Génétique et patrimoine commun

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L'impact des biosciences et des biotechnologies sur la société se traduit en particulier par l'émergence de l'alternative suivante : le contrat privé va-t-il déstabiliser le contrat social au point de l'emporter sur lui, ou le contrat social va-t-il s'approfondir en faisant toute sa place au contrat privé ?

En ce sens, on assiste à un nouveau "culte du privé", qui se compose de deux réalités :
- la mise à jour des composantes polymorphiques de chaque individu au nom de la lutte contre les maladies génétiques ;
- la naissance d'un droit de l'individu le "mieux" doté sur le plan génétique.

Les forces qui s'opposent à cette dérive : sur le plan théorique, la doctrine du "patrimoine commun de l'humanité", sur le plan pratico-juridique, voire exécutif, la lente émergence d'instances supra-nationales.

Outre le partage de la science (co-production du savoir, éducation... ), ce qui est désormais en question, c'est la constitution d'un politique qui ait conscience de la force qu'il représente.

G. H.




La génomique a-t-elle des limites ?

Gérard HUBER *

* Docteur en psychopathologie clinique et psychanalyse.
Ce texte est l'adaptation d'une communication donnée dans le cadre du colloque "Le Génome en Devenir" (Chancellerie des Universités de Paris, le 25 novembre 1998).


Pour la psychanalyse, la question des limites est une question essentielle. Comment se pose-t-elle dans le contexte des pratiques d'intervention sur les génomes de l'organisme humain ? Ces dernières années, la réflexion s'est placée d'elle-même sous la dépendance de la course de vitesse entre génétique et droit : le droit tente de combler le "vide juridique", créé par les nouvelles situations de fait issues du développement de la biologie moléculaire et de la biologie de la reproduction.

Plusieurs avancées se font jour de part et d'autre. Ainsi, l'analyse du génome humain devrait être "achevée" entre 2001 et 2005. Quant à la reproductique, elle multiplie les techniques de fécondation in vitro, assistant la constitution procréative de génomes d'individus, lorsqu'elle ne s'emploie pas à décider de leur constitution par clonage.

C'est pourquoi la convergence de ces deux biotechnologies est devenue le souci majeur de tous ceux qui veulent comprendre la signification de ce que l'on fait aujourd'hui, et de ce que l'on fera demain, en matière de manipulation des génomes de l'organisme humain.

Ces dernières années, on a vu apparaître un nouveau terme : celui de génomique. Habituellement utilisé pour décrire des niveaux de connaissance qui ne sont référés qu'à l'analyse du génome humain, on peut étendre son champ de signification à trois niveaux de réalité différents.

  • Le premier désigne le substratum génique présent dans l'organisme humain, depuis les macromolécules jusqu'aux neurones. C'est un niveau de réalité physico-chimique. Comme l'on sait, pour la biologie, il n'existe pas de génome humain commun à tous les individus ; il existe autant de génomes humains que d'individus. Ainsi l'expression renvoie à une métaphore, une entité qui n'existe que dans le fantasme, parce qu'elle est inaccessible par la science dite positive.

  • Le deuxième nomme l'instrumentation conceptuelle et technique que suppose la convergence de la biologie moléculaire, du génie génétique, de la bio-informatique et de la robotique. C'est un niveau de réalité en recherche fondamentale et appliquée sur le génome humain. Les génomes sont appréhendés comme des ensembles signifiants, que l'on découvre, décrit, compare et classe, mais qu'actuellement l'on ne comprend pas.

  • Le troisième est génothérapique. Les exemples les plus connus en sont la thérapie génique et la thérapie clonique. C'est le niveau de l'expérimentation biomédicale. Le mot thérapie est trompeur. Il convient de parler de traitement expérimental. Encore, certains traitements sont-ils refusés là et admis ailleurs. Je pense, bien entendu, à ce qu'il est convenu d'appeler "thérapie germinale", appellation d'autant plus curieuse que si c'est une thérapie, il n'y a pas lieu de l'interdire, et que si elle est interdite, c'est qu'elle n'est pas thérapeutique mais expérimentale et nuisible. Je pense également à la thérapeutique de la stérilité, que l'on se refuse, en France et en Europe, à développer par recours au "clonage reproductif" (appellation également très étrange, puisque le clonage est reproductif par essence), tandis qu'il est autorisé dans certains Etats des Etats-Unis ou en Israel. A propos du clonage, il faut d'ores et déjà mentionner une confusion, puisque, bien souvent, le clonage par division embryonnaire est autorisé de fait, puisque pratiqué dans le cadre de la procréation assistée, comme moyen pour augmenter le taux de réussite de la fécondation in vitro (FIV).

    Définissant la génomique comme l'art d'accommoder les génomes, je pense donc que la nouvelle période qui vient se caractérise par la multiplication d'exploits techniques de plus en plus nombreux, et réclame plus que jamais l'élaboration d'une théorie de la signification nous permettant de comprendre ce que l'on fait en matière d'accommodement des génomes.

    Acides nucléiques et souvenirs, désirs et protéines

    Dans son ouvrage La souris, la mouche et l'homme, François Jacob aborde ainsi la question des limites de la connaissance des génomes : "Nous sommes un redoutable mélange d'acides nucléiques et de souvenirs, de désirs et de protéines. Le siècle qui se termine s'est beaucoup occupé d'acides nucléiques et de protéines. Le suivant va se concentrer sur les souvenirs et les désirs. Saura-t-il résoudre ces questions ?".

    Cette proposition ne concerne pas que les désirs et les souvenirs qui prévaudront au cours du XXIème siècle, lorsqu'il s'agira, pour la biologie, de choisir de nouvelles voies pour recréer la nature, notamment celle de l'homme. Elle concerne également les voies d'accès vers la connaissance et la compréhension actuelle de ce mélange de chimie et de représentations de représentations qu'est l'homme.

    Comment ça marche ensemble, des acides nucléiques et des souvenirs, des protéines et des désirs ? Peut-on raisonnablement espérer que l'on fera fonctionner l'ADN-médicament un jour, sans avoir commencé à répondre à cette question ?

    Ce qui est particulièrement intéressant dans la problématisation de la question que François Jacob nous convie à étudier, c'est que, d'une part, il ne mentionne pas que la lumière pourrait nous venir de la génétique moléculaire du cerveau ou des neurosciences, et que, d'autre part, il nefait aucune référence à la science qui observe et analyse les souvenirs et les désirs,

    Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, le test génétique est devenu un passeport pour la protection sociale et l'assurance-vie. Cela se passe en Grande-Bretagne, sous les auspices d'un gouvernement de gauche1. Si, à l'heure actuelle, le régime de protection sociale met la France à l'abri de ce type d'évolution inégalitaire, le régime d'assurance-vie pourrait bien être réélaboré dans un proche avenir, malgré le moratoire de cinq ans qu'ont décidé les assurances.

    Dans le domaine de la brevétisation des gènes, qui n'ouvre certes pas la porte à leur appropriation, mais bel et bien à celle de leurs propriétés, les multinationales disposent chaque jour un peu plus d'un pouvoir de contrôle génétique sur l'individu.

    1. The Lancet, novembre 1998, vol. 352, n°9140. Cette information a été commentée par A. Boué lors du colloque "Le Génome en devenir", qui a eu lieu le 25 novembre, à la Chancellerie des Universités de Paris. J. Attali a notamment attiré l'attention sur la dialectique contrat privé/contrat public ; G. Teboul a posé la question d'un droit naissant, à propos de la Déclaration Universelle sur le Génome Humain et les droits de l'Homme (Unesco, 1997).


    depuis un siècle : la psychanalyse.

    Récemment, le Nuffield Council on Bioethics a publié une étude sur "Mental disorders and genetics, the ethical context", dans laquelle il conclut que l'attrait de la génétique moléculaire du cerveau tient autant à ce qu'elle identifie qu'au fait que notre compréhension du fonctionnement normal du cerveau demeure très limitée.

    Il est vrai que, sans que leurs fonctions soient connues, de plus en plus de nouveaux gènes, parmi les 50 000, qui s'expriment dans le cerveau, sont chaque jour découverts. C'est ainsi que l'identification du gène et la nature de la mutation a pu être réalisée dans les affections monogéniques, telles que la chorée de Huntington. Par ailleurs, un inventaire foisonnant de molécules interagissant en cascades permet de croire que les substrats fonctionnels et moléculaires du plaisir, de la souffrance, de la dépendance, de la mémoire et de la formation de cartes cognitives sont déjà identifiés. Mais ces découvertes sont encore loin d'aider à la compréhension et à l'amélioration du fonctionnement cérébro-psychique des personnes qui souffrent d'une pathologie mentale.

    En effet, la génétique moléculaire du cerveau et les neurosciences ont affaire à un fonctionnement génétique et neuro-synaptique qui s'exprime sous la forme de représentations de représentations subjectives, et pas seulement de cartographies objectives des tracés physico-chimiques des gènes. Ces représentations de représentations sont des signaux complexes de sens non seulement écrits, comme des traces, mais auto-représentés dans les termes du langage, de la mémoire et du désir.

    Si Sigmund Freud a pu affirmer que non seulement la psychanalyse ne changeait rien au processus d'acquisition de la connaissance et de la compréhension scientifiques, à savoir la méthode objective, et s'il a pu annoncer que la biologie future résoudrait une grande partie des questions auxquelles il avait apporté des réponses "transitoires", force est de reconnaître que la récolte biologique a été maigre : ni la génétique moléculaire du cerveau ni les neurosciences n'ont été en mesure d'apporter une compréhension nouvelle de l'interaction des souvenirs et des désirs avec le fonctionnement du cerveau et du génome.

    Les observations et les thérapies de type psychanalytique, fondées sur l'interprétation des souvenirs et des désirs, trouvent également leurs limites, dès lors qu'elles s'adressent à des patients dont le trouble s'enracine profondément dans un événement survenu lors d'une période sensible de la constitution et du développement (vie foetale, naissance, trauma infantile...) du cerveau et du génome.

    "Longtemps, on a prétendu comprendre comment fonctionnaient les choses. On a simplement raconté des histoires pour boucher des trous. Maintenant qu'on a commencé à étudier sérieusement la nature, on se met à réaliser l'ampleur des questions" (François Jacob). Il nous faut donc fonder un nouvel esprit scientifique, qui s'affronte à la question du "redoutable mélange". Car cette limitation ne concerne pas que les acides nucléiques et les protéines qui s'expriment dans le cerveau. Les désirs et les souvenirs sont également présents dans l'expression des 20 000 autres gènes, qui s'expriment dans les autres organes que le cerveau.

    C'est d'ailleurs une des raisons pour que le télescopage du génome avec l'environnement, qui n'est plus rationnellement contesté par personne, soit signifiant pour le génome, puisque, s'il ne faisait l'objet d'aucun souvenir, ni d'aucune attraction ou répulsion, le génome n'en tiendrait aucun compte. C'est l'idée même de la fonction du gène qui se trouve au coeur du changement. La fonction telle qu'elle est comprise à l'époque du séquençage et de l'analyse du génome humain ne sera pas la même que celle qui sera comprise à l'époque de l'analyse de la signification physiologique et globalisante du gène. Cela est dû à la réalité temporelle et historique qui affecte la biologie, comme l'a souligné Ernst Mayr, dans L'Histoire de la Biologie, d'abord et avant tout parce que les gènes sont eux-mêmes une réalité historique. (...)

    Le langage de la biologie moderne est notamment hérité de celui de la cybernétique. Mais il doit se hisser à la hauteur de la dimension temporelle et historique, s'il veut commencer à décrire ce qui relève de la signification et de la fonction des gènes. La science de l'historicité du langage, du désir et de la mémoire doit entrer dans la génomique.

    Les aspects scientistes, juridiques et industriels du développement de l'accommodement des génomes

    Le génome est toujours en devenir ; il se modifie sans cesse, par recombinaisons, et, pour le génome humain, chaque fois qu'un individu est procréé ; à mesure que s'accroissent les niveaux de complexité (par exemple du génome au zygote, à la vie foetale, infantile puis adulte, ou le long de l'échelle de l'évolution des espèces), le génome de l'organisme humain entre en interaction avec des données environnementales.

    Nous devons donc admettre que le gène, comme le génome, est une réalité relationnelle et interactive, une de ces réalités que l'on ne peut isoler à volonté, sans perdre ce qu'il contient de référence déterminante au désir et à la mémoire auxquels il se mélange.

    Or toute la pratique de la génomique et son encadrement juridique vont dans le sens de cet isolement. On pourrait multiplier les exemples qui montrent que, le plus souvent, les biologistes considèrent le génome comme un monde clos, composé d'une pluralité de mondes clos, abritant eux-mêmes des mondes clos, qu'il s'agit d'inventorier, de cataloguer, puis de comparer, et de classer, et qu'ils tiennent la connaissance pour une vue d'ensemble sur ces mondes, sans jamais se poser la question de ce qui de cette vue d'ensemble change, lorsqu'il y a passage d'une clôture à une autre. Cette conception de la fin domine les textes juridiques qui visent à protéger les inventions biotechnologiques. En effet, la Directive 98/44/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 juillet 1998, dont beaucoup se réjouissent, puisqu'elle limite la brevetabilité du vivant, est, en réalité, un pas en avant considérable franchi dans cette brevetabilité, le vivant étant conçu comme un ensemble de fins que l'on peut isoler à volonté.

    En effet, ce qui est brevetable, c'est "la matière biologique isolée de son environnement naturel ou produite à l'aide d'un procédé technique", dans la mesure où cela lui confère le statut d'une invention, même lorsqu'elle préexistait à l'état naturel. Ainsi, une découverte peut devenir une invention, à la condition expresse qu'on puisse donner à croire qu'elle est d'autant plus un monde clos, qu'on peut la produire techniquement. La limite qui n'est pas franchie est celle du in vivo. On ne peut pas breveter une matière biologique in vivo. Mais, ce n'est pas la conception du gène-monde clos qui s'y oppose, seulement l'interdit de l'appropriation du corps humain.

    Paradoxalement, le gène isolé et breveté, devenu donc source de profit, n'est pas considéré comme un objet d'appropriation. Ce déni de réalité va désormais devenir organisateur de la stratégie de brevètisation des gènes, comme le montre le conflit entre RPR Gencell et Shering Plough, qui revendique les droits mondiaux exclusifs sur le gène P 53, après la reprise de la firme Canji en 1995 (Le Monde du 7/10/98). Bien plus, lorsque des milliers de gènes seront brevetés, ce sont des milliers de gènes qui deviendront "objets d'appropriation". (...)

    Cette anticipation nous conduit à une autre réflexion sur la protection juridique de l'intégrité de l'espèce humaine. On fait le pari que ces milliers d'actes d'isolement de gènes n'aboutiront jamais à aucune atteinte à cette intégrité. Or, nous le savons bien, les lois de l'environnement naturel du gène isolé n'en continuent pas moins de fonctionner, au stade de son isolement comme lors de son introduction dans le génome après modification, surtout les lois que nous ignorons, comme le prouvent les échecs actuels de la thérapie génique. Ces échecs plaident pour que rien ne soit fait sans tenir compte de la connaissance et de la compréhension des lois qui expliquent la différence entre ce qu'est un gène dans son environnement naturel et ce qu'il est, quand il est isolé de celui-ci.

    Conscient du risque majeur dû à la décision d'accommoder les génomes, le législateur mesure l'ampleur éthique des enjeux, et refuse de se laisser dépasser par les faits. D'où l'existence d'une législation qui, en France, a d'ores et déjà interdit ce qu'elle appelle l'"atteinte à l'intégrité de l'espèce humaine". Un geste technique est identifié et actuellement prohibé : la "thérapie génique germinale" ; un autre le sera bientôt, et l'est d'ores et déjà au niveau du Conseil de l'Europe : le "clonage reproductif".

    La simplicité du raisonnement qui pose l'intégrité de l'espèce humaine laisse perplexe. En effet, comment figer ce qui est en devenir ? Parménide et Héraclite, philosophes grecs de l'être et du devenir, doivent se retourner dans leur tombe. Existe-t-il un devenir génétiquement correct que nous pourrions fixer ? Et si oui, cela ne signifie-t-il pas que nous le connaissons déjà dans son essence, que nous le comprenons tel qu'en lui-même le devenir le change ? (...)

    Bien plus, si les mots ont un sens, lorsque le droit interdit toute atteinte à l'intégrité de l'espèce humaine, il se réfère bel et bien à un devenir génétiquement correct du génome humain. Autrement dit, il saurait comment le génome de l'espèce humaine doit biologiquement devenir. Et si ce n'est pas sur le plan biologique, c'est sur le plan symbolique. Il se réfère, alors, aux pratiques symboliques du génome, au nom d'un devenir symboliquement correct du génome humain. C'est d'ailleurs en ce sens que la Déclaration universelle sur le génome humain, que l'UNESCO a récemment adoptée, affirme, en son article premier, qu'en un sens symbolique, le génome humain est le patrimoine de l'humanité.

    Or le droit ne possède ni la connaissance ni la compréhension de ce que seraient les devenirs de l'espèce biologique humaine et du patrimoine symbolique du génome humain. Dès lors, on peut penser que, comme le fait le législateur français, il dissimule son ignorance derrière la notion de "respect de l'intégrité", quand il ne fait pas silence, comme la Déclaration de l'UNESCO, sur la notion d'interdiction de modifier le génome humain.

    La description de ces incohérences nous révèle que le droit va beaucoup plus loin que la biologie, à partir du moment où il prend au pied de la lettre ce que la biologie pousse comme métaphore, à savoir l'existence d'une espèce génétique et d'un génome humains.

    Pour la biologie, je l'ai rappelé plus haut, le génome humain n'existe pas. Il n'y a pas de génome unique, qui serait commun à tous les individus de l'espèce humaine. Il n'y a qu'une pluralité indéfinie de génomes individuels. On peut certes dire qu'il existe une entité composée de tous les gènes de tous les génomes individuels, mais c'est une proposition métaphysique, car invérifiable dans les termes de la science positive. Lorsque François Jacob définit ainsi l'espèce humaine, il me semble qu'il la constitue en métaphore. En revanche, il existe une prétention de la biologie à se représenter cette entité métaphorique comme un territoire inconnu, auquel il faut accéder de manière instrumentale.

    Quant à la réalité symbolique que l'on essaie de désigner par le terme de "patrimoine commun", on ne comprend pas pourquoi il est considéré comme inéluctable de lui donner un fondement biologique, au moment même où l'on affirme que l'être humain ne se résume pas à ses caractéristiques génétiques.

    Dans ce contexte de course de vitesse entre la génétique et le droit, ce que le droit vient de faire, peut-être avec les meilleures intentions du monde, me paraît une avancée dans la confusion. En effet, si l'espèce et le génome humains sont considérés par le droit comme des réalités génétiquement et symboliquement correctes, il n'y aura plus aucun rempart efficace contre la logique paranoiaque qui nous accable et nous accablera, chacun d'entre nous, qui dans son droit au travail, qui dans sa protection sociale, qui dans ses relations à l'autre, qui dans son auto-représentation.

    C'est donc, pour moi, une erreur philosophique que d'avoir promu l'Idée platonicienne d'une espèce humaine qui serait génétiquement et symboliquement fondée, puisque cette idée rend possible l'existence d'un discours qui sait si nous nous en éloignons ou si nous nous en rapprochons. L'eugénisme théorique reçoit là un nouvel appui. L'effet obtenu est l'inverse de celui escompté. La biologie et le droit ouvrent ainsi un nouveau chemin au mythe et à l'illusion.

    En conclusion...

    La seule chose raisonnable que nous puissions faire est de profiter de l'interdiction du clonage humain mise en place par le Conseil de l'Europe pour marquer un temps de prise de recul, non pour freiner la recherche, mais pour en dégager sa signification. Il ne s'agit pas de fermer de nouvelles voies de recherches, mais de s'assurer que c'est la théorie de la signification qui les ouvre. Tel est l'objet du moratoire auquel j'appelle. C'est un moratoire nettement plus dynamique que celui qui se profile aux Etats-Unis.

    L'idée que ce moratoire dynamique ne serait pas un moment authentique de recherche s'associe le plus souvent avec celle de l'inutilité contemporaine de la prise de recul, qui ne serait qu'une perte de temps, et d'argent, puisqu'il faudrait autoriser plus tard ce que l'on suspendrait au présent (ou qui existerait d'ores et déjà ailleurs).

    Cette approche désespérée du temps, considérée comme de la pure répétition, est au coeur même du projet de reconstruire artificiellement la réalité, dans le seul but de fuir l'identique, source d'ennui, de dépression ou de mélancolie... loin de tout travail sur le langage, la mémoire, le désir et l'amour.