Repères

Santiago, 25 novembre." Nous avons perdu parce que nous n'avons pas eu les couilles de tuer tous les communistes. Mais maintenant ce sera la guerre civile au Chili. Il va y avoir du sang et nous n'en laisserons pas un seul vivant". Ces propos hystériques de partisans de Pinochet ont été relatés par la correspondante du Monde au Chili, Christine Legrand. Ils expriment à quel point la violence du coup d'Etat de 1973 a laissé des traces. C'est parce qu'ils craignent le retour de cette violence que de nombreux Chiliens de gauche, qui furent les victimes de Pinochet, étaient hésitants à l'égard de son jugement. Une telle attitude mérite examen et ne peut être balayée si facilement. La plupart des paix, celles qui se construisent sur des guerres civiles en particulier, sont fondées sur des compromis non conformes au droit et à l'éthique. La jeune démocratie espagnole a dû accepter de ne pas demander des comptes au franquisme et composer avec le roi désigné par Franco, Juan Carlos. Celui-ci s'est révélé sans doute un démocrate, mais on ne le sut qu'après la tentative de putsch des nostalgiques du régime déchu. La gauche espagnole le nommait "Juan le bref" ; elle montrait, par ce surnom ironique, qu'elle souhaitait se débarasser le plus rapidement possible d'un souverain discrédité qu'elle n'avait toléré que pour éviter le retour de la violence. On trouverait sans difficultés des dizaines d'exemples où le prix à payer pour la pacification est de passer par pertes et profits les crimes perpétrés à l'heure du conflit. C'est vrai de nos jours pour l'accord sur la Bosnie qui exonère Milosevic, comme ce fut vrai dans notre histoire pour l'avènement de notre huguenot Henri IV qui dut se convertir et ne jamais demander compte des crimes de la Saint-Barthélémy.

Les rapports entre le droit et le politique sont plus complexes qu'une vision idéaliste pourrait le laisser supposer. La responsabilité du politique est en effet moins de choisir entre bien et mal qu'entre deux maux. Le droit a pour fonction, en revanche, de dire ce qui est licite et ce qui ne l'est pas. Ce sont deux fonctions qu'il est bien sûr nécessaire d'articuler autant que faire se peut (par exemple dans la construction d'Etats de droit où la force est soumise aux règles juridiques), mais qui ne peuvent être assimilées l'une à l'autre. C'est pour les mêmes raisons, en sens inverse, qu'il est grave, au nom de compromis politiques ou économiques qui peuvent être fondés, d'abandonner le terrain du droit. Nous en avons un exemple avec le débat sur "les permis de polluer" qui sont aujourd'hui au cÏur des discussions sur les stratégies à conduire pour limiter les émissions de gaz carboniques dans l'atmosphère. On peut défendre l'hypothèse, qu'en l'état actuel du rapport de force international, il est impossible d'établir des règles contraignantes de gestion des quotas que nulle autorité mondiale ne serait en mesure de faire respecter et qu'il est donc préférable de négocier la proposition américaine de mettre sur le marché ces quotas. Dominique Voynet elle-même a fait une ouverture en ce sens à la conférence de Buenos Aires. Il est en revanche grave de laisser ce compromis politique devenir une base juridique. Le droit est là pour signifier l'existence d'un danger majeur qui pose la limite que la collectivité ne doit pas franchir : nul ne songerait à accepter le principe de "permis de tuer" ou de "droits de meurtre" sous prétexte que l'interdiction du crime n'empêche pas leur réalité. Pour la communauté humaine, il est essentiel de signifier symboliquement et juridiquement que, au-delà d'un seuil destructeur, la pollution de ressources vitales comme l'air et l'eau est interdite. Si l'on souhaite que le marché joue un rôle à la fois dissuasif et incitateur pour l'application de cette loi, il est préférable de revenir à la logique d'éco-taxes au profit d'un fonds de reconversion des industries polluantes, qui pourrait être géré par le programme de développement des Nations-Unies ou par l'Organisation mondiale de la santé (OMS).



Islamabad, 27 novembre. En accordant une aide économique de 5,5 milliards de dollars au Pakistan, le FMI, la Banque mondiale et la Banque asiatique de développement cherchent à sauver ce pays de la faillite. Même si la nouvelle n'a pas fait les gros titres de la presse, elle mérite d'être méditée par ceux qui, confondant l'économie et la météo, croient qu'après le cyclone de l'été le temps s'est remis au beau durablement pour les marchés financiers. En réalité, les rebonds boursiers sont aussi inquiétants que les chutes vertigineuses auxquelles nous avons assisté car ils manifestent autant d'irrationalité dans l'euphorie que dans la panique. Peut-on espérer que les responsables politiques internationaux qui commençaient à sortir de leur sommeil dogmatique libéral à la fin de l'été ne retombent pas dans une somnolence hivernale ?

Le temps est compté et les risques d'une spirale déflationniste mondiale nous montrent que le danger majeur n'est pas aujourd'hui l'inflation, mais le chômage et la récession. L'Europe doit utiliser l'atout de sa future monnaie unique pour proposer avec force une régulation financière internationale et un plan de relance mondial en faveur du développement. Ce ne sont pas les besoins qui manquent : qu'il s'agisse de l'accès à l'eau potable, du logement, de l'accès aux soins (95 % des malades du sida sont désormais dans les pays de l'ex-Tiers Monde), il existe des opportunités pour une relance économique mondiale massive. Quant au fameux retour sur investissement qui inquiète tant les investisseurs, il est ici évident : à chaque fois que l'on sauve un être humain et qu'on lui permet de vivre dignement, c'est aussi le potentiel créatif de cent milliards de neurones que l'on rend disponible. A l'heure de la mutation informationelle, c'est l'intelligence humaine qui constitue le meilleur facteur de production et d'innovation. Il serait temps d'appliquer ce raisonnement officiel des "managers en ressources humaines" aux six milliards d'êtres humains et pas seulement aux cadres dirigeants des entreprises performantes.

Potsdam, 1er décembre. A l'occasion du premier sommet franco-allemand après l'accession à la Chancellerie de Gerhard Schroder, une âpre discussion sur le financement de l'Europe se profile, l'Allemagne refusant l'ampleur de sa contribution au budget communautaire. Le problème est d'autant plus aigu que l'élargissement aura nécessairement un coût pour l'actuelle Europe des Quinze. Mais il est grave qu'une telle négociation s'ouvre sans véritable contenu politique. L'absence de débat réel sur le Traité d'Amsterdam, le manque d'ambition des propositions des gouvernements et l'atonie de la préparation des élections au Parlement européen commençaient à être sérieusement inquiétants.

Il est heureux que, sur le dernier point au moins, l'irruption de Daniel Cohn Bendit dans la campagne pour les élections européennes laisse espérer que le vote de juin 1999 devienne un véritable enjeu démocratique. La plupart des forces politiques françaises semblaient jusqu'ici réduire le débat à la formation de listes et à des négociations d'états-majors sans rapport direct avec la question européenne. Or l'Europe est, avec cette élection, confrontée à un défi majeur. Elle ne peut s'engager dans le processus d'élargissement sans une avancée politique et institutionelle qu'elle n'a pas réussi à atteindre jusqu'ici. La médiocrité du Traité d'Amsterdam est le résultat d'une méthode strictement intergouvernementale qui ne répond ni au déficit social, ni au déficit démocratique de l'Europe des Quinze. Sauf à abandonner toute volonté politique et à réduire l'Europe à une zone monétaire (l'euroland) doublée d'une zone de libre échange (une Europe élargie sans colonne vertébrale) il faut organiser fortement une relance et celle-ci passe par un Parlement européen qui exerce de véritables pouvoirs législatifs. Il est donc nécessaire que l'élection de ce parlement soit l'occasion d'un débat public de grande qualité et cesse d'envoyer à Strasbourg des députés de seconde zone. Il existe une chance historique réelle qui combinerait l'axe politique social-démocrate/écologistes avec la force civique et sociale qui s'est manifestée au cours de ces dernières années autour des nouveaux droits sociaux : marches européennes des chômeurs, manifestations pour les droits des sans abris et des sans papiers, création de mouvements pour la régulation des marchés financiers, etc. Ne laissons pas passer cette chance. Et bon vent à Dany si lui la comprend mieux que d'autres !