Actualités des biens communs

2  juin 2006 | par Philippe Aigrain

La conférence du 10ème anniversaire de la revue en ligne First Monday a réuni à Chicago du 15 au 17 mai 2006 des acteurs de plus de 40 pays dont une trentaine de pays en développement autour du thème : comment rendre la créativité collaborative soutenable dans les domaines scientifiques, d’innovation et culturels. La semaine suivante, et sur un tout autre front, l’assemblée générale a voté à la surprise de beaucoup une résolution affirmant le besoin d’établir de nouvelles priorités mondiales et un nouvel équilibre des efforts en matière de santé publique. Ce vote constitue un débouché significatif des efforts conduits depuis plusieurs années par une coalition mondiale d’ONG pour réformer les organismes et règles du jeu internationaux dans les domaines de l’équilibre entre biens communs et propriété intellectuelle.

Les défis de l’innovation et de la création sur la base des biens communs

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Préparation
Les participant(e)s à la conférence First Monday découvrent la "Chicago deep dish pizza"

La revue First Monday a été sans doute la première revue en accès libre sur Internet avec comité de sélection scientifique. Elle est consacrée aux “Internet studies”. Fondée par des personnalités de la naissance d’Internet comme Vinton Cerf et Esther Dyson, elle est devenue un des principaux lieux de débats sur Internet, sa sociologie, ses liens avec l’économie, et les biens communs comme les logiciels libres, les publications scientifiques en accès libre et différentes formes de création. A l’invitation de ses rédacteurs en chef Ed Valauskas et Rishab Ghosh, elle a pris l’habitude de fêter ses grands anniversaires en organisant une conférence. Après une conférence à Maastricht il y a 5 ans, la conférence de Chicago pour le 10ème anniversaire a pris une importance particulière, par son thème et par l’invitation de nombreux acteurs des pays en développement. Le thème choisi était “FM10 Openness : Code, Science and Content - Making collaborative creativity sustainable”.

Grâce à un soutien de l’Open Society Institute et de la Macarthur Foundation, une quarantaine de participants de pays africains, des caraïbes anglophones et de divers pays d’Amérique Latine et d’Asie participaient à la conférence. Il s’agissait principalement de bibliothécaires et responsables d’archive, d’universitaires impliqués dans l’accès libre aux publications et outils scientifiques et d’activistes des biens communs (logiciels libres, licences Creative Commons). Ils ont apporté à la conférence une présentation des problèmes et approches spécifiques à l’environnement des pays en développement et plus généralement en ont influencé les travaux en situant de façon visible pour tous la perspective sur l’échelle planétaire. On peut regretter une quasi absence des pays francophones qu’ils soient en développement ou non, absence malheureusement fréquente dans ce type d’événement. Cette absence ne doit pas être interprétée comme signalant une moindre activité en la matière dans ces pays, mais plutôt une tendance à échanger dans l’espace francophone propre plutôt qu’en collaboration mondiale. Ce biais est bien sûr renforcé par des facteurs linguistiques : la revue et la conférence sont en anglais, les financeurs de la conférence ont des réseaux bien plus actifs dans les pays anglophones.

Presque tous les textes et divers documents associés sont en ligne. En voici une sélection subjective :

-  Une analyse provocante (à penser) de Sandra Braman (University of Wisconsin-Milwaukee) des risques liés à l’usage sécuritaire, d’intelligence politique et de manipulation liés aux contenus ouverts. elle suggère des réponses possibles à ces risques par la construction de “mémoires tactiques”.
-  Des présentations très concrètes par Jennifer I. Papin-Ramcharan (The University of the West Indies) et Eduardo Villanueva (Pérou) des défis de l’introduction des publications scientifiques en accès libre dans des pays en développement.
-  L’analyse par Felix Stalder (University of Applied Sciences and Art in Zurich), un des animateurs de world-information.org de l’importance des règles de fermeture ( !) et de filtrage dans les communautés d’information ouvertes, et des différences entre communautés centrées sur les outils, sur la vérité scientifique et sur la création artistique de ce point de vue.
-  La présentation par Prayas Abhinav de la création récente de Creative Commons India
-  L’approche proposée par Hassan Masum et Mark Tovey (Dept of Cognitive Science, Carleton University) de logiciels sociaux reposant sur des modes d’activités (de collaboration) chacun associé à un ensemble d’outils simples.
-  L’analyse par Brian Behlendorf (CollabNet et ancien président de l’Apache Software Foundation) des modèles économiques associés au libre et de leur généralisation possible ou non à d’autres champs.
-  Transversales était présent à travers ma présentation d’une analyse de l’attention, de la diversité et de la symétrie dans une société où beaucoup s’adressent à beaucoup.

La conférence s’est conclue sur une discussion d’un appel (de plus) pour l’ouverture aux approches des biens communs, mais sa vraie valeur réside dans tout le travail concret et sans oeillères de construction des modes de collaboration liés.

Une nouvelle approche de la santé publique planétaire

La semaine suivante nous a apporté une bonne nouvelle fort rare. Depuis plusieurs années une coalition s’efforce d’influer sur le devenir des organisations internationales (agences de l’ONU) actives en matière de propriété intellectuelle (OMPI) et de santé publique (OMS). Cette coalition animée par le Consumer Project on Technology de James Love réunit des ONG de très nombreux pays (dont Transversales) et de champs variés. En parallèle avec la Déclaration de Genève sur le futur de l’OMPI et les efforts pour la rédaction d’un traité sur l’accès aux connaissances, James Love, Tim Hubbard, Ellen ’T Hoen (MSF) et d’autres ont initié la rédaction d’un traité sur la R&D médicale dont la proposition a été soutenue par de nombreux responsables scientifiques et politiques. Le projet de traité propose entre autres :
-  Une obligation pour les pays de financer la recherche-développement prioritaire (PMRD), des méthodes pour fixer le niveau minimum des investissements dans ce domaine et diverses incitations à les respecter. Dans le projet actuel, la moitié au moins des investissements au titre de la PMRD doivent cibler les maladies négligées.
-  Des crédits pour les actions qui visent différents biens publics mondiaux (bases de données gratuites accessibles au public, conservation et diffusion des savoirs-faire traditionnels et transfert de compétences).
-  La promotion de l’accès libre à la recherche.
-  Des recommandations concernant les exceptions minimales aux droits des brevets dans le domaine de la recherche et un accord novateur qui engage à ne pas accepter de demandes de brevet pour les inventions qui reposent sur les données provenant de certaines bases de données du domaine public à l’accès libre (projet HapMap, par exemple). Il prévoit également un code des meilleures pratiques qui s’appliquerait aux exceptions frappant les droits d’auteur et droits connexes, y compris dans le domaine des bases de données.

Dans ce contexte, aussi marqué par le rapport de la “Commission sur les droits de propriété intellectuelle, l’innovation et la santé publique” de l’OMS dirigée par l’ancienne présidente suisse Ruth Dreifuss, le Kenya et le Brésil ont proposé une résolution. Après diverses péripéties, cette résolution a été inscrite à l’ordre du jour de la récente assembléee générale.

Elle vient d’être votée à l’assemblée générale, ce qui a constitué pour beaucoup une très heureuse surprise. La résolution propose essentiellement la poursuite de l’instruction des orientations proposées, sans avoir d’effet direct immédiat sur les politiques, mais elle le fait dans des termes qui laissent espérer un véritable impact à moyen terme. Initialement opposés, dans un contexte de lobbying des grands industriels pharmaceutiques mondiaux contre la résolution, les Etats-Unis l’ont finalement votée après une forte mobilisation des acteurs américains préoccupés de justice sociale en matière de santé publique. Il n’en est que plus regrettable que la Commission européenne se soit arqueboutée sur son opposition, mais il faut espérer qu’il ne s’agisse que d’un plus long délai nécessaire pour que l’influx nerveux parvienne aux points névralgiques et puisse modifier les réflexes installés dans les décisions européennes.

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