De la politique... dans les politiques européennes de recherche et d’innovation !

11  juillet 2005 | par Jean-Paul Karsenty

Le problème de l’approfondissement démocratique européen reste entier ; le « regard politique » à propos de recherche et d’innovation est absent depuis trop longtemps. Il est pourtant devenu indispensable

On aurait tort de voir un effet rhétorique facile dans l’affirmation selon laquelle le « regard politique » devrait davantage inspirer... les politiques de recherche et d’innovation de niveau européen ! Un tel regard aurait, en effet, la vertu, en s’appuyant sur les outils de la science politique, de proposer un « discours de la méthode » qui donne aux choix une couleur plus démocratique. Il proposerait d’abord, de faire le choix d’une « gouvernance », c’est-à-dire le choix de l’équilibre des pouvoirs que l’on souhaite établir au sein de ces domaines entre ses grands acteurs que sont les communautés publiques de recherche, les entreprises et les « sociétés civiles » des 25 pays membres de l’Union (équilibre qui détermine leurs responsabilités associées). Autrement dit, quelle articulation, quelle régulation souhaite-t-on mettre en place entre « pouvoir savant », « pouvoir marchand » et « pouvoir citoyen » au niveau européen qui tienne à distance les rapports d’influence essentiellement construits autour des lobbies dont la simple juxtaposition ne dessine pas l’intérêt général européen ?

Or, ce choix de « gouvernance » doit être préalablement fondé sur un « contrat » passé entre les acteurs, orienté ensuite par le « pouvoir politique européen ».

Mais, d’une part, pour bâtir ce contrat, chaque acteur doit élaborer un discours, puis le croiser avec celui des autres acteurs, enfin tenter d’établir un diagnostic partagé, commun. Or, on serait bien en peine aujourd’hui de savoir qui s’autorise à parler au nom des forces publiques de recherche en Europe : la DG Recherche de la Commission ? La future Agence de recherche fondamentale ERC (European Research Council) ? La Conférence européenne informelle des organismes de recherche et des universités ? Les diverses Académies européennes ?... Et qui « représente » les entreprises en Europe : l’UNICE ? L’European Round-Table (ERT) ?... Quant aux “sociétés civiles”, où sont-elles donc : au Comité économique et social européen ? Au comité européen des régions ? A la confédération européenne des syndicats ? Y-a-t-il une conférence européenne des ONG ? D’autre part, c’est bien au Parlement européen qu’il revient de mettre en place « l’espace européen de la recherche [et de l’innovation] » selon la stratégie de Lisbonne (2000) en distinguant ces acteurs-là, en recueillant leurs discours, en les aidant à ce qu’ils se rapprochent, en les aidant à ce qu’ils engendrent le meilleur diagnostic partagé possible, source du contrat entre eux dont nous parlons, enfin, sur cette base, en montrant le cap.

Bref, c’est cette démarche démocratique, tant dans sa conception que dans son appétence, qui fait défaut aujourd’hui. Depuis une génération en effet, des technobureaucraties centralisées alignent PCRD sur PCRD (enveloppes pluriannuelles de choix très partiels dont l’apparence seule est politique), pressant les pouvoirs politiques nationaux et européen, généralement inhibés devant des enjeux qu’ils ne perçoivent que sous leur « expression expertocratique », de les avaliser, ce qu’ils font sans sourciller, déjà trop fiers d’avoir cru comprendre ce qu’on leur proposait de parapher ! La préparation du 7è PCRD qui débutera en 2007, pour une durée de 5 ou de 7 ans, et qui pourrait drainer 73 milliards d’euros si les vœux de la Commission sont exaucés, ne s’attaque pas à ce défaut de gouvernance, et donc de ...politique. Pour autant, comme le disait récemment sur les ondes françaises Philippe Busquin, ancien Commissaire européen, « maintenant, à chaque Sommet européen, on parle de R&D, ce qui n’était pas le cas auparavant. » J’ajouterai que l’on y imagine d’apprécier la R&D comme un investissement davantage que comme une dépense... Mais, demain le pouvoir du Parlement européen sera-t-il renforcé par rapport à celui de la Commission ?

Le cap politique « d’un vivre-ensemble durable en Europe et dans le monde » est un cap de liberté et de responsabilité

Car, c’est bien aux pouvoirs politiques de fixer le cap. Concernant le niveau européen, à mon sens, après
-  l’objectif de la promotion de la recherche en Europe (lequel remonte à plus de 50 ans avec le CERN, l’ESRO, l’ELDO, le CCR, EURATOM, l’EMBO), puis
-  l’objectif de la promotion de la recherche et l’innovation européennes dans une perspective économique globalisée (depuis 25 ans avec les programmes communautaires tels ESPRIT, BRITE, EURAM, JESSI, ... ou extra-communautaires avec EUREKA),

il convient d’ajouter pour aujourd’hui et demain un objectif politique

-  l’objectif de la promotion de l’Europe par la recherche et l’innovation européennes dans une perspective économique, sociale et sociétale.

C’est donc bien un cap politique qu’il faut faire prendre...à ces politiques, un cap où la recherche et l’innovation inspireraient, dans une dynamique d’intégration, la formulation de la plupart des politiques publiques sectorielles d’intérêt européen en se mettant davantage au service d’un « vivre-ensemble durable en Europe et dans le monde ».

Quelles initiatives stratégiques prendre au service de ce cap ?

Pour commencer à faire émerger... « ce vivre-ensemble durable en Europe et dans le monde », quelles initiatives stratégiques ?

L’Europe pourrait se donner un rôle de lutte contre les excès, et donc contre les déséquilibres qui menacent « le vivre-ensemble durable » en élaborant des projets communs ouverts de recherche et d’innovation au service
-  d’une sécurité sanitaire
-  d’une sécurité écologique
-  d’une sécurité informationnelle
-  d’une sécurité de défense.

Au sein de l’espace domestique européen, l’Allemagne et la France qui, à elles deux, rassemblent 50% des forces de recherche et d’innovation de tout le continent et ont donc de ce fait-là une responsabilité particulière, pourraient incarner ce cap en initiant ces projets tout en formant très progressivement un espace franco-allemand de la recherche et de l’innovation.

Par ailleurs, la France devrait mobiliser le « levier » de l’Union européenne pour favoriser une politique d’envergure en direction du Maghreb (en aidant collectivement au décollage de réseaux de recherche et d’innovation qui irrigueraient ses économies fragiles et ses sociétés jeunes et nombreuses).

Enfin, quelles mesures de préfiguration de « l’espace européen de la recherche et de l’innovation » et de son dispositif d’organisation au service d’un tel cap faudrait-il imaginer ?

-  Veiller à préserver la diversité et la vigueur des sciences et des recherches fondamentales à l’échelle de l’Europe (soutien financier fortement rehaussé et pilotage par l’ERC dans cette perspective) ;
-  Développer des plate-formes technologiques associant tous les acteurs impliqués dans la chaîne de l’innovation qui va de la recherche à la mise en pratique ;
-  Promouvoir la mobilité des chercheurs en Europe, leur retour en Europe, enfin l’attractivité des chercheurs étrangers en Europe ;
-  Renforcer le dialogue interculturel dans la perspective de « former société européenne » en pensant l’espace européen de la recherche et de l’innovation dans une nouvelle dialectique entre sciences, techniques et sociétés ;
-  Améliorer la coordination des politiques nationales de recherche (avec comme objectif l’ouverture mutuelle des schémas de financement), la coordination des grandes infrastructures de recherche, enfin, l’émergence des réseaux d’excellence des laboratoires ;
-  Rapprocher les politiques budgétaires et fiscales nationales en matière d’incitation à l’innovation ;
-  Finaliser la création d’un brevet unique pour l’Union ;
-  Initier un volontarisme économique européen (en France, on appelle cela une politique industrielle) fondée davantage sur les ressources de la recherche et de l’innovation.

Thématiques