3 Question à... Rémi Mosseri

17  janvier 2006 | par Rémi Mosseri

Observe-t-on l’émergence de nouveaux paradigmes scientifiques et de ruptures technologiques majeures à l’échelle nanométrique ?

Cette question appelle un première précision. Dans l’histoire récente de la physique, les changements de paradigmes ont le plus souvent concerné des tailles extrêmes : c’était le cas au début du 19ème siècle, avec « l’infiniment petit » alors accessible aux physiciens pour la physique quantique, et l’infiniment grand de l’espace-temps pour la relativité. Or ce fameux « nanomonde » se déploie à l’échelle du nanomètre (milliardième de mètre), certes très petit au regard des objets de la vie courante (par exemple 30 000 fois plus petit qu’un cheveu), mais largement plus grand que ce que l’on observe dans les grands accélérateurs de particules. A bien des égards pourtant, cette échelle, au cœur de la frontière entre monde quantique et classique, recèle de nombreuses interrogations fondamentales. Les capacités accrues de fabrication et de manipulation d’objets, du micron (millionième de mètre) au nanomètre ouvrent donc des perspectives tout à fait exceptionnelles, y compris des potentiels d’applications, justifiant ainsi le célèbre « there is plenty of room at the bottom » prophétisé par Richard Feynman en 1959. De nombreux comportements des matériaux, à l’échelle macroscopique, obéissent à des lois descriptives, qualifiées de phénoménologiques en ce qu’elles décrivent bien le phénomène sans pour autant être directement dérivables à partir des grandes lois de la physique. A ces lois sont associées des échelles de longueur caractéristiques, qui définissent leur domaine de validité ; elles vont donc trouver leurs limites dès lors que ces dernières seront comparables, voire supérieures, à la taille des échantillons. Il en est ainsi pour les propriétés mécaniques, dès l’échelle sub-micronique, pour le prometteur champ de la micro-fluidique, où liquides et solides nano-structurés sont en contact, ou bien encore le transport électrique où la loi d’Ohm et les règles d’association des résistances seront périmés dans des nano-circuits où la diffusion électronique devra être traitée de façon quantique. Les effets de taille s’accompagnent également de possibilités nouvelles d’interactions avec des objets « uniques », qui contrastent avec les effets de moyennes inhérents aux assemblées macroscopiques. La plongée vers le nano-monde ne s’est pas faite toute seule, mais requérait que des verrous instrumentaux soient levés. Au premier rang, je citerais l’extraordinaire essor des microscopies à champ proche, qui ont permis de « voir » et manipuler des atomes individuels ; mais l’on ne saurait également oublier les méthodes de fabrication « couches par couches », comme l’épitaxie à jet moléculaire, qui ont conditionné et accompagné l’essor du domaine depuis deux décennies.

Pour désigner à la fois les modes d’analyse et de construction d’objets d’étude à l’échelle nanométrique, on évoque souvent les démarches "bottom up" et "top down" ? De quoi s’agit-il ?

La physique de la matière condensée se rapporte à l’étude des matériaux macroscopiques, faits de l’arrangement compact d’un nombre astronomique d’atomes. L’intérêt croissant des spécialistes de cette discipline pour la physique des surfaces et des interfaces, et la pression permanente vers une miniaturisation de l’électronique, se sont nourris de ces centrales technologiques, où des matériaux de grande qualité structurale sont produits dans des conditions propreté extrême, les fameuses « salles blanches », puis structurés (on pourrait presque dire « ciselés ») jusqu’aux échelles sub-microniques. Ces approches « descendantes » (« top-down »), poursuivent leurs progrès dans la réduction des tailles, guidés par des plans de progression (« road map ») ambitieux. Mais, à l’autre bout de la chaîne, se développe un tout autre mécano où le nano-matériau est assemblé depuis la brique atomique. Auto-assemblage, manipulations atome par atome, chimie douce, les formes prises par ces approches « descendantes » (« bottom-up ») sont très diverses. Elles doivent encore démontrer leur fiabilité, en particulier dans une perspective d’applications. Mais elles sont dans le même temps un superbe lieu de fertilisation croisée entre physique et chimie, et voient l’ingéniosité des expérimentateurs se frotter à des contraintes de nature très fondamentale.

Parmi les domaines de recherche à l’échelle nanométrique, quels sont ceux qui vous paraissent les plus les plus prometteurs en termes d’avancées scientifiques ?

Le champ ouvert par les nanosciences est évidemment très vaste, et si je devais n’en retenir qu’un seul, ce serait, par goût personnel, l’interface entre mondes classiques et quantiques. On est là tout près d’une zone aux contours « flous », où il faut maîtriser dans le détail les processus expérimentaux, et la physique des instruments de mesure, pour prédire ou décrire les phénomènes en jeu. On peut raisonnablement espérer qu’il sortira des efforts actuels et à venir une meilleure compréhension du phénomène de décohérence, qui sous-tend le problème de la mesure en physique quantique, ce qui pourrait contribuer à éclairer les fondements de cette discipline, toujours en débat. A partir de là, se forge aujourd’hui une interface très prometteuse entre physique atomique et physique de la matière condensée, dont le débouché ultime pourrait être cette maîtrise « quantique » de l’information, qui fait tant rêver malgré la complexité des problèmes à résoudre avant de lui donner corps. Maintenant, on pourrait citer de multiples domaines très actifs, en particulier plus proches d’applications à court terme, où le préfixe « nano » vient, à juste titre, précéder des champs plus anciens : les nanomatériaux, avec par exemple les nanotubes de carbone aux propriétés mécaniques, électroniques ou thermiques fort intéressantes ; le nanomagnétisme, nanoparticules individuelles ou nanostructuration organisée, avec en filligrane des progrès à venir importants pour les mémoires magnétiques. On peut enfin prédire sans risque que la biologie saura à l’avenir utiliser des nanosystèmes spécifiques, tant sur le plan de la recherche que sur la terrain thérapeutique.