La véritable question est celle de l’humain

26  novembre 2006 | par Edgar Morin

TSC : Les femmes appréhendent-elles la complexité plus facilement que les hommes ?

Edgar Morin : Si nous partons de l’idée de la complémentarité entre les cerveaux droit et gauche, l’un plus porté vers des opérations logiques, rationnelles, comptables, et l’autre plus porté à des saisies globales et intuitives, l’un plus analytique, l’autre plus global, alors tout être humain à potentiellement la capacité d’utiliser la complémentarité entre ses deux cerveaux. Donc tout être humain est apte à appréhender la complexité. Mais notre civilisation a cantonné les hommes dans les activités matérielles, puis, aujourd’hui, les activités techniques, compétitives et parfois impitoyables. Ils ont développé leurs capacités analytiques. Les femmes ont développé quant à elles l’aspect maternel et affectueux qui crée du lien ainsi que leur intuition - pour des raisons génétiques peut-être mais surtout historiques et sociales. Si elles accèdent aujourd’hui à des métiers d’hommes, elles restent très marquées par cela. Elles ont davantage utilisé la dimension droite de leur cerveau. Quand on regarde l’histoire de l’Occident, de l’Europe, ce sont les femmes qui aux 17ème et 18ème siècles, tiennent les salons littéraires, qui rassemblent les écrivains, les artistes, les poètes. A l’époque romantique, ce sont elles qui portent, avec les adolescents, le sens de la poésie de la vie. Cette poésie n’est pas superficielle mais anthropologique. Elles témoignent de leur capacité à aimer, à communier et à percevoir la part la plus importante de l’existence humaine. Dés lors, la question qui se pose est de savoir si les femmes sont mieux préparées à faire jouer la complémentarité, à relier les aspects sensible et rationnel. Car la véritable complexité ne s’atteint que par la complémentarité des deux cerveaux. Pour reprendre la formule de Michelet, "J’ai les deux sexes de l’esprit" : il faut être bi-sexué par l’esprit.

Ceci étant dit, dans notre époque dure, violente, où les idées sont de plus en plus parcellaires, je pense que les femmes sont mieux placées que les hommes pour saisir l’importance et la complexité des grands problèmes de la vie personnelle et collective, et trouver des réponses.

TSC : De nombreuses femmes refusent toute différence avec les autres, d’autres au contraire s’assument comme des hommes pas comme les autres, pourquoi ?

EM : Dans notre civilisation marquée par l’hégémonie masculine, dès la fin du 19ème siècle, un mouvement féministe fort a commencé avec les suffragettes en Angleterre, qui se sont battues pour obtenir le droit de vote. Leur propos était : "nous sommes comme vous, donc nous avons les mêmes droits que vous". Ce courant insiste sur l’identité humaine commune aux deux sexes. Le mouvement féministe s’est également développé en France, avec comme ultime floraison le livre de Simone de Beauvoir, « Le deuxième sexe ». Puis un néo-féminisme, qui prend son essor dans les années 1960, a changé le message et dit : "nous sommes différentes de vous, mais nous devons avoir les mêmes droits que vous. Nous avons une humanité commune, mais quelque chose nous distingue". Les femmes insistent sur la différence pour mieux la revendiquer, parfois même pour revendiquer la séparation de manière extrême : "on n’a pas besoin de vous". Ce néo-féminisme prend en compte les aspects spécifiquement féminins alors que l’ancien féminisme l’oubliait au profit de l’identification à la masculinité. Ce mouvement a de plus en plus d’influence diffuse dans nos sociétés.

La véritable question est en fait celle de l’humain. L’équivoque vient du fait qu’en français le terme générique "homme" est neutre, tout en portant la surdétermination masculine. Les femmes ne se reconnaissent pas dans ce mot, elles se sentent exclues. C’est pourquoi dans mes écrits, conscient de ce point, j’ai très tôt précisé que je ne dirai pas les "hommes," mais les "humains", ou les "êtres humains". Pour ne pas renforcer la dominance masculine.

TSC : Les femmes exercent-elles différemment le pouvoir que les hommes ?

EM : Dans le cas des dirigeantes, beaucoup se sentent obligées de montrer qu’elles ont les mêmes qualités que les hommes. Elles occultent leurs qualités féminines. D’autres sont pires que les hommes. Nos systèmes ne permettent pas encore le plein emploi de la part féminine des femmes.