La grande aventure du XXIème siècle


La décision des lords britanniques de refuser l'immunité au dictateur sanglant que fut Pinochet constitue l'une de ces "ruses de l'histoire" dont raffolait Hegel. Même l'esprit le plus subversif et le plus imaginatif aurait eu du mal à concevoir un tel scénario. "La réalité a plus d'imagination que nous" disait François Truffaut à travers l'un des personnages de son film La femme d'à côté. Certes une telle hirondelle est bien loin de faire le printemps démocratique à l'échelle planétaire. La quantité de tyrans sanguinaires en circulation dans le monde (voir le récent sommet de Paris des chefs d'Etats africains) montre que nous sommes encore loin de cette "société de droit mondiale" qui constitue l'un des volets majeurs de la citoyenneté terrienne à construire. Mais il est des victoires symboliques, aussi partielles soient-elles, qui ouvrent des brèches considérables dans la voie d'une "mondialisation à visage humain". Il a fallu des siècles pour passer de la "guerre de tous contre tous" à la construction d'espaces politiques pacifiés et civilisés dans le cadre des Cités puis des Etats-nations. Il serait hautement souhaitable pour l'humanité, que la constitution juridique, politique et sociale de l'espace planétaire, aujourd'hui réduit pour l'essentiel à sa face financière, se réalise beaucoup plus rapidement. Ce peut être la grande aventure du XXIème siècle.

L'enjeu est d'autant plus important que l'humanité est confrontée à deux autres rendez-vous essentiels dont il n'est pas exagéré de dire qu'ils conditionnent son existence :

- l'un est écologique et il porte sur ces deux biens communs vitaux que sont l'air et l'eau. Le non-accès pour deux milliards d'êtres humains à l'eau potable, et les risques croissants liés à l'effet de serre et aux pollutions multiples qui empoisonnent l'air que nous respirons, en sont les aspects les plus spectaculaires ;

- le second enjeu est anthropologique et il est lié au formidable bouleversement qu'ouvrent les avancées de la génétique dans le domaine de la production du vivant. L'humanité va se trouver face à la question vertigineuse d'une mutation possible et volontaire de sa propre espèce. Au premier défi : qu'allons-nous faire de notre planète, s'en ajoute désormais un second : qu'allons-nous faire de l'humain lui-même ?

Ce sont ces deux aspects fondamentaux que nous abordons à travers l'éclairage de ce numéro centré sur la question du patrimoine commun de l'humanité. Les réponses, on le verra, sont loin d'être simples et homogènes : doit-on par exemple, du fait des risques majeurs du réchauffement climatique, renoncer à la sortie du nucléaire dont l'un des rares mérites est de ne pas dégager de gaz carbonique ? Faut-il pour des raisons de réalisme économique (le poids des marchés) et géopolitique (la puissance des Etats-Unis) entrer dans la logique du marché des "droits à polluer" ? Nous sommes nombreux à Transversales à récuser ces fausses alternatives qui cherchent à arbitrer entre peste et choléra, et à préférer la voie d'une modification profonde de notre modèle productiviste grand gaspilleur d'énergie. Mais nous sommes aussi ouverts au débat et à l'argumentation de ceux qui, comme Olivier Godard dans ce numéro (ou Gérard Duchêne dans le précédent à propos de la crise financière) partagent des points de vue différents. Nous aurons aussi l'occasion, à propos de la question des enjeux politiques et éthiques de la génétique, d'évoquer des débats primordiaux dans notre prochain numéro. Celui qu'aborde ici Gérard Huber sur les limites de la "génomique" est déjà, on le verra, essentiel. Il en est de même des questions philosophiques et scientifiques que pose René Lenoir dans son entretien avec André Parinaud. Dans tous les cas, notre souci est de mettre en perspective ces défis avec celui de la mutation informationnelle dont les potentialités sont à la fois fécondes et dangereuses.

La constitution de forces sociales et civiques qui allient l'exigence citoyenne, la recherche d'un nouvel art de vivre et l'usage intelligent des nouvelles technologies est à cet égard une source d'espoir. Julien Weinsbein montre dans ce numéro comment le fait associatif européen est en train de faire émerger de nouvelles pratiques. Il en est de même au niveau mondial avec des initiatives comme l'Alliance pour un monde responsable et solidaire ou, plus récemment, ATTAC. Sur des terrains plus ciblés, on a vu le rôle essentiel d'associations comme Amnesty International dans l'information, la pression et l'argumentation juridique contre l'immunité de Pinochet. Ce sont aussi des mouvements civiques qui, à l'échelle internationale, sortirent la négociation sur l'Accord multilatéral d'investissement (AMI) de sa clandestinité, créèrent un débat public sur le contenu de l'accord et conduisirent à cette victoire partielle du retrait de la négociation du gouvernement français. On le voit, il est essentiel de maintenir un lien fort entre la maîtrise des technosciences, le renouveau démocratique du politique et l'ensemble des enjeux écologiques et anthropologiques. Telle est bien la double tâche que nous nous assignons à travers cette nouvelle étape de l'histoire de Transversales Science Culture et du Groupe de réflexion inter et transdiciplinaire (GRIT).

Patrick Viveret.