Pouvoir, contre-pouvoir et alphabétisation des « foules intelligentes »

26  avril 2006 | par Howard Rheingold

De l’alphabet à l’Internet, les nouveaux outils et technologies ont généré de nouvelles manières de communiquer et d’agir ensemble.

La capacité à utiliser l’intelligence sociale pour organiser l’action collective est probablement ce qui a permis à nos ancêtres primates, faibles et dépourvus de griffes et de crocs, de survivre puis de dominer un environnement peuplé de puissants prédateurs. La parole a ensuite permis d’organiser la défense du groupe et la collecte de la nourriture. L’écriture, apparue au sein des premières civilisations agricoles, permit de partager la connaissance, en s’affranchissant du temps et de la distance. L’alphabet a autorisé tout à la fois l’éducation et la construction d’empires. L’imprimerie a étendu l’alphabétisation au-delà d’une élite restreinte, en permettant à des peuples entiers de lire, d’écrire et de diffuser leurs écrits. Lorsque des millions de gens eurent appris à lire et à écrire, la science, en tant que démarche visant à créer de façon collective un ensemble organisé de connaissances, put alors exister : plutôt que d’attendre la venue d’un nouvel Aristote, capable de comprendre et d’expliquer l’univers, des millions d’individus, dépourvus d’un tel génie mais alphabétisés, ont pu observer, expérimenter, puis rendre compte de leurs constats, contribuant ainsi à alimenter la somme des connaissances communes, par exemple dans le domaine de la chimie. La révolution apportée par Gutenberg a ouvert la voie à la Réforme luthérienne et, deux siècles plus tard, des populations alphabétisées grâce à l’imprimerie ont renversé des rois, rédigé des constitutions et commencé à se gouverner elles-mêmes. Le mouvement séculaire de démocratisation croissante des moyens de communication a été inversé par l’apparition de l’audiovisuel, dont la propriété et le contrôle revenaient entre les mains d’une élite. Mais l’Internet a inversé cette inversion en transformant tout micro-ordinateur (et, de plus en plus, tout téléphone) en imprimerie, en station de radiodiffusion, en outil d’organisation politique, de communauté, de place de marché. Un nouveau processus d’alphabétisation, à l’œuvre depuis une dizaine d’années à peine, a débuté avec l’avènement du Web et l’extension de sa portée au delà du micro-ordinateur, grâce au téléphone sans fil. Les communautés virtuelles nées durant les années 90 constituent désormais des cybersociétés, banalisées pour une part importante de la population mondiale. Nous avons pu voir des « foules intelligentes1 » se servir des SMS pour organiser, de façon autonome, des manifestations politiques qui ont renversé le président des Philippines et fait basculer le résultat des élections en Corée et en Espagne. A travers le monde, des millions de personnes ont simultanément organisé des manifestations pour protester contre la guerre. Quelques heures à peine après les catastrophes du tsunami asiatique et de l’ouragan Katrina aux Etats-Unis, des citoyens se sont spontanément organisés et ont auto-financé des efforts d’assistance. L’image d’actualité de l’année 2005 reste une photo du métro de Londres touché en juillet par un attentat terroriste, prise à partir d’un téléphone mobile et diffusée sur Internet par liaison sans fil. Désormais, la question cruciale n’est plus de savoir si les populations auront accès ou non à ces technologies d’action collective, mais si elles sauront les utiliser en tant que contre-pouvoir démocratique, à une époque où les États autoritaires, comme les groupes fascistes, sont eux-mêmes bien outillés en la matière.

N.d.t. : le concept de « foule intelligente » (« smart mob ») a été développé par Howard Rheingold dans son ouvrage « Smart Mobs : The Next Social Revolution ».