A Jacques...

13  juillet 2007 | par René Passet

Nos routes se sont rencontrées, il y a exactement cinquante-cinq ans, au sein d’un de ces premiers mouvements européens alors très actifs - la Gauche européenne - à la création duquel tu avais pris une part importante. Nous ne savions pas, qu’elles ne se sépareraient plus. Cinquante-cinq années d’amitié...

Quelque chose en moi se refuse à ce que je campe aujourd’hui la statue, figée dans sa perfection, d’un personnage qui s’appellerait Jacques Robin. Je crois que ce serait te trahir. Ce n’est pas un personnage que nous avons aimé, mais une personne, avec ses qualités et ses défauts, ses forces et ses faiblesses.

C’est donc de Jacques mon ami que je parlerai.

-  Jacques avec lequel j’ai partagé tant d’espérances et de projets, mais aussi de doutes et de difficultés. C’étaient de longues heures pendant lesquelles on se confiait sans réserve l’un à l’autre ; des moments d’authenticité, fréquents entre nous, dont nous ressortions comme réconfortés et rassérénés.

-  Tu t’intéressais à tout : du sport où tu avais brillé dans ta jeunesse, à l’art (la peinture en particulier), la politique et, bien sûr, aux dernières avancées des sciences. J’ai toujours été abasourdi par ta capacité de lecture. Tu dévorais tout - avec une rapidité époustouflante - et tu aimais partager : « René, il faut absolument que tu aies lu ce livre ! » ; et René lisait le livre... A côté de combien de trésors serais-je passé sans les voir, si je n’avais bénéficié de tes conseils. Et nous en discutions. Ainsi s’opérait, ce que tu te plaisais à qualifier de miracle de l’échange intellectuel dans lequel chacun s’enrichit de ce qu’il reçoit tout en conservant ce qu’il donne ; tu savais recevoir et tu savais donner .

-  Ce qui m’a le plus stupéfié dans ces échanges, c’est ton intuition, ce don extraordinaire que tu avais de renifler l’importance des choses. Avant même que tu saches t’en expliquer rationnellement, quelque fibre sensible en toi pressentait, très tôt, ce qui allait être décisif. Et je dois dire qu’à l’expérience, j’avais pris l’habitude - même lorsque ma raison renâclait - d’accorder la plus grande importance à tes intuitions.

Je regarde autour de moi les amis qui t’entourent aujourd’hui, toutes générations confondues. Non seulement tu en as fait tes amis, mais la plupart sont devenus amis entre eux. Tu reliais les êtres. Je crois qu’un des premiers secrets de cette aptitude, c’est que tu ne pouvais pas vivre sans te sentir, toi-même, constamment entouré d’affection. Cela dissimulait sans doute - au-delà de l’assurance de façade - quelque fragilité intérieure qui, loin d’être une faiblesse, contribuait à la richesse de ta personnalité tout en faisant de toi une personne touchante et attachante.

Tu étais de ceux dont la rencontre transforme les existences. Je n’évoquerai, en ce qui me concerne, que ce Groupe des Dix qu’avec quelques amis tu as créé en 1967 et qui, pendant près de dix ans, a fortement contribué au développement du dialogue entre les sciences et au développement de la transdisciplinarité.

Ce groupe a bouleversé la manière dont chacun de nous a conçu sa propre discipline, dans la relation avec le monde. Il suffit de lire les travaux que ses membres ont produit, avant et après, pour s’en convaincre. Pour ma modeste part, je sais que jamais plus l’économie ne pourra être cette science de l’optimisation en vase clos que Wilhelm Röpke comparaît à l’art de faire une valise. Désormais la valise s’est ouverte et elle échange avec les milieux humain et naturel dans lesquels elle baigne...

Si j’accorde tant d’importance à ce Groupe, c’est aussi parce que je crois que son esprit se trouve au cœur de tout ce que - toujours entouré de tes amis - tu as fait ou contribué à faire par la suite : le Cesta, le Grit, Transversales, et les multiples organismes qui les accompagnaient, le « Groupe de Bled »...

Je reviens sur l’expression « toutes générations confondues », car ce mélange des générations illustre bien cette autre obsession qui me semble avoir caractérisé ta vie : le souci constant de l’avenir.

Ce souci apparaît dans tous tes engagements et dans tous tes écrits : de « Changer d’ère » qui annonce la passage à l’informationnel, à « L’urgence de la métamorphose », écrit avec Laurence Baranski et que, l’un et l’autre, vous m’aviez demandé de préfacer. Symbole très fort pour moi : j’aurai ainsi préfacé, en 1975, ton premier livre issu d’une réflexion transdisciplinaire « De la croissance économique au développement humain » et je viens de préfacer le dernier. La boucle est en quelque sorte bouclée.

Dans l’infini des temps et de l’espace, combien peut paraître insignifiante chacune de nos existences et combien dérisoires nos efforts pour transformer le monde. Cela tu l’as toujours su. Mais tu savais aussi que chacun de nous est le maillon indispensable par lequel passe l’histoire et que, pour aussi infime que soit notre vie individuelle, nous sommes responsables de ce que nous en faisons : « Que faisons-nous de notre vie ? » était devenu, au fil des temps, une de tes interrogations favorites. Cette responsabilité tu l’as pleinement assumée.

Il y a ici côte à côte, la vieille et fidèle garde toujours active et la génération montante qui, à sa façon mais dans le même esprit d’humanité, d’ouverture et de transdisciplinarité que tu as su si bien promouvoir, s’attache à prendre la relève. Chose rare, tu as su préparer cette relève. Tu continueras donc à vivre dans le cœur et dans l’esprit de ceux qui t’ont aimé. Et ta pensée vivra longtemps à travers les écrits et les actions de ceux qui s’inspireront de ton oeuvre.

Adieu Jacques, il nous faut maintenant poursuivre la route sans toi et tu vas terriblement nous manquer.

René Passet
Chatou le 12-07-2007