Restaurer, soigner, conserver. A l'instant de
s'embarquer pour le prochain millénaire, notre
société fait ses bagages. Et chacun d'y placer son bien
le plus précieux ; pas nécessairement son tas d'or, ou la
basilique d'Assise, mais les ressources en eau de la planète,
comme Riccardo Petrella l'expliquait lors du séminaire du Centre
international Pierre Mendès-France (voir l'article de
Valérie Peugeot p. 11), ou les capacités
énigmatiques de notre génome, comme l'expose
Gérard Huber (voir p. 5). Naturel, génétique,
historique ou notarial, le souci du patrimoine tourne à la
manie. Chacun sait, certes, la fascination exercée par un mot
qui ennoblit toutes choses qu'il touche. Et assurément
l'idée convient bien à la nostalgie d'une fin de
siècle encline à se pencher sur son passé.
Pourtant cela n'explique pas tout.
Il est des mots qui vivent, façonnés par l'attente d'une
époque. Ils en reflètent les peurs, les désirs et
les hontes, et leur fortune est à la mesure du besoin qui les
fait naître. Le patrimoine est de ceux-là
: pétri par les siècles, riche de mille facettes, le
précieux concept se coule aujourd'hui dans le vocabulaire d'une
société inquiète, comme pour la remettre sur les
rails ; comme si elle s'était dévoyée.
Débusquant la marchandisation ambiante des valeurs, il nous
invite à réagir et nous propose un programme de sagesse
en trois points : contre un rapport aux choses réduit à
une stricte satisfaction de besoins matériels ; contre un
rapport au temps réduit aux soucis de l'instant immédiat
; contre un rapport à autrui réduit à
l'extrême par l'individualisme contemporain.
Devenue patrimoniale, la propriété
retrouve une noblesse oubliée ; chaque geste, chaque usage prend
un sens. Ce n'est pas de châteaux ni d'orfèvrerie qu'il
s'agit ici, mais de l'eau, de l'air, du génome,
c'est-à-dire de l'essence de la vie. Et comme chacun trouve ici
des devoirs à la mesure de ses pouvoirs, chacun, pour
préserver ces ressources, du plus grand industriel au plus
modeste consommateur, a une mission à remplir et un rôle
à jouer. Cessant d'être mien pour devenir nôtre, le
bien s'imprègne des qualités de la personne. Voyez comme
dans la quête de l'eau (p. 11), le défi technologique
s'embellit de la fierté de l'artisan. Toute
l'ingéniosité humaine y passe, et chaque goutte
préservée ennoblit le geste qui l'a permis. La
consommation, triviale, est loin.
Du jetable au durable. Le patrimoine nous rappelle
encore au sens du temps. Ni passé, ni futur : l'important, nous
dit-il, est le lien qui les unit. La mémoire la plus belle
n'ayant de sens que pour féconder l'espoir, conserver un
patrimoine, c'est un peu porter l'avenir, entre pères et fils,
passer le relais, entre générations. Corrigeant le regard
d'une société affligée de myopie, où le
temps, en proie à la pression du court terme, ne cesse de
rétrécir, le patrimoine invite à regarder plus
loin. Sur les traces des Anciens, sur les traces de l'Orient de
toujours, nous basculons dans la durée. Cependant, cet espace
ouvert au temps, est également - mais qui en dira la clef ? -
ouvert vers les autres.
Dépasser le modèle contractuel. Avec
Olivier Godard, nous voici au marché des droits à polluer
(page 16). Devant cette extrapolation d'une logique économique
à la menace du réchauffement climatique,
c'est-à-dire à des enjeux écologiques ou
éthiques, certains renâcleront, peinant à admettre
que la rencontre de l'offre et de la demande soit forcément la
panacée en toutes choses. Il y a plus pernicieux encore. Qui dit
marché pour l'économiste implique, pour le juriste, un
flux de contrats. Or cela mérite attention. Le contrat rassure
celui qui s'engage par la perspective d'un bénéfice
équivalent. "Do ut des" : cet équilibre, promu "justice
commutative", a fondé l'institutionnalisation de rapports
symétriques. Qui ne voit pourtant que cette figure, respectueuse
des intérêts bien compris d'un échange marchand,
n'exprime somme toute qu'une logique d'épiciers ? Les ressorts
humains seraient-ils pauvres au point que ce modèle ait dû
déborder la sphère marchande pour s'imposer partout,
incontournable, dans des relations politiques marquées par
l'inégalité et jusqu'à l'éthique et
l'écologique ? C'est la faute à Rousseau, certes. Mais ne
serait-ce pas aussi un peu celle de Marcel Mauss, ne voyant dans le don
qu'une forme primitive de l'échange, voire celle de Michel
Serres, imaginant un improbable "contrat naturel" ? Or le patrimoine,
rompant avec l'abus de contrat, offre une alternative.
Il n'est de patrimoine que commun. Famille, Nation,
Humanité : au nom du groupe, le titulaire du patrimoine choisit
de se restreindre, de dépenser son temps et ses efforts. Ici
point de réciprocité : il n'est rien à attendre de
ces "créatures muettes" comme dit Habermas, à qui sont
destinés tant de peines et soins. La flèche est
unilatérale, et l'effort consenti sans espoir de retour. Ce
n'est pourtant pas d'altruisme qu'il s'agit, et par delà
l'intérêt d'autrui, notre gardien sert bien le sien.
Transmettant aux suivants de la cha"ne, il s'en fait le maillon : sa
démarche, identitaire, lui vaut une place parmi les siens :
l'élément s'inscrit dans le tout. Superbe modèle,
décidément, superbe chantier, plus que tout transversal,
à ouvrir d'urgence.