Les associations et l'Europe : vers un nouveau "maillage démocratique" ?

Julien WEINSBEIN - Centre d'étude de la vie politique française (CNRS / FNSP)

La juxtaposition de deux dates à venir nous permet de nous pencher sur un fait social relativement nouveau en Europe et actuellement peu étudié par la recherche française spécialisée sur les questions européennes. La première date est le centenaire de la loi dite "de 1901" qui fixe le cadre général et la philosophie régissant la vie associative en France ; la seconde date est la mise en place définitive de la monnaie unique. 2001, 2002, en une année à peine d'intervalle, l'actualité permettra peut-être de mettre en lumière le rapport de plus en plus étroit qui existe entre la vie associative et la construction européenne. En effet, par "l'européanisation" des tissus associatifs des différents Etats membres, notamment en France, en raison également des nouvelles modalités d'un travail associatif qui se déploie de plus en plus par delà les frontières, en raison enfin de l'importance croissante que prennent, depuis Maastricht, les institutions européennes dans de nombreux secteurs intéressant les associations (social, santé, culture, etc.), des réseaux associatifs transnationaux se sont constitués en Europe depuis le début des années quatre-vingt-dix et ne cessent depuis lors de gagner en surface et en importance. Et surtout, ces "associations européennes" quittent les limites traditionnelles de l'économie sociale pour s'immiscer dans le champ politique qui se polarise de plus en plus à l'échelle communautaire et dont la citoyenneté européenne semble être le concept-clé - à défaut d'être encore une réalité sociale. L'Europe est donc bien devenue tant un espace, un thème qu'un enjeu pertinent pour le secteur associatif. Dans ces conditions, on peut adopter une lecture transnationale de l'activité des associations, et déterminer si celles-ci ont les moyens organisationnels, et la volonté, de se mobiliser au-delà d'un cadre qui a fortement territorialisé et structuré l'exercice de leur activité : l'Etat-nation.

L'émergence tripolaire des réseaux
associatifs transnationaux en Europe

Au-delà de l'importance économique ou démographique qu'ont acquis, dans chaque Etat membre, les tissus associatifs, on observe la constitution de plus en plus affirmée de réseaux associatifs transnationaux, intégrant un nombre croissant d'associations et de thèmes et agrégeant de plus en plus d'acteurs. On peut repérer trois principaux modes de constitution de ces regroupements associatifs.

  • Le premier est de nature sectorielle : il s'agit des réseaux associatifs thématiques, spécialisés sur une problématique particulière, pour lesquels l'Europe est un espace de redéploiement plus qu'une fin en soi. Nous pouvons citer, parmi une cinquantaine de réseaux spécialisés, le Lobby Européen des Femmes, le réseau Euronet (spécialisé dans la défense des droits des enfants), le Conseil des Communes et Régions d'Europe ou bien Equality for Gays and Lesbians in the European Institutions (EGALITE). Ces réseaux thématiques ont souvent leur origine dans une double nécessité : celle d'exercer un objet social à l'échelle européenne et de collaborer avec des associations étrangères travaillant sur les mêmes thématiques ; mais également, celle de constituer une instance de représentation et d'action auprès des institutions européennes qui représentent un niveau de gouvernement (ou une matrice de ressources) de plus en plus pertinent.

  • Le deuxième mode de regroupement associatif est plus large et de nature plus politique : il s'agit de regroupements affinitaires ou idéologiques par lesquels des associations se fédèrent pour imprimer leur marque à la construction européenne et au fonctionnement des institutions communautaires. Le fondement du "contrat associatif" est ici de nature éthique ou politique, et non professionnelle. Ce n'est pas tel intérêt particulier ou catégoriel qui est représenté, mais l'intérêt général, celui des citoyens européens. Les thèmes traités par ces réseaux se cristallisent sur les questions institutionnelles et, notamment, sur les moyens de résorber le déficit démocratique de l'Union européenne. Rentrent par exemple dans cette catégorie le Forum permanent de la société civile, l'Union pour une Europe fédérale ou bien les Conférences Inter Citoyennes.

  • La troisième forme de réseau associatif transnational, les regroupements intersectoriels ou lobbies associatifs, est la plus large. Il ne s'agit plus de se rassembler autour d'un thème ni autour d'une famille politique, mais en tant qu'association ou qu'acteur de l'économie sociale. Le but est de défendre la spécificité de la structure associative en Europe (non lucrativité, fonctionnement démocratique, liberté par rapport aux contraintes du marché...), de lui permettre d'être mieux reconnue et associée à la définition, à la mise en oeuvre et à l'évaluation des politiques publiques communautaires. Cette activité s'apparente donc à du lobbying classique et s'incarne principalement dans les travaux du CEDAG (Comité européen des associations gestionnaires).

    Un mode de fonctionnement
    informel mais efficace

    S'organiser et se mobiliser à l'échelle européenne n'est pas chose facile. Mancur Olson1 a sérié les principaux obstacles rencontrés par l'action collective : la possibilité du "ticket gratuit" (l'individu rationnel se repose sur l'action des autres pour bénéficier des biens collectifs qui en découlent) ; et la nécessité pour les grands groupes d'ajouter au bénéfice collectif de l'action des incitations individuelles, qu'elles soient positives (récompenses) ou négatives (sanctions). La donne européenne exacerbe ces difficultés structurelles : le coût de la mobilisation est plus élevé en raison d'obstacles linguistiques, culturels et financiers accrus ; et les bénéfices escomptés de l'action sont moins évidents puisque les normes communautaires sociales ou politiques se diluent la plupart du temps dans leur application nationale.

    Pour répondre à ces problèmes ainsi que pour remédier à la diversité et à l'émiettement des différents tissus associatifs nationaux, les associations européennes (et principalement les réseaux politiques) ont mis en place un mode de fonctionnement en réseaux basé sur le principe de mutualisation. On peut en isoler cinq caractéristiques principales.

  • Il s'agit de réseaux ouverts, sans véritable péage tarifaire ou statutaire, à l'entrée comme à la sortie. Seule la volonté de participer vaut accréditation et chaque membre du réseau est libre de le quitter.

  • Ce sont des réseaux faiblement structurés, avec des statuts souples et des secrétariats ou des coordinations tournants. On n'y trouve pas de hiérarchie claire et les relations entre membres du réseau sont informelles, garantissant souplesse et capacité d'adaptation au système. Les Technologies de l'information et de la communication (TIC) ont démultiplié les potentialités d'échanges et de communication de ces organisations. Elles sont devenues un outils majeur de coordination et facilitent la participation active. Les bulletins de liaison, essentiels à la vie d'un réseau, ont largement profité de cette technologie.

  • Ces réseaux sont fondés sur une division du travail très souple : chaque membre du réseau traite un événement ou un dossier selon sa spécialisation et assure ainsi ponctuellement les fonctions d'éclaireur, de médiateur et de plate-forme auprès des autres membres.

  • Il s'agit de réseaux décentralisés et polycentrés, ignorant le schème centre-périphérie et assurant un maillage qui n'est pas de nature territoriale mais thématique, c'est-à-dire liée aux projets pris en charge par le réseau.

  • Enfin, ce sont des réseaux mouvants, dont les frontières internes comme externes, les règles de régulation ou l'assise géographique varient selon le temps ou les problèmes traités.

    Les réseaux associatifs présentent donc une structure organisationnelle qui les différencie nettement des autres instances traditionnelles de médiation et de représentation des intérêts (comme les administrations, les partis politiques ou les syndicats). Concernant les thématiques européennes, cela leur assure un avantage concurrentiel évident. En effet, le double caractère des politiques et des enjeux communautaires, à la fois décentrés et fortement imbriqués, gêne beaucoup les premières : l'action des services de l'Etat, des partis politiques ou des syndicats est en effet nationalisée (au sens où elle est inscrite dans et/ou concerne l'Etat-nation) ainsi que spécialisée (selon le modèle de la rationalité bureaucratique)2. De même, ces acteurs collectifs sont souvent entravés par les caractéristiques du champ politique moderne (sondocratie, dépendance par rapport à l'opinion publique et au court terme, etc.). A l'inverse, les règles internes des associations (travail en réseaux transnationaux, adaptabilité, vision globale des enjeux, indépendance politique) leur garantissent une plus grande facilité à concevoir et à réaliser leur action au-delà du cadre stato-national. Pour autant, certains problèmes demeurent : émiettement et concurrence du champ associatif ; trop grande importance au sein des réseaux des relations interpersonnelles, sans "garde-fou" statutaire pour normer et organiser les fonctions ; dépendance financière vis-à-vis des institutions en raison de l'incapacité des associations à acquérir une autonomie économique.

    Trois piliers d'une même vision du monde

    Une même vision du monde, fruit d'un décloisonnement idéologique et thématique au sein de la "société civile européenne", unifie ces réseaux associatifs transnationaux. Cette idéologie, qui a su trouver dans l'Europe le moyen de se renouveler, constitue même le principal moteur d'intégration des associations européennes, comme en témoigne leur importante mobilisation autour des négociations du traité d'Amsterdam.

    Cette idéologie repose sur trois idées-forces. Le premier pilier axiologique est un humanisme nettement marqué, entendu comme la volonté de remettre l'individu au cÏur de la construction européenne et de construire une Europe des citoyens, face à l'Europe impersonnelle et libérale des gouvernements ou des marchés financiers. La recherche d'un meilleur équilibre entre démocratie représentative, déléguée, et démocratie participative, active, constitue le second thème commun aux réseaux associatifs transnationaux. Face à l'épuisement de la méthode intergouvernementale de construction de l'Europe, il y a nécessité d'un processus constituant, associant la société civile européenne en actes et les Etats afin de ressourcer la légitimité de l'Union européenne. Enfin, le dernier élément caractéristique de cette idéologie associative réside dans la prégnance du principe fédéraliste : l'important est, en raison de la globalisation, la mise en perspective globale des enjeux locaux ou sectoriels - notamment en référence au concept de subsidiarité.

    Trois niveaux de fonctions politiques pour un espace public européen

    Cette idéologie fédératrice assigne de même aux associations une place et des fonctions essentielles au bon fonctionnement démocratique dans l'Union européenne. En effet, l'apport essentiel des associations réside dans la mise en place (et la consolidation) d'un véritable espace public européen, c'est-à-dire d'un lieu où sont débattues et tranchées les questions politiques européennes3. Cette mission peut être repérée selon trois niveaux de destinataires.

  • "En haut", au niveau des institutions tant communautaires que nationales, les associations doivent remplir un quadruple rôle. Un rôle de veille européenne tout d'abord : en suivant quotidiennement le fonctionnement des administrations et des institutions, à Bruxelles comme dans les capitales nationales, il s'agit de produire et de formater une information européenne puis de la transmettre pour irriguer les autres branches du réseau. Un rôle de lobbying ensuite : tout comme des groupes de pression classiques, il s'agit d'assurer une présence auprès des institutions et d'orienter leur production législative ou réglementaire dans un sens favorable. Un rôle technique d'expertise et de laboratoire d'idées : par leur connaissance du terrain et des problèmes concrets, les associations se voient de plus en plus sollicitées par les administrations nationales et communautaires pour la définition et la mise en oeuvre de politiques publiques ciblées. Enfin, un rôle éthique de "conscience européenne" : il s'agit de faire contrepoids aux institutions politiques, de leur tenir un discours d'interpellation, de démythification voire de dénonciation, afin de leur rappeler certains principes fondamentaux.

  • Ces quatre fonctions tenues par les réseaux associatifs se retrouvent également à un niveau inférieur, celui des instances de médiation (partis politiques et syndicats). On peut noter un très net rapprochement entre syndicats et associations européennes d'une part, et entre partis politiques ou députés européens et associations européennes d'autre part, aboutissant à une nouvelle division du travail politique. En effet, la transnationalisation des syndicats est bien plus récente que celle des associations, notamment en France où le mouvement syndical a du mal à intégrer la dimension européenne. De même, les partis politiques et de nombreux députés européens reconnaissent dans les structures associatives une plus grande latitude sur les questions européennes et entendent glaner chez elles quelques idées intéressantes.

  • Mais c'est le dernier niveau d'intervention des associations, celui du citoyen européen, qui est le plus crucial pour leur avenir. Il s'agit là d'exercer une quadruple mission : informer-former sur les questions européennes (diffuser l'information communautaire mais surtout élaborer une pédagogie de la construction européenne4) ; relier, tisser des liens, mettre en contact des Européens (par exemple, à travers les jumelages ou les échanges) ; défendre des droits (notamment ceux ouverts par le statut de citoyenneté de l'Union) ; susciter des mobilisations (par voie pétitionnaire ou par appels, mais également dans la rue). Pour l'heure, la dernière fonction est malheureusement la moins maîtrisée par les associations européennes qui manquent toujours de "consistance sociale" en raison des filtres sociologiques traditionnels de l'engagement politique et de l'élitisme de la question européenne. Or leur avenir en dépend beaucoup, bien plus que leur représentation au plus haut niveau des institutions politiques.

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    Les associations peuvent donc, demain, constituer un acteur collectif décisif de la construction européenne. Organisations non gouvernementales et bénévoles, elles échappent à la crise qui affecte les instances de représentation politique, économique ou sociale. Proches des citoyens, elles ne sont pas contraintes par le jeu intergouvernemental des institutions européennes qui entrave les gouvernements nationaux dans leurs stratégies européennes. Mais surtout, par leur capacité à "transnationaliser" leur activité, par leur double liberté (par rapport aux lois du marché et aux contraintes de la démocratie représentative), ou par leur idéologie, elles possèdent les instruments et la méthodologie nécessaires à une véritable européanisation des concepts sur lesquels repose la démocratie, comme la citoyenneté, la société civile ou l'espace public.



    1. Mancur Olson, Logique de l'action collective, Paris, PUF, 1987.
    2. Voir François d'Arcy, Luc Rouban (Dir.), De la Vème République à l'Europe, Paris, Presses de Sciences-Po, 1997 ; Yves Mény, Pierre Muller, Jean-Louis Quermonne (Dir.), Politiques publiques en Europe, Paris, L'Harmattan, 1995.
    3. Eric Dacheux, "L'Europe en quête de sens. Plaidoyer pour une autre politique de communication de l'Union européenne", Futuribles, sept. 1997.
    4. Julien Weinsbein (Dir.), "Le Dialogue national pour l'Europe : un débat européen à l'épreuve des réalités locales", Les Cahiers du CEVIPOF, n°19, 1998 (également disponible sur le site Web du CEVIPOF (www.msh-paris.fr/centre/cevipof).