Nanotechnologies biomédicales : un éclairage critique

17  janvier 2006 | par Philippe Aigrain, Claire Weill

Le domaine biomédical est un véritable révélateur des enjeux des nanotechnologies mais aussi de la confusion qui règne sur les bienfaits à en attendre. Les applications biomédicales potentielles des nanotechnologies constituent l’un des principaux arguments pour leur promotion. L’inventaire détaillé des application envisagées est cependant très hétéroclite. Il inclut par exemple des applications aussi variées que :

-  La réalisation de « nanoparticules » ciblées destinées à jouer soit un rôle de détecteurs précoces ou très précis de phénomènes pathologiques indétectables par les méthodes actuelles, soit le rôle dévolu actuellement à la pharmacopée dans la lutte contre ces pathologies. On propose souvent de combiner les deux approches pour réaliser des vecteurs intelligents, des nanomédicaments qui détectent les cibles d’une action médicamenteuse (par exemple des cellules cancéreuses ou d’autres cellules jouant un rôle dans la dissémination des cancers dans l’organisme). Avec la réalisation des technologies supports (par exemple appareils d’observation à l’échelle moléculaire), ce type d’applications constitue l’essentiel des applications soutenues dans le cadre des financements publics de recherche liés à la santé, par exemple dans le cadre du programme américain de lutte contre le cancer.
-  L’utilisation de puces à ADN pour la détection massive de « prédispositions » génétiques au développement de certaines maladies, associée dans la stratégie de certains acteurs pharmaceutiques à la recherche de médicaments « préventifs » du développement de ces pathologies. Cette stratégie constitue l’arrière-fond de la campagne publicitaire développée à grands frais dans la presse française par le groupe pharmaceutique Pfizer à l’automne 2004, campagne à laquelle divers intellectuels français ( [1]) ont alors prêté leur plume et qui entendait promouvoir ce modèle comme forme aboutie des mérites de la prévention dans une société où le grand âge se développe.
-  La réalisation de dispositifs bioniques (combinant contrôle informatique et couplage avec le système nerveux), notamment pour réaliser des prothèses afin de remédier à un handicap perceptif total ou à des paralysies. Dès 1991, Wim Wenders illustrait ce type d’applications dans son film « Jusqu’au bout du monde », faisant montre une fois de plus de sa capacité à identifier les fascinations fondamentales de notre époque.
-  L’utilisation de la biologie de synthèse pour réaliser des systèmes cellulaires artificiels capables par exemple de synthétiser des protéines ou d’autres molécules d’intérêt biomédical. Il ne s’agit là que d’une des utilisations possibles de la biologie de synthèse qui s’applique potentiellement dans d’autres domaines relevant de la chimie non médicale. On peut voir ce type d’applications comme un nouveau stade des travaux utilisant des OGM agricoles pour la production de molécules d’intérêt médical, la manipulation d’un organisme végétal existant étant remplacée par la construction ex-nihilo d’un système biologique.

Seule la première application citée plus haut (nanoparticules et ingénierie moléculaire de médicaments) présente une dimension « nanométrique » vraiment significative. Pour la seconde, c’est surtout l’industrialisation de la détection de gènes qui relève des nanotechnologies. Pour la troisième, les couplages biologique / système nerveux peuvent se faire à différentes échelles qui ne sont pas forcément nanométriques (comme par exemple pour les implants cochléaires existants). Enfin la quatrième relève d’un paradigme plus général, celui de l’ingénierie cellulaire et de la biologie de synthèse. La difficulté de réalisation, tout comme le potentiel d’application de ces projets sont très variés. Notre capacité à comprendre les bénéfices qu’on pourra en espérer ou les dangers qu’ils pourront présenter est également très différente. De telles incertitudes sont normales lors de l’abord de nouveaux champs, voire de la relabellisation sans complexes de recherches préexistantes. Comment explorer un champ et en débattre dans une telle situation ? Nous nous proposons de l’aborder en considérant les deux dimensions fondamentales du domaine biomédical : son ancrage dans le biologique comme produit de l’évolution et son couplage avec les systèmes mondiaux de santé publique.

La complexité biologique et l’ingénierie focalisée Ce que nous enseigne la compréhension évolutionniste moderne du biologique, c’est avant tout la prudence ! Les systèmes biologiques, qu’on les considère à l’échelle des cellules, des organismes ou des populations sont caractérises par l’arbitraire (le contingent), la complexité (des interactions et régulations), la redondance (des mécanismes contribuant à l’existence d’une fonction, des potentialités de changement). Ces caractéristiques constituent des défis importants pour l’application de la démarche finalisée et focalisée qui caractérise l’ingénierie technologique. Comme l’a déjà souligné Jean-Claude Ameisen dans la lettre d’information Transversales n°7 , une tension fondamentale existe entre la dimension « projet » de l’ingénieur humain et l’absence de projet du vivant en tant que tel. Alors que notre capacité d’action reste basée sur l’action ciblée et localisée, notre compréhension devient de plus en plus systémique et holistique. Cette tension s’est trouvée renforcée par l’extension des mécanismes d’appropriation des molécules et de l’information biologique (par les brevets) dans les 35 dernières années et par les modèles commerciaux et d’activité de R&D qui en ont résulté aussi bien chez les industriels que dans les laboratoires publics. Mais la tension n’est sans doute pas réductible à ce seul élément de contexte social, économique et juridique : même dans des champs comme l’immunologie où ont émergé des progrès dans la compréhension reposant sur la complexité des interactions systémiques, ce sont pour l’instant toujours des méthodes d’action focalisés sur des facteurs spécifiques qui expliquent l’essentiel des avancées médicales. S’agit-il d’une situation transitoire ou durable ? Il n’est pas sûr qu’on puisse aujourd’hui le savoir, mais le moins que l’on puisse faire est d’ouvrir les chemins du futur en installant des éléments de contexte social (limitation de l’appropriation par les brevets, débat et évaluation comparative des financements par rapport à d’autres stratégies non nanotechnologiques) qui équilibrent et ouvrent l’éventail de choix, y compris des stratégies.

Sans que cela ait fait l’objet du moindre débat, on est en train d’ajouter de nouvelles couches d’appropriation privée de mécanismes fondamentaux du vivant en laissant progressivement les brevets envahir encore plus avant les domaines moléculaires dans lesquels information et matière sont largement indistinguables. Si l’on poursuit cette voie, c’est un pan entier des savoirs et des techniques du futur que l’on condamnera, celui de la compréhension et des stratégies d’action systémiques dont l’exploration ne peut par nature se faire que lorsque les informations et entités essentielles sont librement accessibles et utilisables. Que l’on pense au simple fait que les détenteurs de brevets sur les molécules constitutives des multithérapies pour le SIDA ne parviennent pas à s’entendre pour les combiner en un médicament administrable en une seule prise, pourtant absolument nécessaire au traitement efficace dans les pays en développement et très utile dans les pays développés, et n’ont fait de timides progrès en la matière que sous la pression de la concurrence du domaine public générique ( [2]) (comprimé unique conçu par la société indienne CIPLA avec le soutien de fonds publics de pays en développement et associatifs). On aura alors une petite idée de la probabilité d’apparition de thérapeutiques dont la conception et la réalisation nécessitent l’accès aux droits d’exploitation sur des dizaines de composants et informations appropriées. S’il s’agissait des seules technologies et actes médicaux, ce serait sans doute déjà une grave erreur que de maintenir et d’amplifier les modes de propriété actuelle de l’information biomédicale (y compris les brevets sur les molécules). Mais lorsque l’on considère, comme nous le proposons ci-dessous l’ensemble du contexte social mondial de santé publique, ce serait une folie.

Vers l’explosion des systèmes de santé publique ?

Il existe des domaines sociaux dans lesquels les conséquences d’un développement technologique sont hélas prévisibles. Certes, nul ne sait combien de médicaments efficaces en matière de prévention du développement de maladies pour lesquels existent des prédispositions génétiques pourront être développés. Mais l’on peut d’ores et déjà être sûr que si on parvient à le faire, ou même si on peut simplement prétendre y être parvenu, de surcroît dans un contexte où le prix des médicaments correspondants est établi sur la base de monopoles de brevets, ce sera une véritable catastrophe sanitaire et sociale à l’échelle planétaire. Considérons en effet la situation ou les laboratoires X, Y et Z ont chacun au stade des essais cliniques finaux 2 ou 3 médicaments de prévention de prédisposition génétique pour des allèles (variantes de gènes) détectables par des puces à ADN et dont la fréquence dans la population est en moyenne de 20%. Il s’agit bien sûr de médicaments à prendre durant toute une vie. Le coût de traitement par patient dans une situation de monopoles de brevets risque de se situer quelque part entre 300 et 10000 euros par an et par patient. Les médicaments actuels qui ressemblent le plus à ce schéma de par leurs caractéristiques (prescription pour prévention d’un risque, faible concurrence de génériques) comme les statines (une variété de médicaments diminuant les taux de choléstérol sanguin) nous donnent une petite idée de ce qui nous attend. Un médicament comme le Lipitor représentait en 2004 5% des ventes totales de médicaments aux Etats-Unis et un chiffre d’affaires mondial sur les 3 derniers mois de l’année de près de 3 milliards d’euros, pour un coût annuel par patient qui varie de plus de 1000 euros aux Etats-Unis à 300 dans les pays les plus déterminés à refuser la fixation libre des prix pour les médicaments remboursables brevetés.

Qui peut croire que des évaluations cliniques pourront permettre de préciser un jour l’efficacité et les risques secondaires de ces médicaments « préventifs » alors qu’il y aura plusieurs dizaines de milliards d’euros en jeu pour chacun, et qu’efficacité et risques ne seront souvent tout bonnement pas évaluables avant des dizaines d’années ? Lorsque de tels médicaments seront le marché, une terrible tenaille se refermera sur ce qui restera des systèmes de santé publique : ceux-ci devront choisir entre naissance d’un marché dual (la consommation de ces nouveaux médicaments étant réservée aux riches à l’extérieur du système public) et gouffre financier. Les raisonnements pharmacoéconomiques seront impitoyables : ils affirmeront que le coût de l’année de vie saine supplémentaire offerte par ces médicaments n’est « que de » quelques milliers d’euros. Ces affirmations seront probablement erronées, mais comme il faudra au mieux près de 30 ans pour disposer d’évaluations fiables, on pourra influencer les choix médicaux et ceux des patients pendant une très longue période sur leur base. Qui va payer les sommes concernées (entre 15 et 500 milliards d’euros par an pour un pays comme la France si chacun devait prendre un ou deux de ces médicaments) ? L’utilisation démagogique de l’angoisse des consommateurs vis - à - vis des maladies dégénératives jouera à plein et permettra de les instrumentaliser contre les défenseurs des priorités de santé publique. Car le pire n’est même pas le fait que les citoyens des pays développés se mettent soudain à goûter la situation qui constitue la règle dans les pays en développement. Ce seront les occasions manquées ou détruites de faire de la vraie prévention, celle des comportements, des conditions et des modes de vie, et de l’action politique résolue sur les facteurs qui les influencent - de la sédentarité liée à l’automobile au stress dans les temps de travail et de vie familiale, des facteurs environnementaux à l’alimentation et son organisation industrielle et publicitaire.

Il ne s’agit là que d’un exemple parmi d’autres des façons dont la construction d’un contexte social, économique et juridique ainsi que le débat citoyen sont essentiels pour que nous progressions de façon raisonnable dans les incertitudes liées aux nanotechnologies bio-médicales. Ecartons dès à présent l’absurde et le nuisible, et gardons l’esprit ouvert pour le reste. Nos gouvernements et plus généralement l’approche actuelle des choix politiques ne se donnent pas les moyens d’une politique des choix technologiques. Ils s’en remettent au privé sous le diktat de l’impératif de croissance et de création d’emplois, même quand tous les signes semblent indiquer qu’une stratégie dont les industriels réclament le soutien produira des résultats inverses, ou qu’elle présente des risques importants. Ainsi, les puces ADN peuvent aujourd’hui donner accès à des polymorphismes qui sont les cartes génétiques d’un grand nombre d’individus. Ce qui pose un problème c’est l’interprétation de telles données. On peut en effet avoir accès à une description des probabilités de risques d’origine purement génétique, par construction. Or, à de rares exceptions près (existent-elles ?), les facteurs environnementaux jouent toujours dans l’expression d’une maladie. On peut avoir le gène codant une maladie donnée et ne jamais l’exprimer. Il y a donc des risques énormes à tirer des conclusions de tels tests, tout d’abord en termes de diagnostic, puis de traitements préventifs. La révision en août 2004 de la loi de bioéthique a prohibé les usages des tests génétiques hors thérapeutique ou recherche médicales, ce qui interdit par exemple leur usage par les compagnies d’assurances. Cependant, comme nous l’avons vu, il existe également des risques dans le champ proprement médical. La vigilance s’impose donc pour encadrer l’exploitation de techniques aujourd’hui accessibles, très utiles pour la recherche mais pour lesquelles existent d’ores et déjà des projets d’application commerciale fondés sur des techniques non fiables et des principes inéquitables, qui soulèvent des questions éthiques et sociales majeures.

Remerciements particuliers à Véronique Kleck pour avoir avoir attiré notre attention sur les rapports du groupe canadien ETC Group et sur la politique du National Cancer Institute (NIH, US) en matière de nanotechnologies biomédicales.

[1] François Ewald, Régis Debray, Marc Guillaume et Hervé Le Bras. Un cinquième intellectuel, médecin qui devait apporter une caution proprement médicale à la campagne, s’est abstenu au dernier moment.

[2] Par exemple comprimé unique Triomune de la société indienne CIPLA (cf. The Lancet, 2 juillet 2004) que celle-ci a d’ailleurs dû breveter pour tenter de protéger son activité lors de l’entrée en vigueur de l’Indian Patent Act au 1er janvier 2005 (cette loi a introduit la brevetabilité des molécules en droit indien pour satisfaire aux obligations contractées lors de la signature des accords ADPIC).