Le sens de la vieillesse et de la mort

2  mai 2007 | par Jean Zin

Le très intéressant interview de Jean-Claude Ameisen, dans la revue ’’Pour la Science’’ du mois de Mai 2007, nous incite à une méditation sur la mort et le vieillissement, tout comme dans son merveilleux livre "La sculpture du vivant" où l’on découvre le rôle vital du suicide cellulaire, d’une mort omniprésente au coeur de la vie même.

La vieillesse et la mort font partie intégrante de la vie, ce ne sont pas de regrettables accidents mais la conséquence de la jeunesse et de la reproduction. Cela n’empêche pas d’essayer de lutter contre la vieillesse, ni d’augmenter l’espérance de vie, encore faut-il que ce soit dans de bonnes conditions. Ce n’est pas tant une question technique ou génétique, qu’une question écologique et sociale.

On peut contester la théorie de Peter Medawar selon qui la vieillesse ne serait pas un effet de la sélection naturelle mais au contraire la conséquence du fait qu’elle y aurait échappé puisque cela n’influerait pas tellement sur la reproduction dès lors qu’il y a déjà eu fécondation. C’est un peu court, c’est surtout une conception trop individuelle de la sélection qui ne prend pas en compte "l’empreinte écologique". Certes il est raisonnable de penser que les espèces soumises à une grande pression sélective et à leurs prédateurs n’ayant pas eu le temps de vieillir, il ne peut pas y avoir d’optimisation de la fin de la vie. Seulement on n’a pas expliqué la vieillesse ainsi mais seulement son absence ! Cette façon de faire du vieillissement un événement purement aléatoire est sans doute une façon de nier la vieillesse et de justifier qu’on cherche à la supprimer mais cela ne correspond pas au principe de la sélection naturelle qui consiste justement à contraindre le hasard en éliminant de la reproduction ce qui outrepasse ses limites vitales. Le hasard est toujours présent dans le vivant comme principe variationnel mais il n’est jamais déterminant (comme le montrait déjà Aristote). Ce qui est déterminant ce sont les régularités qui s’en détachent, c’est-à-dire l’information.

Il est beaucoup plus probable que la vieillesse et la mort sont assez finement réglés en fonction de la fertilité d’abord et des ressources disponibles ensuite. On comprend très facilement la fonction de la mort, sans laquelle il ne pourrait y avoir de naissances, simple conséquence de la reproduction (et pas seulement de la sexualité). Dès lors qu’on accepte la mort il faut bien accepter la vieillesse qui nous en rapproche doucement, phénomène progressif plus optimisé sans doute, avec moins de regrets du moins, qu’un arrêt brutal en pleine possession de ses moyens (même si on s’achemine effectivement vers l’atténuation de la vieillesse et vers une mort en pleine vie plus souhaitable qu’une longue hospitalisation). La vie est souvent cyclique, ce qui est un principe général de régulation. Après avoir été en croissance, nous voilà en déclin, avec une activité qui se réduit (façon de tester la marge de performance de l’espèce), de plus en plus exposés à la mort, en première ligne pour les virus ou les prédateurs au moins.

Une autre fonction de la vieillesse est incontournable, illustrée par le vieillissement des bactéries ou des champignons unicellulaires : c’est l’accumulation des ratés, des déchets, des toxines, des blessures que l’organisme conserve et ne transmet pas aux cellules filles (ou aux cellules germinales) qui sont comme neuves (régénérées) et peuvent recommencer l’aventure à zéro. On a cru longtemps que les bactéries se divisaient à l’infini et qu’elles ne connaissaient pas la mort. Il semblerait qu’il n’en est rien car le résultat de la division n’est pas 2 cellules identiques, mais une mère (usée) qui garde toutes les molécules défectueuses ou agressives ("excécuteurs") et une fille (toute neuve) qui découvre le monde et repart à zéro. La vieillesse n’est donc pas simplement une regrettable erreur de la nature, c’est l’autre face de la vie, le prix de toutes nos erreurs passées en même temps que la contrepartie de notre reproduction, un peu comme si nous prenions sur nous tous les péchés du monde pour offrir à notre progéniture un monde purifié !

On peut considérer que la vieillesse paie les dettes de la jeunesse dans un autre sens encore que de lui laisser la place ou de subir les conséquences de ses fautes de jeunesse car, pour une part au moins, on peut considérer que c’est la performance de la jeunesse, et non ses erreurs, dont le corps finit par souffrir. Le magazine La Recherche du mois de mars a montré que les mécanismes anti-cancers eux-mêmes devenaient délétères à la longue, le vieillissement étant dans ce cas la prolongation de la croissance, comme une ossification généralisée dans la continuité de la construction du squelette, comme l’erre d’un navire qui continue un peu trop loin sur sa lancée et ne sait pas s’arrêter à temps ! La vieillesse serait ainsi une conséquence de l’impossibilité matérielle de continuer jeunesse et croissance ou d’optimiser une fonction sans nuire à d’autres.

« Il ne s’agirait plus de gènes "négligés" par la sélection naturelle, qui s’accumuleraient au hasard, mais de gènes dont la propagation serait, dans chaque espèce, augmentée par la sélection naturelle. Non pas parce que leur présence précipite le vieillissement et la mort, mais parce qu’il favorise le développement, la survie et la reproduction.  »

Certes, ce vieillissement est une donnée de base, puisque c’est l’entropie universelle, mais ce n’est pas pour autant une fatalité, car la vie c’est justement ce qui résiste à l’entropie et certaines durées de vie sont exceptionnelles (Tortues). La variabilité génétique peut sélectionner des organismes qui résistent mieux au vieillissement et vivent plus longtemps. Simplement, c’est très coûteux à chaque fois et demande des trésors d’ingéniosité. Il ne faut pas s’attendre à ce que cela aille plus loin qu’il ne faut pour la reproduction de l’espèce mais lorsque les spermatozoïdes se révèlent trop réactifs pour les cellules voisines, des protections sont trouvées immanquablement. Ce ne sont pas tellement les individus qui sont à la base de la sélection naturelle mais les espèces et leur intégration à leur milieu. D’ailleurs la durée de vie serait due pour 25% seulement aux gènes et 75% à l’environnement. Le rôle du milieu est absolument déterminant, l’organisme dépend entièrement de son environnement (son espace vital). On peut penser que mortalité et vieillissement sont plutôt un phénomène actif de réduction de la durée de vie au-delà de la reproduction (comme les saumons meurent après la ponte pour servir de nourriture à leurs descendants). C’est ce qui devrait pouvoir se modéliser assez précisément pour déterminer mathématiquement l’équilibre des populations en fonction des contraintes de reproduction, des épreuves qu’elles ont traversées et des ressources disponibles. Il y a des limites qu’on ne pourra pas dépasser, c’est certain. Il ne faut pas conclure trop vite pourtant car un fait inattendu semble renforcer la thèse d’une vieillesse inutile dont on devrait pouvoir se passer :

« Non seulement le nombre de centenaires augmente, mais la proportion de centenaires en bonne santé aussi. Paradoxalement, ce résultat n’avait pas été anticipé, ni particulièrement recherché.  »

On pourrait tenter une explication de cette découverte qu’il y a un pic de mortalité de 60 à 90 ans et qu’on meurt moins après 90 ans de cancers ou de maladies dégénératives. Cela pourrait être lié à la transmission du savoir avant l’écriture, savoir qui pouvait se révéler vital pour une communauté. Le petit nombre qui arrivait jusqu’à cet âge avancé ne pesait pas sur la communauté et lui procurait un avantage d’autant plus important qu’il pouvait rester en vie longtemps comme mémoire du groupe. En tout cas, plutôt que de suggérer qu’on pourrait se passer de vieillir, cela renforcerait l’hypothèse de mécanismes assez finement réglés, sans doute par l’intermédiaire des mitochondries qui fournissent l’énergie mais sont aussi les agents de l’extérieur et les exécuteurs des eucaryotes. Ainsi lorsque l’activité devient trop réduite, les mitochondries privées d’oxygène ne peuvent plus déclencher l’apoptose des cellules cancéreuses et si les cellules défectueuses ne meurent plus, c’est nous qui mourrons... De même que la suppression des cellules entre les doigts palmés de l’embryon fait partie de la sculpture de nos mains, de même il faut admettre que la mort fait partie de la vie, tout comme il semble quasiment inéluctable qu’une jeunesse, qui s’ouvre à la vie, s’achève par une vieillesse qui se referme petit à petit, de notre venue au monde jusqu’à nos longs adieux...

En aucun cas ce n’est une raison pour accepter cet état de fait comme immuable pourtant, car l’humanité a pris le relais de l’évolution naturelle par l’histoire et l’évolution technique, évolution grâce à la parole et à l’écrit, beaucoup plus efficace et rapide que la sélection par l’ADN à laquelle elle se substitue. On constate d’ailleurs bien une certaine dégénérescence du génome humain, qui échappe à la pression sélective (hors cerveau), par rapport aux chimpanzés qui ont amélioré leurs performances (au niveau des protéines) depuis leur séparation de la lignée humaine. La médecine fait partie intégrante de la spécificité d’une humanité technicienne qui doit prendre son évolution en main, y compris par la thérapie génique, dès lors qu’elle est soustraite à la sélection naturelle par sa puissance technique et ses protections sociales.

Certes, ce n’est pas sans dangers, livré à la folie des hommes, mais c’est devenu notre responsabilité que nous le voulions ou non, tout comme le dérèglement du climat. On ne peut faire n’importe quoi pour autant, les contraintes sont très fortes entre longévité, fécondité et capacités écologiques. On peut réparer plus qu’améliorer. Nos sociétés qui réduisent fortement la fécondité peuvent bien allonger la durée de la vie encore, mais tout dépend des conditions. Il faut se poser la question du caractère désirable de cet allongement de la vieillesse qui doit se faire avec une assez bonne santé et de meilleures conditions sociales, c’est là le facteur limitant.

Dans une célèbre vidéo à l’Université libre de Louvain, Lacan faisait état du cauchemar d’une vie sans fin comme une image de l’enfer, cauchemar de la métempsychose dont on était si joyeux de se réveiller au matin, le coeur tout léger d’habiter dans le provisoire et l’éphémère d’un temps qui nous est compté mais reste toujours incertain, sans pouvoir être jamais tout-à-fait certain que nous serons encore là demain, conscience de la mort qui donne toute sa valeur à notre existence dans sa fragilité, nous aide à supporter la vie que nous menons et nous fait prendre conscience de la présence du monde dans l’angoisse même de notre disparition prochaine. Car ce qui fait notre humanité, c’est bien le langage et la conscience de la mort qu’il permet, nous séparant ainsi de notre animalité comme l’esprit du corps.

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