Réseaux numériques : le renouveau du politique

24  avril 2007 | par Véronique Kleck

Une nouvelle organisation du pouvoir politique est en train d’émerger. Une forme inédite de démocratie s’invente sous nos yeux et nous devons participer activement à ce renouveau si nous voulons éloigner le risque de voir un jour apparaître un régime non démocratique.

Un nouveau rapport au pouvoir

Nous ne parlons pas ici d’e-démocratie ou d’e-gouvernement. Nous ne nous intéressons pas prioritairement au vote à distance ou aux services publics en ligne. Certes, il ne faut pas minimiser l’importance de la modernisation de ces services, car ils contribuent à redonner confiance en l’État. Mais nous parlons ici du pouvoir. Nous sommes convaincus que nos sociétés numériques produisent un autre rapport au pouvoir politique et que nous ne sommes qu’au début de cette nouvelle étape historique.

Notre système d’organisation démocratique du pouvoir est aujourd’hui remis en cause, sous le double impact d’une mondialisation libérale profondément inégalitaire et d’une révolution technologique sans véritable précédent. La première met à mal le rôle régulateur de l’Etat au service de l’intérêt général. La seconde questionne les valeurs et la place de l’humain sur terre, tout en donnant aux citoyens les moyens d’orienter leur destin.

De nouvelles formes du politique émergent, mais elles rencontrent de lourdes réticences, car elles remettent en cause des règles existantes de gouvernance et d’organisation du pouvoir. Cette mutation d’un système à un autre a des conséquences bien réelles et dangereuses qui obligent à l’action et à l’inventivité. Les nouveaux outils de communication, d’expression et d’action sont là. Ils correspondent aux besoins de l’action militante et politique.

Ces outils numériques bouleversent la relation entre citoyen et politique. L’exercice du pouvoir se répand, devient diffus et éclaté. Tout citoyen de la communauté est, dans l’absolu, détenteur d’une parcelle du pouvoir politique. Le numérique nous permet de revenir aux fondamentaux de la révolution des Lumières : la souveraineté appartient au peuple.

Tous les ingrédients d’une mutation profonde sont réunis, tout au moins dans nos sociétés numériques du Nord : un réseau omniprésent, un niveau d’éducation permettant la conception et le traitement de l’information, un accroissement des savoirs et expertises de toute nature et un nombre de citoyens connectés en croissance rapide et irréductible. De la combinaison de ces quatre éléments naît un nouveau rapport au pouvoir et potentiellement un nouveau système de régulation politique. Donc, quelque chose d’assez éloigné de nos systèmes actuels, où ceux qui détiennent le pouvoir tirent leur légitimité d’un vote et des capacités qu’on leur prête à traiter les lourdes questions auxquelles nos sociétés sont confrontées.

L’exercice du pouvoir politique deviendrait linéaire, sans rupture, sans lieu, sans espace attribué. Le peuple « éclairé » aurait potentiellement la capacité de participer au débat et à la décision politique. Sans moment déterminé (le calendrier électoral) et espace attribué (la circonscription et le bureau de vote), la démocratie deviendrait continue. L’utopie du pouvoir de tous pour tous et par tous est de nouveau à l’ordre du jour !

Cette « démocratie permanente » peut s’étendre à diverses échelles et modifier la cartographie des territoires politiques. Dans l’ancien système, les décisions étaient prises par des représentants, élus par une population inscrite en tant qu’électeurs sur un territoire délimité. Aujourd’hui, les frontières des territoires politiques éclatent et les représentants de ces territoires voient leur légitimité reculer en fonction de leur capacité à répondre aux besoins des populations.

Nous ne sommes qu’aux balbutiements de cette révolution du politique. Nous observons des tâtonnements et des expérimentations à divers niveaux, en particulier aux niveaux local et international. Dans ce bouillonnement de laboratoire du politique, quelque chose de neuf est en train d’émerger. À la base de ce renouveau, on trouve la participation.

La participation, vecteur de transformation sociale : l’apprentissage par le net

Ce que nous appelons « participation » est le fait, pour un individu ou un groupe, de prendre part à l’organisation de la cité - au sens de lieu de vie collective -, à la conception de cette organisation, à son contrôle et à sa mise en œuvre.

Cette forme de citoyenneté active a toujours été un exercice difficile. Passer de la sphère privée à la sphère publique n’est pas aisé. Il faut soit en avoir le goût et disposer d’une nature altruiste, soit en éprouver la nécessité. Dans les deux cas, cette « citoyenneté active » s’acquiert. Espérer que les habitants aient envie de participer au débat public et de devenir acteurs de leur propre devenir, a toujours été une utopie légère ; il y a une certaine naïveté à penser que les dispositifs proposés leur conviennent et qu’ils vont s’y engager. Car la participation politique n’est pas innée. Elle s’apprend. Et nous constatons que la pratique des réseaux numériques a des vertus pédagogiques.

Comme le souligne Michel Briand, maire adjoint de Brest, « l’expression citoyenne ne va pas de soi, elle implique aussi un parcours, un accompagnement, un regard critique, une reconnaissance individuelle et collective des personnes. Le chemin est long pour que l’expression citoyenne soit un droit effectif comme le vote. Un chemin qui passe d’abord par l’apprentissage, la formation à l’expression et par une mutation culturelle : l’intériorisation par le plus grand nombre du fait que cette expression est non seulement un droit mais aussi un ressort de transformation sociale [1]. »

La nouveauté est que téléphone mobile et Internet semblent participer activement à cette « éducation » à la participation. Les nouveaux réseaux numériques suscitent des sentiments d’appartenance à une communauté et un certain sens du collectif, en développant la connaissance et la curiosité, ou plus simplement l’envie de/du savoir. Sur les réseaux s’entremêlent de manière permanente la sphère privée et la sphère publique, entre intérêts individuels et action collective. Sur le net, les besoins de se connaître, d’échanger, la volonté de construire du collectif ou de « faire nombre » sont permanents. Or l’échange, l’information, la curiosité, la communauté sont les ingrédients indispensables de la participation.

La première qualité du Web est donc avant tout psychologique : il permet à tout le monde de prendre la parole. L’Internet est un média égalitaire même si sa pratique est tout autre. La participation passe par l’expression publique. Or, les formes possibles de ces prises de parole s’élargissent avec le numérique.

Des outils tel que le blog participent à une meilleure connaissance de soi, car l’écriture est révélatrice de sa propre pensée et permet de décrypter son environnement. Les forums de débats, les blogs, les messages instantanés pallient la carence de débat public. Ils produisent de l’interactivité, de la diversité de contenu, de la liberté de parole, et répondent aux besoins de communication et d’échanges sur les grands enjeux de nos sociétés, enjeux absents du débat politique actuel ou confisqués par quelques-uns.

Progressivement, des formes de communication nouvelles, invisibles à l’œil mais bien réelles, émergent sur ces réseaux. Par cette conjonction de l’affaiblissement du politique et de l’expansion des outils numériques, les citoyens interviennent dans le débat politique et prennent position sur la manière dont ils sont gouvernés. On voit se constituer des identités virtuelles de groupes militants et contestataires sur les réseaux.

Le Web a donc des vertus formatrices. Il effectue un lent et patient travail d’information et de prise de conscience. Il peut donner du sens à ces concepts abstraits que sont la société, la politique ou l’économie, en les contextualisant et en leur donnant un contenu concret. L’information circulant sur les réseaux suscite des sentiments de rage, de doute, de colère qui sont autant de terreaux favorables à l’action. Le net nourrit l’indignation indispensable à tout mouvement contestataire. Mais il peut aussi orienter l’initiative, permettre de trouver l’autre ou les autres qui pensent de manière similaire, de créer des communautés d’intérêt puis d’action. Et ainsi de construire le lien entre disposition individuelle et action collective. Le net produit un « être au monde » potentiellement politique, un « éveil », une politisation « décrite alternativement comme une conversion à un regard lucide sur le monde et comme la prise de conscience de la capacité à le changer [2]. »

Certes, on ne devient pas citoyen actif aussi facilement qu’on peut devenir blogueur. Les réseaux restent avant tout des outils de consommation, de services et, au mieux, d’accès à la connaissance. Ils sont encore rarement perçus comme leviers d’une citoyenneté active. Mais un changement s’opère sous nos yeux. Il semble en effet qu’un nombre croissant d’individus voient dans l’accès et l’usage des réseaux numériques des moyens pour résoudre des problèmes très concrets de leur quotidien.

Véronique Kleck

Extrait du livre : "Numérique & Cie - sociétés en réseaux et gouvernance », Ed Charles Léopold Meyer (38 rue Saint Sabin 75011 Paris), 2007, 237 pages, 21 euros. Préfacé par Manuel Castells

[1] Michel Briand, « Expression citoyenne », in Enjeux de mots : regards multiculturels sur les sociétés de l’information, Caen C&F Éditions, 2005 (consultable sur http://www.vecam.org/article.php3?i...).

[2] Pascal Ménoret, « Le cheikh, l’électeur et le SMS, logiques électorales et mobilisation islamiques en Arabie Saoudite », © Oumma.com, janvier 2006
http://oumma.com/article.php3?id_ar...
http://oumma.com/article.php3?id_ar....

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