Chronique du Sens

André PARINAUD - "La grande aventure de la pensée vivante"
Entretien avec René LENOIR

Rien ne sera plus comme avant. Nous vivons le temps des contradictions fondamentales. "Nous nous sommes trompés de progrès". René Lenoir remet en cause par une critique, inspirée par une existence de haute responsabilité1, Les Repères pour les hommes d'aujourd'hui2, qui subsistent dans notre société en crise. Il ouvre le procès de notre évolution pour en dégager les chances nouvelles. Grand témoin, il veut dire le vrai en exposant le dossier complexe des vérités de la cité mondiale qui s'esquisse, au-delà des impératifs économiques qui tentent de nous conditionner. Quelle stratégie planétaire peut naître et pour quelle liberté ? Quelle dignité dans un monde de dix milliards d'hommes ? Quel élan peut nous guider pour cette exploration dans le territoire du Sens ? René Lenoir confirme les intentions de sa démarche : "Dans toute recherche, toute action, n'y a-t-il pas du jeu, aux trois sens du terme : plaisir, espace et risque ? Sans ce jeu, tout ne serait-il pas donné d'avance et pour toujours ?". Vaine serait alors notre quête de beauté, de justice et de sens. Toute quête est aventure.

Entretien

André Parinaud : Au départ de votre quête, si l'on recherche la clé de votre philosophie, on peut énoncer votre conviction que l'homme est "un résonateur de l'univers", qui doit apprendre à "habiter son corps", à sentir et à méditer sa connivence avec le monde.

René Lenoir : Complétons, avec cette observation de Camus : "L'homme est la seule créature qui refuse d'être ce qu'elle est", en considérant que le sacré est devenu une dimension permanente de la conscience. Nous sommes nécessairement accordés au temps cosmique par notre corps, mais, aussi, au temps humain et à la tyrannie de l'instantané de l'actualité. Et notre interrogation, aujourd'hui, sur "la fin des temps" est une remise en cause du "progrès" qui a soutenu l'espoir occidental depuis le XVIIIème siècle. Nous savons pertinemment qu'il n'est plus possible de traiter de gestion sociale à la manière de Platon et de Montesquieu. Nous sommes entrés, et, notamment, avec la science, dans la voie de l'universalité, mais nous devons être convaincus qu'il va nous falloir réfuter l'uniformité des théories et notamment les dominantes économiques. Il va nous falloir affirmer notre volonté pour trouver une voie qui sera notre espoir.

"Je suis un corps"

A.P. : La source de votre attitude philosophique semble être définie par cette observation : rompre l'isolement d'un être, c'est libérer ses forces créatrices. "Peut-on vivre et "naître à personne", pas même à soi ?", interrogez-vous. Vous condamnez toute société qui accepte qu'une partie des individus puisse être considérée comme "inutile au monde" Vous condamnez toute pédagogie qui développe des "réflexes d'emmurés", le mal d'isolement, car vous croyez fondamentalement aux potentialités cachées de l'être qui doivent émerger si "un message libérateur les désenchaîne".

R.L. : Je crois que le corps est un langage, que toute communication passe d'abord par le corps. Ne dites pas : j'ai un corps, mais : je suis un corps. Il nous faut connaître chaque partie et chaque fonction du corps et lutter contre tout "complexe" qui vit en nous indépendamment de nous, un occupant, un squatter, les Grecs disaient "un démon". La première vérité à proclamer, c'est : "habite ton corps". C'est à partir de lui que l'on découvre la fondamentale vérité que le vivant a un sens, et tous les signes multiples que l'univers nous envoie. Il faut bien constater que la plupart des hommes sont étrangers au monde et à la vie, et tout particulièrement l'homme formé par l'enseignement occidental, avec son intellect qui différencie, distingue, découpe. En accédant à la compréhension des lois particulières, l'univers a perdu trop souvent sa signification globale. Oui, je suis intimement persuadé que l'homme est un "résonateur de l'univers" - comme un diapason. La nature préfère la résonance à la dissociation, elle favorise l'accord aux dépens du désaccord. Je citerai un grand scientifique, Marcel Jousse qui, évoquant les civilisations amérindiennes, fait le constat que notre vocabulaire "passe-partout", laisse "passer la vie" à travers ses mailles et ne nous permet plus de comprendre l'expression vivante qui joue en fonction du réel. Or nous savons que le cosmos nous a enfantés et c'est à partir de cette filiation, par le chant, le théâtre et la danse, que nous guérissons les hommes du mal d'isolement et que nous pouvons libérer la force créatrice endormie. Tel est le sens du vrai langage.

Le hasard est hautement improbable

A.P. : Que dire lorsque, comme Camus, on constate que "l'absurde naît de la confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde... et que, dans un univers privé d'illusions et de lumière, l'homme se sent un étranger" ?

R. L. : Le véritable absurde est d'opposer la raison à la création. Camus parle aussi du principe d'une "culpabilité raisonnable", culpabilité vis-à-vis de qui ? Des générations passées, des générations à venir, de Dieu ? Le pire des maux est la solitude. Les hommes ensemble peuvent la dépasser et la dominer. On peut remplacer "Dieu" par "Univers" et concevoir que la Raison s'accorde au Réel dont elle est issue. Nous revenons à la vie, au formidable élan qui organise la matière, toujours dans le même sens, celui de l'interdépendance croissante des parties du vivant qui lutte contre l'entropie universelle et dont jamais le sens de la marche ne s'inverse. L'être vivant accroit le flux d'informations reçues, l'enrichit et élève son niveau d'organisation. Cet élan traduit un sens et, si l'on considère le réglage parfait qui a permis d'aboutir à la vie et à la conscience, le hasard apparaît comme une hypothèse hautement improbable, justement parce que, dans notre univers terrestre, comme l'a écrit Hubert Reeves, "la liste est vraiment bien longue de ces cooncidences miraculeuses nécessaires pour que le hasard apparaisse". Le hasard n'est pas le seul joueur, il est complice. Nous allons sans cesse vers plus de complexité et une source quasi inépuisable de variations. Ni Darwin, ni de Vries, ni Lamarck, c'est-à-dire trois théories non compatibles entre elles, et qui font appel au pur hasard, ne donnent la version suffisante de cette situation d'organisme complexe que représente le vivant. Seul Ilya Prigogine nous montre comment les systèmes par fluctuation, à leur marge, basculent vers d'autres systèmes plus complexes et ouvrent la vie à l'invention et à la complexité. La durée irréversible est au coeur de notre expérience sensible comme les rapports énergie et entropie, ordre et désordre, et nous avons un champ illimité de créativité.

L'idée d'une vérité intangible est cassée

A18 ans, mon père me mit entre les mains un livre de Pierre Rousseau, La conquête de la science, qui m'initia à la théorie des quanta, à la mécanique ondulatoire et au principe d'incertitude, me montrant que la science évolue et gravite autour d'un axe nouveau. Prigogine m'a confirmé que l'irréversibilité était au coeur du réel et que la durée était dans le tout. Nous savons que l'imprévisibilité des phénomènes est désormais notre règle. Comme le souligne François Jacob, l'idée d'une vérité intangible et éternelle est désormais cassée, et ce n'est peut-être pas l'un des moindres titres de gloire de la démarche scientifique.

A. P. : A partir de ces bases philosophiques, comment fixer les axes du Sens de nos sociétés ? Par exemple, le rôle de la révolution informationnelle qui, à la fin du XXe siècle, prend le relais de la révolution énergétique du début du néolithique. S'agit-il d'une mutation ? Nous avons connu la chasse et la pêche, l'agraire, le commerce, la machine. Les hommes sont-ils à l'aube d'une autre mutation : que feront les hommes quand ils n'auront plus d'objets à fabriquer ? L'informatisation est-elle la réponse ?

R. L. : Je serai très prudent. Il y a d'une part, la culture et le système. Au niveau de l'échange et des effets de dix milliards de cerveaux concernés, qui peut savoir quelle richesse culturelle, quelle synergie se dégageront ? Quels seront la prise de conscience de ces cerveaux, leur rapport à l'univers et leurs nouvelles connaissances ? L'instrument est prodigieux, mais nous n'avons pas tiré toutes les conséquences de ses applications. La "virtualité" elle-même est devenue une force dont il nous faut apprécier les perspectives. Un formidable réseau se met en place avec d'étonnants effets pratiques, influençant tous les comportements, au même titre que le développement du téléphone portable et les satellites de communication. Je crois que nous vivons la prophétie de Paul Valéry : "C'est la fin du monde fini qui commence". Méditons également cette réflexion de Wittgenstein pour apprécier la relation de l'informatisation et de l'être humain : "La solution du problème de la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème". Nous sommes à la veille d'une mutation.

La croissance : une transition

A.P. : Croyez-vous que les effets étonnants enregistrés dans le domaine de l'économie, comme la création d'un marché unique prévisible, soient une conséquence de l'informatisation au niveau de la mondialisation ? Peut-on remettre en cause le principe de la "croissance à tout prix" ?

R.L. : La croissance à tout prix n'est qu'une transition et je dirais, en forçant un peu la note, que les crises sont bénéfiques qui nous révèlent l'absurdité de certaines positions. Lorsqu'un pays du Tiers-Monde annonce 63 milliards de dollars de dettes, les questions "comment a-t-on pu soutenir une telle politique ?", "Comment continuera-t-on à l'entretenir ?" "Où commencent les placements légitimes ?" ne manquent pas de se poser. Nous allons vers d'autres règles de concurrence, d'autres contrôles. Nous devons introduire le "long terme" sur le marché, ce qui sera une révolution, mais aussi le monopole de la "contrainte légitime" dans le domaine public. Nous allons devoir changer le statut des institutions mondiales, qui ont à gérer la complexité et la lutte contre toutes les corruptions ; nous devons considérer la réalité de la pauvreté de populations entières sur la planète ; définir une charte de la responsabilité ; intensifier la lutte contre l'analphabétisme, au même titre que le principe du développement de l'économie populaire locale. Le développement économique et social ne peut être éthiquement neutre. Il faut redistribuer au sein des nations et entre les nations. La prospérité vient d'abord de la justice.

L'universel contre l'uniformité

A.P. : Quelles valeurs sont alors fondamentales à un grand programme de mondialisation culturelle ?

R. L. : D'abord, ne pas se payer de mots et faire cesser la croissance continue des inégalités qui, depuis un quart de siècle, devient un fléau entre les pays comme à l'intérieur de chaque société. Cet élan, comme les décisions qui en découlent, implique le reste. Je crois que la mondialisation anarchique n'est ni inévitable, ni nécessaire, ni souhaitable. Il va nous falloir apprendre à "planter" le "local" dans l'universel, c'est-à-dire que l'espace laissé libre par la relative contraction de l'Etat doit être récupéré non par le "marché", mais par les citoyens dans leur mouvement spontané. Je le répète, l'universel n'est pas l'uniformité. Les gestes et l'environnement de la vie quotidienne sont des repères indispensables aux hommes. Le "laisser-faire" n'est pas de mise, l'économie libérale ne fonctionne bien que balisée et régulée. Le principe d'intervention basé sur une charte internationale, comme l'affirmation des Devoirs de l'Homme, doit s'appliquer à tous les niveaux de l'autorité des Etats, c'est-à-dire du collectif.

A. P. : Les degrés de votre confiance dans l'avenir ?

R.L. : L'espèce humaine est seule capable de penser l'avenir. Elle fait émerger une conscience universelle qui aboutira aux définitions d'une éthique commune de la vie économique, à des règles interventionnistes des autorités internationales. Le commerce des armes jugulé sera un critère. C'est notre liberté de pensée qui sera notre meilleur guide du Sens. Et pour mieux initier notre corps, j'énoncerai ce conseil : nous portons en nous un monde inconnu et seules les plus sublimes musiques peuvent nous le laisser entrevoir. Ecoutons-les.



1. René Lenoir est Président de l'Union Nationale Inter-Fédérale des Organismes Privés, Sanitaires et Sociaux. Il fut (1974-1978) Secrétaire d'Etat à l'Action Sociale. Ancien Directeur de l'E.N.A., plusieurs fois chargé de missions d'études dans le Tiers Monde. Aujourd'hui chargé de mission auprès du Président de la République. Auteur de Les cerisiers d'Ighil et Le Tiers Monde peut se nourrir. Est l'inventeur, au milieu des années 70, du concept d'exclus.
2. René Lenoir, Repères pour les hommes d'aujourd'hui, Fayard, 1998.