Développement durable et patrimoine commun

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Il est désormais entendu que l'économie est une activité de transformation de la nature qui peut entraîner des déséquilibres irréversibles, mettant en cause l'existence même de l'homme (raréfaction des ressources, pollutions globales...). Pour autant, la thermodynamique du non-équilibre1 a montré que des trajectoires soutenables de développement étaient possibles, autorisant des analyses qui ne se cantonnent pas au seul état stationnaire (croissance zéro). Toutefois, l'incertitude inhérente au fonctionnement même des systèmes complexes interdit de miser sur la seule innovation technologique et impose de garantir des conditions de développement qui limitent les tenants matériels de la croissance.

C'est dans un tel contexte, qui allie globalité, irréversibilité et incertitude, que les politiques environnementales doivent être définies, et ce au niveau international. Or la difficulté à évaluer les risques, la confrontation de stratégies et intérêts multiples, rendent délicat tout processus de décision. à ce titre, les conférences de Rio, Kyoto et récemment Buenos Aires offrent un véritable cas d'école. L'idée de quotas plus ou moins acceptée, la controverse porte désormais sur les moyens d'atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. En particulier, la question du bien-fondé de la mise en place généralisée d'un marché dit "des droits à polluer" est posée.

Si, comme le souligne Olivier Godard, un tel marché représente une solution pragmatique, économiquement argumentée (sous réserve de définition de règles de fonctionnement non contournables) et répondant à des enjeux stratégiques (sortie du tout nucléaire pour la France, souplesse d'action et renforcement des liens avec la Russie et le Japon pour les Etats-Unis...), il n'en reste pas moins que l'on persiste dans une approche économico-centrée. En contradiction avec la philosophie de Transversales, celle-ci semble mal adaptée pour autoriser à elle seule l'élargissement du débat aux questions d'éthique, de rapport à la consommation, d'équité (intra comme intergénérationnelle) et d'éducation qui apparaissent ici comme fondamentales.

Plus généralement, et pour reprendre le discours de Dominique Voynet à Buenos Aires, l'effort doit également (surtout) continuer à porter sur "l'engagement de nos sociétés d'abondance et de gaspillage dans un développement plus durable". Pour la ministre française de l'Aménagement du territoire et de l'environnement, il est urgent d'agir de manière coordonnée sur d'autres instruments que ceux de marché (normes, taxation, mécanismes de contrôle...), d'appliquer de véritables politiques de transfert de technologie vers les pays en voie de développement, tout en poursuivant les efforts menés au niveau national (amélioration des procédés industriels, politiques de consommation...). Malgré toutes les difficultés qui lui sont liées, cette approche reste plus que jamais nécessaire, ne serait-ce que pour contrer les attitudes consistant à réduire les éléments du patrimoine commun de l'humanité à leur seule dimension économique.Nous reviendrons bien entendu sur le sujet dans un prochain numéro.

Thierry TABOY

1. Cf. Sylvie Faucheux et Jean-François Noel, économie des ressources naturelles et de l'environnement, Armand Collin, 1995.



Effet de serre : la controverse sur l'échange international de quotas d'émission

Olivier GODARD - Economiste, directeur de recherche au CNRS.

La difficile mise sur pied d'un régime international de protection des climats de la planète a été marquée, depuis juillet 1996, par une controverse sur le rôle à conférer à des mécanismes d'échange international de quotas d'émission pour atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre imputés aux différents états participants. Proposition de bon sens permettant de minimiser les coûts, ou proposition scandaleuse permettant aux états les plus pollueurs d'échapper à leurs responsabilités, et au capitalisme contemporain d'absorber dans des rapports marchands un patrimoine commun qui devrait en être absolument protégé ?

Rares sont ceux qui en France résistent à la tentation d'aborder cette controverse en des termes purement idéologiques. A priori, sur ce terrain, les "marchés de droits à polluer", comme les appellent leurs détracteurs mais aussi, avec un sens certain de la provocation, certains de leurs zélateurs, ont tout contre eux aux yeux des Européens : la proposition a été formulée par les Etats-Unis, tout à la fois puissance économique dominante et plus gros pollueur de la planète ; l'idée même de marché suscite souvent de fortes réticences au sein des milieux écologistes, qui lui attribuent les atteintes à la nature, et dans les milieux tiers-mondistes qui y voient le vecteur inéluctable d'un impérialisme et d'une domination enfermant les pays du Sud dans le sous-développement. A lire certains commentaires, le marché porterait gravement atteinte au bien commun de l'humanité ou serait frappé d'immoralité !

Avant d'entrer dans la controverse, j'évoquerai d'abord comment on en est arrivé là. La discussion sur l'échange de quotas ne prend sens que parce que la communauté internationale a finalement décidé d'organiser son action autour de quotas d'émission juridiquement contraignants par pays, c'est-à-dire d'un rationnement physique. Or les émissions de gaz en question ne sont pas des polluants mineurs, émanant d'un nombre limité d'activités que la technologie pourrait résorber aisément. On touche à l'usage de l'énergie fossile (le pétrole, le charbon et le gaz), à la production agricole (élevage), à la déforestation ou à la fermentation des déchets organiques. Il s'agit en quelque sorte du "bruit de fond" de l'activité économique moderne.

L'intuition devrait suffire pour faire comprendre l'importance de la dimension économique du problème. L'enjeu dépasse en envergure ce que les responsables des politiques d'environnement ont l'habitude de traiter et disqualifie la paresse intellectuelle consistant à rechercher dans des précédents récents du droit international de l'environnement des modèles d'action tout prêts. Cependant, la discussion économique sur les permis négociables n'en épuise pas le sens : le cas de la France montre de façon exemplaire comment, dans le cadre du nouveau régime en vue, le libre commerce international des quotas d'émission serait une condition du maintien de la démocratie des choix énergétiques au sein de chaque pays.

De Rio (1992) à Buenos-Aires (1998)

Depuis qu'une Convention cadre sur les changements climatiques a été adoptée à Rio de Janeiro en juin 1992, l'activité diplomatique est demeurée intense. L'enjeu : trouver un accord sur l'ampleur et le calendrier de l'effort à engager durant le XXIème siècle. Cela ne pouvait pas se faire sans aborder en même temps la question du partage des efforts entre pays industriels et pays en développement et, pour les premiers, entre pays "gros pollueurs", comme les Etats-Unis et la Russie, et les "pollueurs modérés" comme la France et d'autres pays européens.

Différentes conférences jalonnent la mise en place du nouveau régime international. Celle de Kyoto en décembre 1997 a abouti à la définition d'objectifs quantifiés d'émission pour les seuls pays industriels (pays de l'OCDE, Russie, Ukraine et autres pays de l'Est) pour la période 2008-2012. Les pays en développement sont restés en dehors de cette approche au nom du principe de "responsabilités communes, mais différenciées" posé à Rio. Les objectifs fixés aux pays industriels assurent une réduction globale d'environ 5 % de leurs émissions par rapport au niveau de 1990, mais d'environ 25 à 30 % par rapport à leur trajectoire spontanée d'émissions.

Cette approche en termes de quotas est l'aboutissement logique des choix faits dès les négociations préparatoires à la conférence de Rio : l'Europe avait alors proposé à ses partenaires de l'OCDE qu'ils mettent en place chacun une taxe sur le carbone devant aboutir au bout de sept ans à un montant équivalent à 10 dollars le baril de pétrole. En dépit des avantages multiples de cette approche de la taxation nationale harmonisée (Godard, 1992 a et b), les protestations des milieux industriels gros consommateurs d'énergie se sont jointes à l'attitude habituelle de l'opinion américaine ("pas de taxes !") pour amener les gouvernements américain et japonais à refuser catégoriquement la proposition. L'approche par la taxation a été écartée. Restait donc l'approche par les quantités. La Convention-cadre adoptée à Rio a ainsi énoncé que les pays industriels feraient leur possible pour stabiliser leurs émissions vers 2000 au niveau de 1990. Le doigt était mis dans l'engrenage des quotas contraignants : s'apercevant que les bonnes intentions seraient sans grand effet sur les comportements et que l'objectif de Rio ne serait pas atteint par des pays comme les Etats-Unis, les conférences de Genève et Berlin ont frayé la voie à la négociation d'un protocole qui devait fixer des objectifs qui, cette fois, seraient juridiquement contraignants. Ce qui fut fait à Kyoto.

Cependant, à la demande expresse du gouvernement américain, Kyoto a également consacré la reconnaissance, au niveau des principes, de différents mécanismes dits de "flexibilité" pour faciliter l'atteinte des objectifs au moindre coût. Reposant principalement sur l'idée d'échange international de quotas d'émission, ces mécanismes autorisent les Etats à obtenir des crédits d'émission en finançant et réalisant des projets de réduction des émissions sur le territoire d'autres pays, avec le consentement de ces derniers, ou à bénéficier des efforts réalisés par d'autres, moyennant une libre transaction entre Etats.

La conférence de Buenos Aires qui s'est réunie durant la première quinzaine de novembre 1998 l'a bien montré, la perspective de ce nouveau type de commerce n'a pas cessé de susciter des résistances considérables. Elle se trouve au coeur des conflits entre les Parties en présence sur le double axe Nord-Sud et Transatlantique. L'idée de pouvoir acheter et vendre des quotas d'émission soulève à nouveaux frais des questions de base qui se posent pour le devenir du commerce mondial. Faut-il développer ou entraver les échanges de biens et services pour mettre l'économie mondiale sur les rails du développement durable ? La reconnaissance d'un patrimoine commun de l'humanité est-elle contradictoire avec le développement de ces nouveaux types de marchés ? Quelles sont les règles communes sur lesquelles toutes les Parties en présence devraient s'accorder pour mettre l'échange au service de l'efficacité économique sans créer des risques insupportables, risques de tricherie, risques systémiques ou risques de domination ? Que peut signifier la référence à l'équité et à la justice dans un contexte international encore démuni des institutions mondiales qui seraient requises pour "rendre la justice" et faire appliquer ses jugements, c'est-à-dire dans un contexte où chaque Etat est libre d'adhérer ou de ne pas adhérer au nouveau régime ?

Les Etats-Unis ont demandé que soit reconnue la possibilité de jouer librement de l'échange des quotas, y voyant la contrepartie indissociable de leur acceptation du principe de quotas contraignants ; ils ont par ailleurs constamment demandé que les pays en développement entrent dans le jeu, afin d'éviter des distorsions économiques et de garantir l'efficacité du régime par rapport à son objectif de préservation du climat. Les pays du Sud ont affirmé n'accepter aucun obstacle supplémentaire à leur développement et ne pas vouloir de plafonds d'émission contraignants. L'Union européenne aurait voulu des engagements forts des pays industriels sur un ensemble de politiques (normes techniques sur les consommations énergétiques, évolution des fiscalités et de la tarification des services énergétiques, etc.) et a manifesté jusqu'à l'automne 1998 la volonté de réduire à l'insignifiance la portée pratique des mécanismes de flexibilité instaurés par le Protocole de Kyoto. Sous l'impulsion des Allemands et des Autrichiens, auxquels les Français se sont ralliés, l'idée s'est imposée dans le camp européen qu'il fallait ajouter un plafond sur les échanges de quotas d'émission au plafonnement des émissions arrêté à Kyoto. Y a-t-il un moyen de voir clair dans cette cacophonie ?

Des objections mal fondées

L'échange de quotas d'émission serait-il immoral en portant atteinte à un patrimoine commun ? Avec l'échange de quotas d'émission, on a affaire à quelque chose qui est le contraire d'une privatisation de l'environnement. L'institution de quotas restreint le libre accès à un "bien commun", l'atmosphère, afin de pouvoir préserver un autre "bien commun", le climat de la planète. Partant d'une situation initiale de liberté complète des pollueurs et de droit illimité à polluer, les quotas délimitent certains droits d'usage (l'émission de polluants) de façon à pouvoir préserver à la fois le bien commun "climat" et le libre accès de tous, riches et pauvres, à ce bien commun (le climat n'est pas privatisé). Sur cette base, rendre échangeables ces quotas d'émission répond à un principe de flexibilité et d'efficacité économique qui ne remet pas en cause la signification première de l'instrument.

L'achat de crédits d'émissions aux pays en développement serait-il scandaleux ?

La possibilité d'échange la plus large prévue par le protocole de Kyoto ne concerne que les pays ayant accepté des objectifs quantifiés de réduction des émissions, c'est-à-dire les pays industriels entre eux. Cependant, le Mécanisme de Développement Propre (MDP) a été conçu pour associer pays industriels et pays en développement autour de la réalisation de projets particuliers, permettant en contrepartie aux pays investisseurs d'obtenir des crédits d'émission. Il s'agit là d'un mécanisme économique sensibilisant les entreprises du Sud aux émissions de CO2 résultant de leurs choix technologiques et économiques, ce qui correspond à l'objectif de la Convention que ces pays ont ratifiée, tout en les faisant bénéficier des ressources financières additionnelles requises. Cela pourrait donner lieu à des abus, mais un certain nombre de garanties ont été prévues : seuls les projets contribuant à un objectif de développement durable seront recevables, et ils devront avoir l'agrément des Parties concernées (état hôte et état financeur) ; le MDP est placé sous un contrôle multilatéral ; une partie des bénéfices du transfert de crédits d'émission doit revenir à l'institution multilatérale pour financer des aides aux pays pauvres particulièrement vulnérables.

De façon plus générale, il n'échappe à personne que les pays du Nord échangent avec les pays du Sud de nombreuses marchandises en dépit des imperfections de ces échanges. Loin de vouloir les interdire, les pays du Sud se plaignent du protectionnisme déguisé que seraient sur les marchés du Nord les normes sanitaires et environnementales. En dépit d'inégalités considérables, tous les pays de la planète trouvent aujourd'hui avantage à ce qu'existe un marché international des produits énergétiques comme le pétrole, le gaz et le charbon. Qui réclame son interdiction ? Y a-t-il des responsables pour défendre sur une base éthique l'idée d'une autarcie énergétique de chaque pays ? Or ce qui est ainsi échangé, c'est du carbone. Ce dernier ne change pas de statut moral ou métaphysique quand il se trouve dans des molécules de CO2 dont l'impact sur le climat de la planète est indépendant des lieux d'émission. La solution intelligente ne consiste pas à interdire ou limiter le commerce des quotas de CO2, mais à lui donner une organisation solide, avec des garanties de sécurité et d'équité d'accès pour tous les pays, et des règles communes pour empêcher certains états d'en profiter pour distordre la concurrence industrielle internationale.

La question des coûts de Kyoto

Les coûts en jeu dans la prévention du risque climatique sont importants et devront a priori être supportés durablement. Les évaluations économiques disponibles sur les coûts sectoriels des politiques de réduction des émissions indiquent que ces derniers pourraient représenter chaque année autour de 1 % du PIB pour le type d'objectifs retenus à Kyoto si les pays concernés devaient renoncer aux instruments de flexibilité. A s'en tenir à ce chiffre, cela signifierait dans le cas de la France que le coût annuel de la prévention du risque climatique aux alentours de 2010 pourrait être de l'ordre de 80 milliards de francs (Mds F). On peut proposer une autre estimation, plus modérée, en partant des scénarios énergétiques pour la France élaborés par le Commissariat général du plan (CGP, 1998) : dans le scénario médian S2, c'est 15 millions de tonnes de carbone (MtC) que la France émettrait en 2010 en excès de ses émissions de 1990 ; l'atteinte d'un objectif de - 8 % lui imposerait de trouver les moyens de réduire ses émissions de 25 MtC. Pour un coût moyen de 800 F/tonne, cela représenterait une dépense annuelle de 20 Mds F.

Si on laissait les mécanismes de flexibilité jouer pleinement pour mettre à profit les solutions de réduction des émissions les moins coûteuses, les coûts totaux pourraient être réduits au moins d'un facteur 3. Toujours dans le cas de la France, l'application directe de ce calcul aboutirait potentiellement à un gain annuel compris entre 13 et 50 MdsF.

Par ailleurs, si les politiques nationales utilisaient des instruments capables de mobiliser les actions à moindre coût et de réaliser ce qu'on appelle une "réforme fiscale écologique" (OCDE, 1997), l'effet macroéconomique positif qui en résulterait (plus de créations d'emplois, gain de croissance économique par rapport à des politiques à base de contraintes réglementaires) pourrait atténuer le poids des coûts sectoriels des réductions d'émissions. Ces stratégies de "double dividende"(Bureau et Hourcade, 1998) représentent une chance pour arrimer les enjeux à long terme du climat à la solution de problèmes plus immédiats comme le chômage.

Cependant une mise en place irréfléchie des permis négociables sans une harmonisation internationale suffisante des règles du jeu pourrait ruiner l'obtention de ce double dividende, du fait des craintes sur la compétitivité industrielle. C'est d'ailleurs ce qu'attendent certains milieux industriels des permis négociables : rendre définitivement caducs tous les projets d'éco-fiscalité. La voie est donc étroite pour à la fois organiser la flexibilité par le commerce des émissions et préserver la possibilité politique des états d'entreprendre une réforme fiscale écologique.

Des enjeux pour la démocratie des choix techniques : l'équation nucléaire

Au-delà de la question des coûts, les permis négociables représentent un outil essentiel de flexibilité stratégique dans les choix énergétiques de chaque pays. En effet, le caractère arbitraire de la répartition des quotas décidée à Kyoto et le rôle central donné à l'année 1990 font potentiellement de ce régime un carcan très contraignant. Cela est particulièrement vrai pour tous les pays qui ont donné une place importante à la production nucléaire d'électricité dès avant 1990.

Si la communauté internationale s'en tenait, au-delà de 2012, à une approche rigide des quotas et si chaque pays industriel continuait à se voir attribuer des quotas non croissants par rapport à 1990, aucun pays n'aurait plus la possibilité de modifier sensiblement sa politique énergétique dans un sens impliquant davantage d'émissions, même s'il mobilisait les techniques les plus efficaces. En particulier, les pays nucléaires comme la Suède, la Suisse, la France ou le Japon pourraient être placés dans la quasi-impossibilité de reconsidérer leur engagement dans cette filière lorsque les centrales existantes devront être déclassées : pour continuer à respecter leurs quotas, il leur faudrait nolens volens remplacer du nucléaire par du nucléaire.

Le cas de la France est particulièrement parlant (Godard, 1998b) : le parc électronucléaire existant y assurait en 1995 plus de 75 % de la production électrique ; ce parc pourrait commencer à être remplacé à partir de 2007 ou de 2017 selon la durée de vie des centrales qui sera admise par les autorités de sûreté (trente ans, quarante ans, davantage ?). Pour sortir du nucléaire en recourant à des turbines à gaz à cycle combiné, solution la plus compétitive, la France aurait besoin d'une marge d'émissions supplémentaires d'au moins 30 MtC à l'horizon 2020, soit près de 30 % des émissions de 1990, soit encore un ordre de grandeur de plus que la marge discutée au sein de l'Union européenne (2,5 %) en vue de la Conférence de Buenos Aires !

L'alternative pourrait consister à rechercher dans les autres secteurs les réductions qui compenseraient les accroissements d'émission du secteur électrique. Or, ces secteurs auraient déjà dû contenir la croissance de leurs propres émissions. Ainsi, en dépit des progrès annoncés pour 2008 par les constructeurs automobiles européens pour les consommations unitaires des voitures automobiles, aucun scénario du Plan ne fait apparaître une baisse des émissions totales du secteur des transports, qui pourrait représenter à lui seul en 2010 environ 45 % des émissions totales de CO2 du pays. En fait, pour compenser la sortie du nucléaire, il faudrait d'ici 2020 supprimer la totalité des émissions des véhicules routiers autres que les camions ou davantage que la totalité des émissions du secteur industriel ! Réaliste ?

La question stratégique posée par les permis négociables est ainsi de savoir s'il faut en priorité préserver la capacité future des peuples à choisir leur avenir énergétique ou si l'on décide de lier par avance le destin énergétique de chaque pays à la structure contingente de sa production électrique de l'année 1990. Si la deuxième réponse devait l'emporter, il serait légitime de s'interroger sur le sérieux des discours sur la maîtrise démocratique des choix de développement et sur le rôle nécessaire des débats publics et des procédures participatives.

Les pensées alternatives ou critiques sur le développement butent souvent sur deux questions : quelle place donner au marché ? quel mécanisme économique pourrait prendre sa place là où l'on ne veut pas de lui ? Bien souvent, ces questions restent sans réponse, l'absence de contenu économique renvoyant ces pensées aux catalogues des voeux pieux ou de la dénonciation stérile. Les enjeux du régime naissant de protection du climat montrent au contraire que les alternatives ont à se construire, non dans le refus général du marché, mais dans son organisation. Les références au patrimoine commun de l'humanité et à l'équité internationale ont à informer les règles du jeu marchand, pas à signifier son éviction lorsque la relation d'échange permet tout à la fois le déploiement d'un principe d'efficacité économique dans l'emploi de ressources rares, un transfert de ressources et de technologies au service du développement durable des pays du Sud, et une démocratie des grands choix techniques.

Références bibliographiques

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Godard, O. et Henry, C. (1998), "Les instruments des politiques internationales de l'environnement : la prévention du risque climatique et les mécanismes de permis négociables", in Conseil d'analyse économique.- Fiscalité de l'environnement. Paris, la Documentation française.
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