Journalisme professionnel et journalisme citoyen : à la recherche d’une coexistence

26  avril 2006 | par Bruno Patino

Une presse neuve est née sur Internet, avec son identité, son langage et une croissance si vive que ses concurrents s’en sont défiés. La crainte de perdre des lecteurs au profit des sites d’information est devenue la routine des journaux, avant que les médias audiovisuels s’inquiètent à leur tour. Ce jeu à somme nulle, où une presse gagnerait en audience ce que l’autre perd, constitue pourtant une vue fausse, étroite, d’une rupture historique.

Le journalisme s’aveugle. Il veut croire qu’un siège supplémentaire tendu à Internet suffira pour que les mêmes médias de masse prennent place autour de la table de l’information et jouent la même partie devant une audience muette. Mais Internet n’est pas un support de plus : c’est la fin du journalisme tel qu’il a vécu jusqu’ici. Car l’irruption du réseau a mis fin à un monopole né de la séparation entre émetteur et diffuseur : celui d’intermédiaire en information.

L’audience s’est invitée à la table des sites d’information : de façon quasi clandestine d’abord, sous forme de mail, à la périphérie ensuite, en investissant les forums, avant d’atteindre le cœur de l’offre éditoriale. Il n’existe plus de journal majeur qui ne laisse, de par le monde, un espace ouvert aux internautes pour qu’ils puissent répondre au plus noble et institutionnalisé des messages, les éditoriaux.

La technologie aidant, c’est donc fort logiquement que le rêve d’une information sans intermédiaire, « citoyenne », est devenu assez vite réalité. On connaît l’exemple coréen d’OhmyNews. D’autres ont suivi, dont le français Agora Vox. Formidable élan, qui dément l’indifférence proclamée des internautes face à l’information et qui reconstruit du lien autour d’une agora électronique. L’audience est devenue sa propre source, le spectateur de son propre témoignage. C’est une incontestable nouveauté, celle d’une oralité universelle.

Mais est-ce nécessairement un progrès ? Le journalisme est le produit d’un paradigme démocratique fondé sur l’émergence de corps intermédiaires, qui, par la vision qu’ils ont de leur mission, renforcent la conscience commune qui permet de vivre ensemble. Le journalisme « citoyen », s’il succombe au vertige de la croyance dans la simple auto régulation comme seule ligne de conduite, risque de plonger chacun devant le spectacle de sa propre solitude face à des masses émiettées. Alors que pointe la menace des algorithmes diffusant, transformant et relayant l’information sans plus d’intervention humaine, journalisme professionnel et journalisme citoyen doivent s’entendre et marcher de façon conjointe, l’oreille de ceux-là étant attentive à ceux-ci, sans que ces derniers n’oublient ce qui, toujours, fonde le métier de ceux-là : une éthique de leur pratique avant le développement d’un savoir-faire.