Journalisme et contenu citoyen : à l’écoute l’un de l’autre

26  avril 2006 | par Cyril Fiévet

Il est habituel d’opposer journalisme et « journalisme collaboratif », médias et contenus citoyens, ou journalistes et blogueurs. Pourtant, ces deux mondes, qui ne s’ignorent qu’en apparence - et de moins en moins - ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre.

Les blogs et autres démarches citoyennes ne remplacent nullement les journalistes, ni ne rendent caduques leur légitimité et leur importance. Mais ils conduisent à transformer la pratique du métier des journalistes et les forcent à travailler autrement.

Le principe de l’interview est un bon exemple. Qu’il s’agisse de presse imprimée, de radio ou de télévision, le journaliste est amené à illustrer son travail en laissant la parole aux individus. Citations, paroles d’experts et autres micro-trottoirs sont la norme, en France ou dans le monde, et composent une part importante des articles et sujets diffusés par les médias. Cela n’a plus beaucoup de sens à l’heure des blogs. Jadis, au moindre fait divers frappant une petite bourgade reculée, on dépêchait une équipe de journalistes, afin d’interroger les voisins, le maire, les passants. Bientôt, ces gens s’exprimeront d’eux-mêmes, sans attendre que des professionnels ne les interrogent. Ils ont tout pour le faire - et le font déjà sur de nombreux sujets -, tandis que les internautes ont (presque) tous les outils nécessaires pour (re)trouver ces témoignages, de façon quasi instantanée.

Ce qui est vrai des quidams l’est tout autant des personnalités. A ce jour en France, trois anciens Premiers ministres tiennent un blog personnel. L’un d’entre eux, Alain Juppé, n’accorde plus aucune interview aux médias. Mais il s’exprime publiquement, quotidiennement et parfois de façon très personnelle, sur son propre blog. Certains médias semblent troublés de cet état de fait. A l’occasion des voeux de début d’année, on a vu plusieurs journaux se contenter de résumer le billet de l’ancien ministre présentant ses voeux à ses lecteurs. Etrange paradoxe de médias contraints de publier des articles, sans grande valeur ajoutée, limités à des informations que tout un chacun peut librement consulter en ligne !

Á l’heure où politiciens, chefs d’entreprises, universitaires, auteurs ou artistes se livrent chaque jour dans des journaux, intimes, spécialisés ou engagés, à travers des articles écrits de leur plume, le principe de l’interview journalistique a-t-il encore du sens ?

On arguera que ces blogs n’expriment que ce que leurs auteurs veulent bien y dire et que le rôle du journaliste est aussi - et surtout - de poser les questions dérangeantes qui pourraient en être absentes. Il n’empêche que nous assistons là à un tournant dans l’histoire des médias. Jadis, la fonction de journaliste se caractérisait par un accès privilégié à l’information et aux personnalités qui font l’actualité. Ce monopole n’est plus. Tout citoyen peut désormais accéder non seulement aux dépêches d’agence de presse, mais aussi à la parole directe des personnes, qu’il s’agisse de « ténors » ou d’individus placés ponctuellement au centre d’une actualité. Et, qu’on ne s’y trompe pas, c’est en grande partie pour échapper au filtre des médias que chefs d’entreprises et politiciens se sont emparé du blog avec autant de ferveur.

Est-ce à dire que le rôle du journaliste est amoindri ? Non, pas forcément. Il doit seulement s’adapter. Changer ses réflexes. Ne plus chercher seulement les « bonnes personnes », mais également les « bons blogs ». Ne plus se contenter de laisser la parole aux auteurs réputés et autres habitués des médias, mais chercher des experts inconnus, légitimés par leur blog ou leur popularité sur le Web. Mettre en perspective les informations qui se trouvent sur les blogs et autres médias citoyens. Etre à l’écoute des commentaires qui y sont postés, des liens qui s’y entrecroisent, des conversations qui s’y déroulent. Etre attentif aux usages qui se développent, et ne plus considérer le Net comme un outil facultatif et périphérique, où les gens qui s’expriment ne seraient que de simples marginaux, mais considérer cet ensemble comme une véritable source d’informations, inédite et d’une grande valeur potentielle.

Le raisonnement peut se prolonger aux blogs personnels de journalistes, chaque jour plus nombreux. C’est une évolution tout à la fois naturelle et souhaitable. Quoi de plus frustrant pour un journaliste que de réaliser un reportage dense, réduit à 40 secondes de diffusion lors d’un JT ? Quoi de plus dommage que de tronquer un récit passionnant, uniquement pour le faire tenir dans les colonnes d’un journal en papier ? Nombre de blogs de journalistes enrichissent de façon subjective ce qui est diffusé ou publié par ailleurs dans les médias. On n’y trouve pas de véritables scoops, mais des mises en lumière, plus personnelles, parfois marquées du sceau de l’opinion tranchée. Ces informations ne remplacent pas les impératifs d’objectivité et de fiabilité qui font la marque de qualité d’un média. Mais elles les complètent utilement.

Le public, ou du moins la partie du public qui s’exprime avec véhémence sur ce sujet, ne veut plus seulement d’une information factuelle, formatée, édulcorée, superficielle. Il veut aussi du vécu, du vrai, de l’émotion.

C’est d’ailleurs ce qui distingue, avant tout, la démarche journalistique classique et le fait de tenir un blog. L’une impose des contraintes de délai, des impératifs de qualité (mais aussi, hélas, de rentabilité). L’autre exprime des convictions, des doutes, des inquiétudes ou de l’enthousiasme. D’un côté un travail, parfois ingrat, de l’autre une passion, dont on n’attend pas grand chose en retour, à part une petite reconnaissance, ou le simple plaisir de s’être exprimé.

De leur côté, beaucoup de blogueurs ont énormément à apprendre de la part des journalistes. La plupart des individus qui tiennent un blog ne cherchent nullement à pratiquer une quelconque forme de journalisme, ni même à prétendre qu’ils le font. Mais certains d’entre eux seront obligés, tôt ou tard, d’adopter des réflexes de journalistes. En sachant prendre leur responsabilité. En mesurant la portée de leur propos. En validant les sources qu’ils utilisent et en cherchant à vérifier les informations qui en émanent. Et en connaissant les limites légales imposées par l’exercice de la prise de parole en public.

Par certains aspects, journalisme et blogging sont en train de se rejoindre. Ce mouvement est déjà engagé. Il constitue un vrai défi pour les médias, qui devront savoir accorder une place nouvelle, dans leurs colonnes ou sur leurs antennes, à des gens auxquels ils n’auraient pas songé. Ils devront aussi accepter que leurs journalistes s’adonnent à un « double jeu », parfois schizophrène, partagé entre la rédaction à laquelle ils appartiennent d’un côté et leur blog personnel de l’autre. Ce défi est d’autant plus difficile à relever qu’il nécessite un subtile dosage : les médias auront à prendre soin de ne pas mélanger exagérément les genres sous peine de favoriser la confusion dans l’esprit du public.

La frontière entre blogging et journalisme est donc ténue. Elle le sera chaque jour davantage. On ne peut qu’espérer que ce rapprochement s’effectue au bénéfice du meilleur de ces deux mondes. Pour ce faire, ils ne doivent pas demeurer hermétiques mais s’enrichir mutuellement.