ma satisfaction et mon plaisir, ce serait d’avoir su te les faire sentir. Des choses que beaucoup parmi mes savants collègues ne savent plus sentir. Peut-être sont-ils devenus trop savants et trop prestigieux. Ça fait perdre contact, souvent, avec les choses simples et essentielles.

    Au cours de cette "Promenade à travers une oeuvre", je parle un peu de ma vie aussi. Et un petit peu, ici et là, de quoi il est question dans Récoltes et Semailles. J’en reparle encore et de façon plus détaillée, dans la "Lettre" (datée de Mai l’an dernier) qui suit la "Promenade". Cette Lettre était destinée à mes ex-élèves et à mes "amis d’antan" dans le monde mathématique. Mais elle non plus n’a rien de technique. Elle peut être lue sans problème par tout lecteur qui serait intéressé à apprendre, par un récit "sur le vif", les tenants et aboutissants qui m’ont finalement amené à écrire Récoltes et Semailles. Plus encore que la Promenade, ça te donnera aussi un avant-goût d’une certaine ambiance, dans le "grand monde" mathématique. Et aussi (tout comme la Promenade), de mon style d’expression, un peu spécial paraît-il. Et de l’esprit aussi qui s’exprime par ce style - un esprit qui lui non plus n’est pas apprécié par tout le monde.

    Dans la Promenade et un peu partout dans Récoltes et Semailles, je parle du travail mathématique. C’est un travail que je connais bien et de première main. La plupart des choses que j’en dis sont vraies, sûrement, pour tout travail créateur, tout travail de découverte. C’est vrai tout au moins pour le travail dit "intellectuel", celui qui se fait surtout "par la tête", et en écrivant. Un tel travail est marqué par l’éclosion et par l’épanouissement d’une compréhension des choses que nous sommes en train de sonder. Mais, pour prendre un exemple au bout opposé, la passion d’amour est, elle aussi, pulsion de découverte. Elle nous ouvre à une connaissance dite "charnelle", qui elle aussi se renouvelle, s’épanouit, s’approfondit. Ces deux pulsions - celle qui anime le mathématicien au travail, disons, et celle en l’amante ou en l’amant - sont bien plus proches qu’on ne le soupçonne généralement, ou qu’on n’est disposé à se l’admettre. Je souhaite que les pages de Récoltes et Semailles puissent contribuer à te le faire sentir, dans ton travail et dans ta vie de tous les jours.

    Au cours de la Promenade, il sera surtout question du travail mathématique lui-même. J’y reste quasiment muet par contre sur le contexte où ce travail se place, et sur les motivations qui jouent en dehors du temps de travail proprement dit. Cela risque de donner de ma personne, ou du mathématicien ou du "scientifique" en général, une image flatteuse certes, mais déformée. Genre "grande et noble passion", sans correctif d’aucune sorte. Dans la ligne, en somme, du grand "Mythe de la Science" (avec S majuscule s’il vous plaît !). Le mythe héroïque, "prométhéen", dans lequel écrivains et savants sont tombés (et continuent à tomber) à qui mieux mieux. Il n’y a guère que les historiens, peut-être, qui y résistent parfois, à ce mythe si séduisant. La vérité, c’est que dans les motivations "du scientifique", qui parfois le poussent à investir sans compter dans son travail, l’ambition et la vanité jouent un rôle aussi important et quasiment universel, que dans toute autre profession. Ça prend des formes plus ou moins grossières, plus ou moins subtiles, suivant l’intéressé. Je ne prétends nullement y faire exception. La lecture de mon témoignage ne laissera, j’espère, aucun doute à ce sujet.

    Il est vrai aussi que l’ambition la plus dévorante est impuissante à découvrir le moindre énoncé mathématique, ou à le démontrer - tout comme elle est impuissante (par exemple) à "faire bander" (au sens propre du terme). Qu’on soit femme ou homme, ce qui "fait bander" n’est nullement l’ambition, le désir de briller, d’exhiber une puissance, sexuelle en l’occurrence - bien au contraire ! Mais c’est la perception aiguë de quelque chose de fort, de très réel et de très délicat à la fois. On peut l’appeler "la beauté", et c’est là un des mille visages de cette chose-là. D’être ambitieux n’empêche pas forcément de sentir parfois la beauté d’un être, ou d’une chose, d’accord. Mais ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas l’ambition qui nous la fait sentir. . .

    L’homme qui, le premier, a découvert et maîtrisé le feu, était quelqu’un exactement comme toi et moi. Pas du tout ce qu’on se figure sous le nom de "héros", de "demi-dieu" et j’en passe. Sûrement, comme toi et comme moi, il a connu la morsure de l’angoisse, et la pommade vaniteuse éprouvée, qui fait oublier la morsure. Mais au moment où il a "connu" le feu, il n’y avait ni peur, ni vanité. Telle est la vérité dans le mythe héroïque. Le mythe devient insipide, il devient pommade, quand il nous sert à nous cacher un autre aspect des choses, tout aussi réel et tout aussi essentiel".

Au début de son parcours, en rendant hommage à son instituteur, il suggère que c’est l’homme universel, l’honnête homme de notre temps, capable d’enseigner toutes les matières, exemple même de transversalité alors que les professeurs d’université ne font que lire toujours le même livre...

A voir à lire