De la croissance économique au développement humain

30  juillet 2007

Extraits de l’ouvrage paru au Seuil (1975)

    René Passet a préfacé ce premier ouvrage de Jacques Robin. Voici un extrait de cette préface qui fait apparaître tant l’estime qui unissait ces deux amis, que l’influence transdisciplinaire féconde du Groupe des Dix qui réunissait également autour de Jacques Robin et Robert Buron, de 1968 à 1976, notamment Henri Laborit et Edgar Morin.

... A l’économiste affligé par la pauvreté de modèles de comportement dont il n’ignore pas les conséquences catastrophiques au niveau des politiques de développement, Jacques Robin offre les perspectives ouvertes par la connaissance du cerveau humain, « cerveau tri-unique » tel que nous le révèlent MacLean et Laborit, « composé de trois éléments superposés dans l’ordre où ils se sont présentés dans l’évolution des espèces » ; soit (nous citons à peu près textuellement) :

-  le tronc cérébral, héritage du cerveau reptilien qui assure la coordination entre pulsion de survie et milieu environnant, siège des fonctions de base : faim, soif, reproduction ;

-  le système limbique, héritage des cerveaux des mammifères, siège principal de la mémoire et des automatismes, apte à reproduire les modèles offerts par les rapports avec l’environnement ;

-  le cortex associatif (ou néocéphale), propre aux mammifères supérieurs et particulièrement développé chez le sapiens, siège de l’imagination, de la création, de l’innovation, en bref de l’adaptation à une situation nouvelle vis-à-vis de l’environnement.

Parce, que ces trois sous-ensembles, en interaction étroite, sont faiblement hiérarchisés entre eux, il est faux de ramener le comportement humain à la pure rationalité de l’homo-économicus, homme au cerveau limbique dénué de toute imagination, affirmerons-nous sans craindre le démenti. L’hypothèse pseudo-simplificatrice de l’économisme constitue en fait ici une déformation. Et, il faut lui substituer, pour reprendre les termes d’Edgar Morin, « le jeu permanent et combinatoire entre l’opération logique, la pulsion affective, les instincts vitaux élémentaires, entre la régulation et le dérèglement ». A son tour, « l’irrationnel » fait donc intrusion dans la vie économique. Les économistes d’action le savent bien d’ailleurs - le moindre ouvrage de marketing en témoigne de façon significative - lorsqu’il s’agit de convaincre le consommateur. On pourrait, soit dit en passant, épiloguer longuement sur l’aptitude d’un même type d’organisation à proposer une certaine image de l’homme au niveau de l’interprétation des comportements et une image parfaitement contradictoire avec celle-ci au niveau de l’action efficace et de la récupération des agents économiques.

S’appuyant sur ces bases considérablement enrichies - dont la vraie richesse est mal exprimée en ces quelques lignes - J. Robin s’interroge alors sur ce que devrait être « une politique conjointe de l’homme et de l’espèce ». Mais nous laisserons au lecteur le soin de découvrir les perspectives, planétaires qu’il nous propose ici. Livre stimulant s’il en est, ouvrant à l’économiste des voies insoupçonnées ...

En acceptant de s’y engager, à la lumière de la science contemporaine, celui-ci pourra s’appuyer sur les efforts de quelques grands ancêtres : Quesnay et Marx bien sûr, mais aussi des classiques incontestables comme Stuart Mill ou Alfred Marshall. Il découvrira, retournant aux sources, les fondements d’une « économique ( ... ) science de la vie ( ... ) voisine de la biologie plutôt que de la mécanique » (A. Marshall) dont s’est éloignée une évolution théorique régressive trop sensible aux besoins de la formalisation, et exagérément soumise aux impératifs des systèmes industriels soucieux de l’administration des choses mortes plutôt que du bonheur des hommes.

Extrait de la partie III, « L’homme, l’espèce, et l’écosystème associé » (Pages 109 à 151) :

Les lignes de force de la société planétaire

Trois grandes orientations semblent polariser les lignes de force d’une « société planétaire » :

-  la stratégie générale ne s’y conçoit plus qu’à l’échelle du globe ;

-  la société tend à y privilégier l’existence de comportements biologiques adaptés ;

-  dans le domaine économique, s’instaure un « contrôle de l’orientation ».

1. Une stratégie à l’échelle du globe

Les sociétés industrielles et les sociétés de subsistance qui coexistent actuellement sur la Terre, et sont précipitées les unes vers la surabondance, les autres vers la pénurie par un mouvement qui les dépasse toutes, sont structurées en nations ou en états nationaux, fruits de différences géographiques, raciales, historiques, linguistiques et sociales. Elles se qualifient toutes de naturelles et de légitimes, et forment une mosaïque de sous-systèmes qui, pour survivre, ne tiennent compte que de leurs intérêts propres, sans aucune stratégie au service de l’espèce. Inutile d’insister : les égoïsmes nationaux sont patents, multiformes - des plus conservateurs aux plus révolutionnaires - et rétablissent la loi de la jungle dans les rapports internationaux, au moment même où plus aucune question importante pour l’espèce humaine ne peut être réglée autrement qu’à l’échelle planétaire.

Comment venir à bout de la pression démographique sans prendre des mesures intéressant toute la Terre ? L’inflation monétaire qui déferle sur l’économie mondiale, la crise monétaire internationale, l’incohérence des marchés agricoles peuvent-elles être surmontées sans recourir à des dispositions mondiales ? Des questions apparemment moins dramatiques comme le partage des mers, l’organisation de la pêche, la répartition des sources énergétiques (notamment du pétrole) peuvent-elles déboucher sur une solution efficace hors d’une analyse et d’une politique planétaire ?

Il est difficile d’en disconvenir, mais plus difficile encore semble-t-il, d’agir en conséquence [1]. De la Société des Nations à l’ONU en passant par tant et tant d’organismes internationaux, que de fois l’esprit de la coopération mondiale a été invoqué. En vain ! Dès qu’est mis en cause leur intérêt national immédiat, les chefs d’État du monde entier refusent tout abandon de souveraineté. Disons-le tranquillement : leurs attitudes sont criminelles à l’égard de l’espèce. Quels qu’en soient les prétextes, et surtout quand il s’agit de pays ayant eu tout loisir, dans l’histoire, de « disposer d’eux-mêmes », toute position nationaliste doit être considérée comme une agression directe contre l’humanité, au stade actuel de son développement.

Briser les structures mentales nationalistes, instituer une supranationalité planétaire constituent bien le primum movens d’une politique tendant à associer le développement de l’individu et celui de l’espèce au sein de l’écosystème. Les résistances seront acharnées : le christianisme et le marxisme eux-mêmes, malgré leur vocation internationale, ont dû composer avec cette idole des temps modernes qui réclame plus de sang qu’aucune de celles du passé, et dans l’adoration de laquelle tant d’hommes croient encore trouver leur sécurité.

Mais en nous orientant vers une telle stratégie d’ensemble à l’échelle planétaire, nous risquerions d’aboutir au renforcement des tendances à l’uniformisation, à la centralisation, à l’autocratie que nous condamnons, si nous ne favorisions pas en même temps le développement spontané de tous les éléments des sous-systèmes vers l’autonomie et la décentralisation, et leurs revendications de plus en plus ardentes en ce sens. Il est nécessaire que les multiples aspects géographiques, ethniques, sociaux, économiques, culturels des groupes humains s’épanouissent et s’interpénètrent, afin de permettre une complexité toujours plus grande de l’ensemble. La stratégie à l’échelle de la planète s’accompagne du besoin d’un élargis­sement de l’autonomie de la vie régionale, « nationale », communale, ce qui ne constitue pas une contradiction, mais au contraire, une complémentarité fondamentale.

2. La biologie et la société planétaire

Comment tenir compte dans la vie en société des indications, pour ne pas dire des impératifs de la biologie ?

Nous avons déjà évoqué quelques-unes des conditions indispensables à l’épanouissement des potentialités génétiques humaines et à la préparation, ou plus modestement à la préservation des chances d’une évolution complexifiante. Trois de ces conditions demandent à être analysées :

-  la diversification des environnements,
-  le respect des rythmes biologiques,
-  et la limitation des situations hiérarchiques.

Diversification des environnements. Urbanisation forcenée, autoroutes monotones, spectacles audio-visuels identiques, vacances en groupe, slogans passe-partout : tout concourt à l’uniformisation de l’environnement de l’homme moderne.

Les observations biopsychologiques montrent à l’évidence que le respect des environnements naturels et la diversité des environnements humains sont une condition indispensable pour l’épanouissement, le plein exercice et la préservation de nos facultés. Pour les enfants, ils constituent l’impératif même de leur développement, qui passe par toute une suite de moments critiques : faute des apprentissages nécessaires à un moment voulu, les connaissances correspondantes leur seront à jamais interdites. Certes, on pense d’abord à l’apprentissage du langage humain, de l’écriture, de la pensée conceptuelle : c’était l’une des hantises du XIXe siècle que ces « enfants-loups », recueillis dans la jungle ou les bois, qui ne s’exprimaient plus jamais que par cris. Mais il est aussi un temps pour apprendre le langage des choses, des plantes, des bêtes et des paysages ; et si les enfants de nos mégalopoles ne souffrent pas, comme ceux des pays pauvres, de cette carence de protéines qui fait des retardés mentaux pour la vie entière, ils manquent cruellement de ces « vitamines de l’environnement » qui, nous dit René Dubos, ne sont pas moins nécessaires. Ne nous étonnons pas de les voir, quelques années plus tard, transformés en « casseurs ».

Si l’on prend au sérieux cette notion de diversification des environnements, notre société tout entière est à remodeler : dans son visage même, avec l’architecture des villes, des usines, des hôpitaux, des crèches, et dans l’organisation des ateliers, des maisons de la culture, des villages de vacances et de repos. Le développement économique n’aura pas seulement à en supporter les charges : il y trouvera une impulsion toute nouvelle.

Respect des rythmes biologiques. Le mot rythme rappelle la notion de temps. Est-il facteur plus contraignant dans nos sociétés modernes que la chronométrie, véritable dictature du temps : temps du travail (heures obligatoires d’arrivée et de départ), temps de la circulation (feux rouges et feux verts), réveils et sonneries, temps chronométré des vacances, des départs d’avion ou de train, temps de séjour, temps organisé et limité des discussions, des rencontres, des fêtes ? L’obsession de « l’heure », de la « minute » détruit inexorablement les rythmes biologiques fondamentaux de la vie humaine.

Le chronomètre n’est pas notre seul tyran : les rythmes liés aux saisons, à la durée du jour, sont brisés par l’air conditionné et la lumière électrique. Les dommages biologiques qui résultent de la vitesse excessive des avions sont désormais bien connus, et l’on commence à évaluer ceux qui sont imputables à l’habitation permanente dans les grandes « tours » urbaines.

Les rythmes biologiques de la vie procréatrice de la femme, déterminants pour la vie entière de l’enfant, ne sont pris en considération dans les législations sociales que partiellement (avec de maigres semaines de repos avant et après l’accouchement). Et si l’absentéisme au bureau comme à l’atelier, prend de nos jours de telles proportions, c’est bien souvent parce que la maladie sert de « refuge », face au bouleversement des rythmes biologiques que représente le travail à la chaîne sous toutes ses formes.

Enfin, nous avons déjà fait état de la nécessité biologique, pour chacun, de disposer d’un « espace-bulle », d’un territoire privé qui lui sert de base pour engager des rapports féconds avec son prochain. De nombreuses recherches sont en cours, pour en déterminer l’ordre de grandeur, ainsi que la fréquence à ne pas dépasser, dans nos rapports avec les autres. Il semble que l’unité sociale de base, pour les échanges et les services mutuels, tourne autour d’environ 500 êtres humains. Curieusement, c’est là le chiffre généralement retenu par les ethnologues, pour les sociétés pré-historiques d’avant le néolithique. Il est clair qu’avec la bousculade quotidienne des « grands ensembles », du métro ou de la route, du travail, et finalement de l’hôpital même, nous crevons tous les plafonds de notre sécurité biologique.

Ce sera non seulement l’une des conditions essentielles, mais l’une des grandes motivations de la société planétaire de demain, que le retour à ce respect des régulations biologiques.

Limitation des situations hiérarchiques. L’organisation des systèmes vivants n’ignore certes pas les hiérarchies de fonction et de complexité, mais elle ne leur accorde pas de valeur permanente. Elle ferait plutôt penser aux matriochkas russes, les fameuses poupées gigognes, avec ses différents « niveaux de fonction superposés » qui prennent en charge, temporairement et pour une fonction donnée, le niveau fonctionnel inférieur et se soumettent à la fonction du niveau d’organisation supérieur : c’est ce qu’on appelle « l’ouverture verticale ». En contrepartie, une telle souplesse d’organisation n’est possible que parce que tous les niveaux fonctionnels répondent au même impératif : une « survie » de l’organisme individuel au moins suffisante pour assurer la perpétuation de l’espèce.

C’est bien cette association de l’individu à l’espèce que nous assignons comme tâche à la société planétaire. Or il est clair que dans les sociétés industrielles, nous sommes loin de compte. Partout, des hiérarchies permanentes de valeur se substituent abusivement aux hiérarchies provisoires de fonction ; rien ne qualifie le cadre supérieur ou le scientifique, par exemple, pour débattre d’un problème d’éducation ou d’une œuvre d’art. Finalement, c’est le contrôle même de la décision qui échappe aux intéressés : on l’a vu de façon dramatique lors de la guerre du Proche-Orient, mais c’est le cas quotidien dans la vie des entreprises, où les décideurs ne sont ni les travailleurs ni les techniciens, mais les gestionnaires et leurs banquiers. Jusque dans les clubs de vacances, ce sont les organisateurs qui prennent en charge les désirs de leurs clients.

La projection de ces régulations biologiques sur le plan humain impose un « redéploiement » complet de l’économie :

-  la diversification des environnements conduit à proposer des limites dans la construction des entreprises et des habitations ; à transformer l’urbanisme de telle manière que les hommes puissent garder des rapports féconds avec la nature et avec leur prochain ;

-  le respect des rythmes biologiques conduit à organiser une vie économique qui permette aux individus d’alterner leurs travaux manuels et intellectuels, à préserver des périodes de jeux et de fêtes, et à moduler librement les temps pour la réflexion et les temps pour l’action ;

-  la limitation des situations hiérarchiques conduit à privilégier les structures économiques qui permettent la participation du plus grand nombre aux décisions quotidiennes, dans le clan familial, dans la communauté de travail et dans toutes les circonstances de la vie sociale.

Nous voici préparés à envisager, fût-ce à l’état d’ébauche, les rapports économiques de la société planétaire et à retrouver sous un aspect renouvelé le thème de la croissance : la recherche d’une stratégie à l’échelle du globe, le respect des conditions favorables aux grandes régulations biologiques et écologiques obligent à concevoir un redéploiement complet du développement économique et par là même un contrôle, une maîtrise de la réorientation de la croissance économique.

Le contrôle de la réorientation économique.

Dans la perspective où nous nous plaçons, il est en effet impossible de concevoir une croissance de la production qui, sans rien changer de ses finalités, se contenterait de corrections de détail pour tenir compte de la « qualité de la vie » ou des « facteurs psychologiques ».

Ces derniers facteurs deviennent selon nous des effecteurs, c’est-à-dire qu’ils ont un effet déterminant sur l’orientation de la croissance. Il ne s’agit donc plus de contrôler la croissance, mais de l’orienter autrement et de conserver le contrôle de cette orientation nouvelle.

Gardons-nous d’en sous-estimer les difficultés.

Une maîtrise de la réorientation économique suppose d’abord la possibilité d’appréhender et d’évaluer un « lot d’informations » considérable.

L’économie moderne ressemble à la médecine du XVIIe siècle avec ses purges et ses saignées ; qu’il s’agisse de la crise monétaire internationale ou de l’inflation, les experts en la matière, toujours en retard d’une crise comme les militaires le sont d’une guerre, n’ont à proposer aux décideurs politiques que des thérapeutiques primitives et contradictoires. L’économie ne dispose encore que d’une méthodologie et d’instruments de mesure élémentaires. Il est probable que dans un proche avenir, elle fera des progrès considérables sur ces deux plans ; l’utilisation systématique de l’informatique, l’emploi régulier des ordinateurs de cinquième génération et de méthodes perfectionnées dans l’analyse des systèmes, telle que l’analyse multicritère pour la prise de décision faciliteront la réorientation contrôlée de la croissance économique.

D’autres obstacles se situent au niveau des mentalités. Dans le cadre des sociétés industrielles capitalistes, il existe une contradiction profonde entre le mythe du marché régulateur-naturel de toutes choses pour l’ensemble économique et l’emploi systématique de l’organisation. Les patrons et les gestionnaires des entreprises acceptent tous le fait que l’organisation est indispensable à la bonne marche de leurs affaires : gestion rationnelle, plan de financement, de trésorerie, d’investissement, direction par objectif ... Mais ils n’envisagent pas que cette organisation puisse être également valable pour le tissu industriel pris dans son ensemble. Généralement ce qu’ils préconisent pour leurs firmes, ils le refusent à la vie économique de leur pays.

A l’opposé, dans les économies de l’Est européen, on constate que les limites d’efficacité économique sont atteintes dès que la planification est le produit de décisions centralisées, hiérarchiques et bureaucratiques. Dans les rares occasions où cette contrainte a été partiellement levée (NEP, printemps de Prague par exemple) il en est résulté un jaillissement d’initiatives économiques tant collectives qu’individuelles qui donne bien la mesure de l’étouffement permanent habituel des ressources humaines. Comment surmonter les contradictions d’un développement économique mondial qui oscille entre les extrêmes de la surcroissance et du gaspillage dans les sociétés industrielles libérales, et du sacrifice de la vie individuelle et collective envers le renforcement de la puissance de l’État dans les pays communistes de l’Est ? Sans doute l’utilisation des moyens audio-visuels du type de la télévision par câbles et des sondages sectoriels, alliée à l’emploi des ordinateurs permettra-t-elle d’ajuster avec plus de souplesse les comportements des individus et le plan économique de développement. En réalité, c’est l’économie tout entière qu’il faudra réorganiser dans ses concepts, ses structures, ses modes de fonctionnement et ses motivations.

1. Des concepts à repenser. Tout est à repenser dans les domaines, notamment, de la comptabilisation économique, du profit, de la liaison plan-marché, de la propriété et des finalités de gestion de l’entreprise.

La comptabilisation économique ne peut plus se contenter de considérer les seuls objets produits. Pour être autre chose qu’une caricature de la vie réelle ou un leurre, il lui faut comptabiliser les éléments détruits et la valeur qualitative de la production. Et déjà dans nos sociétés industrielles, les règles du jeu classique sont bousculées par des interrogations toutes nouvelles : est-il acceptable qu’un élément de production puisse polluer son environnement ? Les habitants de Beaucaire et Tarascon sont-ils contraints d’accepter les odeurs des industries locales ? Par ailleurs qui paye le coût des mesures anti-pollution : le pollueur ou le consommateur ?

C’est l’acte économique lui-même qui doit être remis en question et c’est à quoi s’attachent en France et à l’étranger toute une série d’économistes en rupture de ban. Citons René Passet : « Gérer un patrimoine énergétique, structurer de l’énergie par de l’information afin de la rendre utile à l’homme, telle nous semble être l’essence de l’acte économique ... L’économie quantitative ne peut plus recourir aux évaluations traditionnelles si commodes ; il lui faudra, pensons-nous, emprunter à la thermodynamique de nouvelles unités de mesure que celle-ci nous paraît apte à lui fournir. Les premiers classiques et Marx avaient fait de l’heure de travail la source de toute valeur mais l’heure de travail n’est pas on le sait, une unité homogène. La définition d’une unité suffisamment universelle ne relève pas de l’utopie, et elle posséderait de multiples avantages par rapport aux prix... » [2].

La notion de profit demande à être dissociée des finalités que lui impose l’économie actuelle. Distinguons la production du profit, instrument de mesure de l’activité économique d’une entreprise industrielle ou d’une branche économique, de 1’appropriation du profit.

Le profit est effectivement un critère indispensable quand il mesure l’exploitation d’une entreprise pour la situer dans une confrontation sur les marchés ou dans une proposition d’objectif au plan. Or, actuellement le profit devient l’objectif même de l’entreprise et pervertit toute finalité économique. Pire encore : le profit est devenu le critère majeur à partir duquel vont être orientés les investissements qui déterminent le rythme et le type de développement de tout le système.

Mais c’est surtout au niveau de l’appropriation du profit que des changements décisifs s’imposent. Cette appropriation se fait actuellement en faveur soit des possesseurs du capital soit des gestionnaires poursuivant une politique de puissance et de croissance sans frein. Dans une économie réorientée, il faudra concevoir l’appropriation du profit dans le cadre d’un plan auquel se référera le tissu industriel de l’ensemble des entreprises.

La dialectique plan-marché revêt une importance décisive dans la perspective que nous traçons. Cette dialectique ne doit plus rester déréglée, comme elle l’est dans les économies modernes par des facteurs politiques et sociologiques plus ou moins dissimulés ; elle sera analysée en fonction d’un niveau de commande supérieur situé dans l’ensemble économique du développement.

Ici encore de nouvelles unités de mesure sont à créer pour déterminer celles des entreprises ou des branches d’industrie qui répondraient le mieux soit aux nécessités du plan, soit à celles du marché, soit à une combinaison des deux. René Passet propose de tenir compte de l’importance des « effets induits » en aval et en amont par les différentes branches industrielles pour décider si elles doivent être placées sous l’égide du plan ou sous celle du marché :

-  les branches à effets induits importants en aval et en amont relèvent du plan : c’est le cas des secteurs comme celui de la production d’énergie, de la production automobile (et des autoroutes), de la pétrochimie, des bâtiments sociaux... ;

-  les branches à effets induits mineurs relèvent du marché : objets de luxe, petits outillages mécaniques, artisanat, logement individuel, alimentation naturelle...

Ces derniers secteurs d’ailleurs ne seront nullement asservis aux critères classiques de la rentabilité à tout prix : ils seront au service de la « qualité de la vie » et leur valeur sur le marché sera celle du prix à payer pour mieux vivre. Ces secteurs ne paraissent pas non plus voués au dépérissement, comme dans la perspective orthodoxe du communisme soviétique : au contraire, ils peuvent représenter un volant de sécurité, d’autonomie régionale et locale pour les temps de crise où nous entrons. En ce sens, peut-être vaudrait-il mieux parler d’une économie parallèle (comme on parle d’une société ou d’une culture parallèles) que d’une économie de marché.

Des arbitrages s’imposeront à tous les niveaux : au niveau des choix entre équipements collectifs et équipements à usage individuel, entre consommateur et producteur ; ou encore entre les gains économiques à court terme et l’amélioration du cadre de vie, la préservation des ressources naturelles et le maintien des équilibres écologiques. L’exemple suivant nous fera mieux comprendre les types nouveaux d’arbitrage que requièrent le maintien et le développement de l’écosphère elle-même : le désir de rentabilisation croissante des productions agricole et animale aboutit en réalité par l’hybridation et la sélection des espèces, à un appauvrissement de la variété de la flore et de la faune, alors que nous comprenons par ailleurs que la stabilité de l’équilibre écologique est fonction de la diversité du système !

L’appropriation par la collectivité des moyens de production, premier point du programme marxiste, revient au centre de nombreuses discussions alors qu’il perd de son importance révolutionnaire. On l’a bien vu récemment au cours de la campagne présidentielle en France avec le débat sur les nationalisations. Les syndicats eux-mêmes dans les pays industrialisés de l’Ouest se dressent autant contre l’État-patron que contre le patronat privé. Les résultats de la collectivisation dans les pays de l’Est européen montrent qu’il ne suffit pas de réaliser l’appropriation sociale des moyens de production pour promouvoir un système économique équitable, efficace et souple.

Des distinctions sont à faire selon les diverses branches d’industries et les différentes entreprises ; des nationalisations s’avèrent indispensables, mais la nationalisation ne constitue pas une réponse économique passe-partout.

Il est également judicieux de proposer un système d’apport de capitaux pour financer l’innovation technologique. Ces « capitaux à risque », nécessaires pour assurer l’évolution technique de la créativité peuvent provenir des pouvoirs publics ou du privé ; ils ne confèrent pas de droit sur la direction de l’entreprise mais sont à rémunérer en fonction du risque couru.

2. Des entreprises à réformer. Dans les sociétés industrielles, l’entreprise a d’abord été utilisée par ses propriétaires comme un outil de maximalisation du profit : le propriétaire était tout à la fois l’apporteur des capitaux et de la technique et l’animateur de l’entreprise.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, les grandes firmes industrielles, souvent dénommées « les multinationales », poursuivaient l’objectif principal de la croissance à tout prix : les gestionnaires de ces entreprises, aidés par les cadres de la « technostructure » s’efforcent de tourner avec le capital le plus réduit possible et utilisent le profit pour la croissance tous azimuts de l’entreprise.

Dans une économie réorientée, l’entreprise recherchera une autre finalité, celle d’un développement en harmonie avec les intérêts conjugués du plan de l’industrie, du capital engagé, du travail et des consommateurs. Il est illusoire de prétendre poursuivre une telle finalité sans remettre en question la réalité du pouvoir dans l’entreprise ; sans cela, les techniques dites modernes de gestion, comme la direction participative par objectifs ou l’emploi de la psychologie industrielle, ne serviraient que d’instruments de récupération par les tenants du capital et les gestionnaires.

La participation n’a de sens que si elle intervient à tous les niveaux de la vie de l’entreprise jusqu’à celui de la décision, avec tous les risques que ce dernier comporte. On constate que dans le cas de nationalisation des grands moyens de production, une bureaucratie se développe souvent, qui se comporte dans la centralisation des décisions avec la même dominance que dans la gestion privée.

La participation à la décision est la seule voie féconde pour parvenir à une relative autogestion ; ce mot est employé actuellement avec des contenus pour le moins ambigus. Il n’empêche que la nomination des organismes d’administration et de gestion des entreprises avec un large consensus des hommes et des femmes qui y travaillent, la discussion des décisions appliquées dans la vie quotidienne et dans les orientations du développement de l’entreprise joueraient un rôle décisif pour transformer réellement les méthodes hiérarchiques actuelles.

Bien entendu, ces efforts de participation active n’auraient qu’un sens restreint s’ils n’étaient conjugués avec des efforts identiques au niveau de l’élaboration des plans industriels et commerciaux, tant nationaux, que régionaux et locaux.

3. Des questions brûlantes. Dans la perspective d’un tel redéploiement contrôlé à l’économie, il ne s’agit pas seulement de renouveler des concepts ; il faut pouvoir apporter des réponses nouvelles aux problèmes les plus brûlants de l’actualité.

Nous en évoquerons trois :

-  Quelle attitude adopter vis-à-vis des firmes multinationales ?

-  La progression vers la société planétaire nécessite-t-elle un ralentissement de la croissance économique dans les pays industrialisés, même en dehors de l’évolution de la crise actuelle ?

-  Comment équilibrer les relations entre les économies des nations industrielles et celles des pays sous-développés ?

Les entreprises multinationales, ce sont celles qui créent à partir de leur position nationale, de nombreuses et importantes filiales de production et de commercialisation dans les autres pays du monde. Leur emprise se poursuit depuis la dernière guerre mondiale à un rythme de plus en plus rapide. En majorité américaines, elles représentent un phénomène caractéristique de la situation économique moderne. Après s’être imposée en force aux États-Unis, la concentration économique envahit peu à peu les zones européenne, japonaise, canadienne : aux États-Unis, quelques géants industriels contrôlent environ 80 % de chacun des principaux secteurs de la vie économique ; dès 1980, des groupes de même importance assureront 65 % du chiffre d’affaires de l’industrie allemande ; une cinquantaine de grandes entreprises mondiales réalisent des chiffres d’affaires supérieurs au produit national brut de pays industrialisés de l’importance de la Belgique ou de la Hollande !

L’objectif de ces firmes est évident : recherche de la croissance avec le maximum de rentabilité afin de financer toujours plus de croissance ; pour ce faire, elles se diversifient dans des branches dont elles ignorent au départ la technologie (parmi de multiples exemples, citons Volkswagen qui investit dans l’agriculture brésilienne !) ; si nécessaire elles n ’hésitent pas à retarder la mise en œuvre de certaines inventions technologiques qui feraient perdre le bénéfice attendu de l’innovation ancienne.

Ces entreprises sont amenées à entretenir des liens étroits avec les centres de décision politiques, économiques et plus encore financiers et bancaires. Leurs dirigeants sont en général obsédés par cette « plus-value de pouvoir », bien analysée par Gérard Mendel [3] qui les pousse à se heurter, plus ou moins ouvertement aux objectifs des politiques nationales et sociales des pays dans lesquels elles sont implantées.

Ces réalités sont en elles-mêmes assez sinistres et le slogan selon lequel les multinationales feraient le jeu d’un capitalisme monopoliste de l’État ne fait qu’abuser l’opinion. Ce qui frappe au contraire, c’est le conflit croissant entre les états nationaux souvent incapables de dominer les moyens de la technologie et ces firmes multinationales qui parviennent à manipuler le système des prix et des marchés par-delà les frontières nationales. On a vu récemment le gouvernement français proposer que les états se substituent aux grandes compagnies pétrolières pour discuter avec les principaux pays exportateurs de pétrole ; de tels conflits illustrent parfaitement les blocages imposés aux pays industriels par leurs structures nationales ! On n’éludera pas longtemps la nécessité d’instituer des pouvoirs politiques à la mesure des firmes supranationales, c’est-à-dire pour le moins à l’échelle des grandes zones géographiques du globe : l’organisation de grandes régions géographiques paraît une étape indispensable vers la société planétaire qui d’ailleurs une fois instituée ne cessera pas de s’appuyer sur elles.

Le problème de la croissance des pays industrialisés, qui depuis le premier rapport du Club de Rome s’enlisait dans des débats théoriques, est revenu d’une actualité brûlante depuis l’étatisation par les pays arabes de l’arme du pétrole.

Il paraît probable que des situations identiques vont surgir, crises après crises, pour d’autres matières premières utilisées par les sociétés industrielles : cuivre, uranium, étain, manganèse...

Chaque fois, les nations des pays industriels découvriront brutalement la fragilité des assises de leur système économique qui reposait en grande partie sur l’exploitation aveugle et incontrôlée des ressources du reste du monde et en particulier de celle du pétrole, à très bas prix. Elles se croyaient maîtresses du jeu et voici qu’elles se retrouvent, notamment pour cet oxygène de l’économie qu’est l’énergie, dans une situation de dépendance incroyable et financièrement vulnérable. La crise financière mondiale, fouettée par l’existence des eurodollars et surtout depuis peu par les jeux des pétrodollars, vient révéler au grand public incrédule les impasses tragiques de notre système monétaire international. La banque mondiale .prévoit que les pays producteurs de pétrole disposeront en 1980 de 650 milliards de dollars en réserve : de quoi acheter plusieurs grands secteurs de tous les pays industrialisés !

Même si la crise due à la pénurie des matières premières et la lutte contre l’inflation ne l’imposaient pas, le redéploiement de l’économie, tel que nous le concevons, suppose un ralentissement de la croissance, à un rythme variable, des pays industrialisés. Il s’agit de tout autre chose que de faire de nécessité vertu : ce ralentissement aura lieu que nous le voulions ou non, mais il dépend de nous qu’il se fasse en bon ordre et ne tourne pas en débâcle. Un nouveau projet de société suppose non seulement des modes de développement différents, mais des motivations nouvelles de l’économie. Nous avons mieux à faire que de rouler très vite tous les week-ends, acheter les gadgets suggérés par la publicité, consommer toujours davantage d’objets. Dans ses réflexions bio-ethnologiques, Leroi-Gourhan insiste beaucoup sur le fait que l’homme moderne ne s’engagera hardiment dans une nouvelle forme de vie que s’il apprend et accepte une fréquentation directe de la nature, s’il assume sa vie sociale quotidienne dans des communautés moins denses que les banlieues des grandes villes, bref s’il repense son équilibre biologique et ses motivations. Au total, il faut retrouver le sens profond d’un ralentissement accepté de la croissance dans les pays industrialisés.

L’équilibre à trouver entre l’économie des pays développés ou sur-développés et les pays en développement, sous-développés ou précipités dans la pénurie, pose un problème encore non résolu.

Des propositions trop hâtives comme celles de Sicco Mansholt ont abouti à la diffusion de pseudo-solutions ou à la présentation contestable de thèses exactes : la diminution de la croissance dans les pays industriels ne facilitera pas automatiquement la réduction de l’écart entre les niveaux de vie des pays riches et des pays pauvres.

D’ailleurs cette classification sommaire est entièrement à revoir. La richesse est fragile si l’on vit au-dessus de ses moyens. Des pays aux premiers stades de leur développement économique, social et technologique, si les hasards de la géographie et de l’histoire les ont mis en possession de ressources dont l’exploitation révèle des limites critiques dans l’état actuel de l’économie mondiale, peuvent se retrouver du jour au lendemain à la tête de richesses fabuleuses et volatiles !

A l’heure actuelle, les facteurs de richesse et de pauvreté semblent se combiner de cinq façons différentes dans les pays du monde tels qu’ils sont pour conduire aux extrêmes de la surabondance ou de la pénurie :

-  l’immense Chine, avec un niveau de vie modeste mais en progression continue paraît disposer des moyens de son autosubsistance ;

-  les États-Unis et l’Union soviétique, avec de formidables réserves de ressources naturelles et les moyens technologiques de les mettre en œuvre, paraissent être en mesure de poursuivre pendant un certain temps encore leur croissance et par là même d’accroître leur puissance relativement aux pays moins favorisés, fût-ce au détriment de l’équilibre général ; pourtant les États-Unis commencent à être importateurs de matières premières et d’énergie et l’Union soviétique manque de céréales ;

-  de nombreux pays de l’Europe occidentale, et pis encore le Japon, avec une vieille histoire et de grands moyens technologiques risquent de se trouver dans une situation difficile en raison de leur pauvreté en matières premières et en énergie, alors qu’ils s’attendaient à une amélioration constante d’un niveau de vie relativement élevé ;

-  les pays exportateurs de pétrole, en particulier au Moyen-Orient, viennent de « décrocher le gros lot ». Reste à savoir s’ils auront la sagesse d’en faire bénéficier durablement leur économie et leur corps social, sans dépasser la mesure acceptable par leurs clients qui ne manquent pas de moyens de rétorsion. Dans ce qu’on appelait naguère encore uniformément le Tiers Monde, d’autres pays s’apprêtent à tirer profit, en l’état actuel de l’économie mondiale, des ressources « critiques » dont ils peuvent disposer ;

-  le reste, qu’il faut désormais désigner comme le « Quart Monde », le « lumpenprolétariat » de l’économie, ou plutôt de la dys-économie planétaire, compte les deux tiers de la population mondiale, surtout localisés dans les régions d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ; avec une expansion démographique aberrante et des chances de plus en plus réduites de pourvoir à sa subsistance, il risque d’être bientôt acculé aux extrêmes de la misère et du désespoir.

Seuls, un redéploiement de l’économie dans les nations industrielles et des orientations nouvelles dans les pays en développement permettraient de résoudre ces problèmes. Cette rééquilibration coïnciderait parfois avec les intérêts légitimes des travailleurs des pays industrialisés car le ralentissement de la croissance dans ces pays permettrait de favoriser l’enrichissement des tâches, la limitation du travail à la chaîne et de mettre fin à l’exploitation de la main-d’œuvre importée. Cela impliquerait aussi des restrictions volontaires à la production de biens de l’industrie légère, biens qui sont à l’inverse indispensables, semble-t-il, à une industrialisation progressive des pays sous-développés.

De telles propositions pour le redéploiement des économies nationales en fonction à la fois des individus, de l’espèce et de l’écosystème tiendront nécessairement à la programmation d’une gestion planétaire. Mais dans la pratique il est probable qu’elles se préciseront dans leur progression même à travers toute une série de niveaux d’organisation géographique.

4. Les niveaux d’organisation géographiques. Il faudra en effet regrouper dans des zones géographiques relativement homogènes des pays complémentaires ou apparentés par leurs ressources naturelles, leurs traditions culturelles, leurs régimes socio-économiques et leur niveau de compétence technologique, pour aborder utilement l’étape des échanges équilibrés entre les régions.

Dans le groupe des sociétés industrielles, deux régions se détachent : les États-Unis d’Amérique et l’Europe occidentale. Dans ces zones, le niveau de vie élevé et la compétence technologique pourraient permettre le développement vers un type de société favorable à la fois à l’évolution de l’espèce et à l’épanouissement des individus dans le respect des équilibres écologiques.

Certains observateurs pensent que les États-Unis d’Amérique constituent un terrain d’élection pour des changements profonds des structures économiques et sociales : l’extrême puissance de leurs ressources et de leurs moyens technologiques paradoxalement associée à la remise en question par la jeunesse active ainsi que par nombre de scientifiques et de cadres industriels de l’american way of life, le profond ébranlement qu’y subit la société, consécutif à la reconsidération du problème noir, à la guerre du Vietnam, à la découverte du « reste du monde » et à la forfaiture de Watergate, sont autant de facteurs favorables au changement. A l’inverse, les forces conservatrices demeurent redoutables et rien n’assure que les intérêts militaires et économiques ne s’imposeront pas finalement aux esprits fidèles à la grande tradition américaine du progrès dans la liberté ; la position de force que les États-Unis accentuent aujourd’hui grâce à la manipulation des euro et arabo-dollars, à l’utilisation de leurs surplus alimentaires comme moyen de pression politique, et à la perspective de l’industrialisation des espaces russes, oblige à la plus extrême réserve quant à la capacité des États-Unis d’émerger dans la nouvelle société.

En dépit de l’opinion de Rostow [4], il n’est pas impossible que l’Europe soit destinée à devenir le premier creuset des éléments nécessaires pour parvenir, finalement, à la société planétaire. Certains atouts sont réunis pour réussir un tel alliage : le niveau de vie est élevé, les premières institutions du Marché commun ont permis un début de transformation des mentalités, déjà préparées par les luttes sociales et les guerres des XIXe et XXe siècles ; les forces politiques, sociales et syndicales ont acquis une solide expérience des procédures de conflits avec les forces dirigeantes privées ou étatiques.

Dans le domaine économique, un premier pas, timide encore, a été fait : diverses modalités de planification économique, plus ou moins incitatives ou contraignantes, ont été mises à l’essai. Un passé de luttes politiques et sociales a permis de former des citoyens capables sans doute de mettre en place de nouveaux types de rapports entre individus et sociétés ; on peut espérer favoriser ainsi la généralisation de l’information socio-économique, le contrôle de la publicité pour la ramener à son rôle légitime de moyen d’information, la pratique de la formation permanente en réservant une partie du temps de travail pour la culture, la participation des salariés des entreprises au pouvoir de décision.

Si une telle orientation se dessinait, elle impliquerait la nécessité que se crée un pouvoir politique européen digne de ce nom, la limitation de l’influence économique américaine, la multiplication des rapports entre Marché commun et Comecon, le contrôle des multinationales en Europe et l’extension d’une planification souple aux grands secteurs économiques.

En dénonçant le principe de la supranationalité, le général de Gaulle, personnage historique, mais bombe à retardement du XIXe siècle, a pu saper l’organisation européenne dans les années décisives de 1960. Dans un même sens, en dépit des apparences, certains socialistes avancent que les états nationaux de l’Europe occidentale doivent devenir socialistes avant que puisse être envisagée une structure élargie de l’Europe ; leur thèse, bien qu’elle s’appuie sur des raisonnements soi-disant dialectiques reflète sans doute leur difficulté à dépasser la notion des « sous-ensembles » de production.

Ainsi les facteurs positifs et négatifs se balancent ; on peut espérer que l’Europe jouera un rôle de cristallisateur, dans ce formidable malaxage de la société planétaire que certains appellent la mondialisation. Mais au prix de combien d’errements, de quels drames ? On peut supposer aussi qu’en cas de crise généralisée et prolongée, son histoire millénaire de guerres et de fléaux de toute sorte lui donnerait plus d’endurance que d’autres. N’oublions pourtant pas ses handicaps : les rivalités fratricides, la redoutable dépendance énergétique où elle s’est placée récemment, le brusque déséquilibre de sa production agricole et de sa population paysanne, qui la rendent plus vulnérable qu’elle n’avait jamais été.

Aux côtés de ces régions, où il semble que pourraient se créer, dans un temps relativement court, des modèles d’une nouvelle réorientation économique, d’autres zones géographiques sont intéressantes à considérer, et notamment les pays industrialisés ou en cours d’industrialisation liés au capitalisme d’État (URSS, pays de l’Est européen). On pourrait penser a priori que l’appropriation collective des moyens de production y facilite l’adaptation d’un plan général de société favorable à l’épanouissement bio-psychologique des individus. En fait, nous l’avons déjà dit, la notion de propriété ne semble pas être la clé du problème ; c’est au principe même du pouvoir qu’il faut s’attaquer. La nécessité de transformer les mentalités pour parvenir à ces structures économiques moins hiérarchiques se heurte à des obstacles considérables qui tiennent aux automatismes socioculturels imposés depuis plusieurs générations pour ne rien dire du long passé autocratique de la grande Russie. L’exemple d’un foyer européen occidental en évolution vers de nouveaux modèles de développement économique aurait sans nul doute un effet de contagion pour ces pays de l’Est européen.

Au Mexique, dans certains pays d’Amérique du Sud et d’Afrique, mais surtout dans le sous-continent indien de l’Asie du Sur Est, la démographie galopante pose le problème crucial. La maîtrise de la croissance de la population est devenue la première des tâches, celle sans laquelle aucun démarrage de l’économie n’est possible. Mais le drame c’est que beaucoup de ces pays - on l’a bien vu à la conférence de Bucarest - moralement et légitimement méfiants à l’égard de toute politique de régulation démographique qui servirait d’abord les intérêts de l’Occident, ne conçoivent de ralentissement de la croissance de leur population qu’en fonction de l’amélioration de leur niveau de vie. Combien de dizaines, de centaines de millions de morts faudra-t-il pour sortir de ce cercle vicieux ? De toute façon cette amélioration, si elle devient enfin possible grâce à la régulation démographique et à une répartition plus équitable des ressources mondiales, suppose un redéploiement complet de l’économie de ces pays ; celle-ci, même si elle n’est plus mise au pillage par le monde industrialisé, reste encore trop souvent fascinée par ses méthodes. Se doter d’une industrie lourde comme l’URSS, d’une aviation à l’américaine, n’est-ce pas le premier rêve d’un État « décolonisé » ? Or, la première urgence est bien celle du développement de la production agricole de ces pays ; cela suppose à la fois la transformation radicale des structures politiques et sociales de ces pays, à commencer par celles de leurs régimes fonciers et l’adaptation des moyens de l’agriculture moderne aux conditions locales. L’arrogance des techniques « d’aide au développement » dans ce domaine comme dans celui de l’industrie n’est pas moindre que celle des missionnaires des siècles précédents. On peut pourtant espérer que l’examen des diverses expériences qui se sont déroulées depuis la dernière guerre mondiale (comme celles rapportées par René Dumont) ou les connaissances accumulées par les experts de l’ONU, l’autocritique des tentatives économiques faites dans des pays à monoculture comme Cuba ou à monomatière comme le Chili, enfin et surtout la réaction des exportateurs de ressources « critiques » contre les prix anormalement bas qui leur étaient fixés par les importateurs, permettront à ces pays de développer des modèles économiques entièrement nouveaux.

Telles se dessinent les lignes de force de la société planétaire : stratégie à l’échelle du globe, structures adaptées aux comportements biologiques, redéploiement du développement économique.

Le projet d’une civilisation nouvelle

Les orientations que nous venons d’évoquer ont été explorées par divers chercheurs, d’une manière plus ou moins éparse ; les données bio-anthropologiques que nous avons rassemblées leur procurent, pensons-nous, l’assise nécessaire pour concevoir le projet d’une civilisation nouvelle.

Des mesures concrètes peuvent-elles dès maintenant être proposées dans ce sens, pour le cas où des forces sociales suffisantes en révolte contre les modes actuels de développement viendraient à les soutenir ?

Deux écueils sont à éviter : l’établissement d’un catalogue fourre-tout, à la manière des programmes électoraux où ne sont oubliées aucune des catégories socio-professionnelles existantes ; et la proposition de mesures utopiques mal assorties aux mentalités et aux possibilités actuelles.

Certaines des propositions que nous allons énoncer, même appliquées immédiatement, n’auraient de répercussion qu’à long terme ; d’autres au contraire produiraient leurs effets plus rapidement ou créeraient un choc psychologique immédiat. Nous limiterons volontairement notre approche aux mesures qui semblent applicables dans une région industrialisée comme la France et dans un ensemble plus important comme l’Europe.

1.L’éducation, clé de l’avenir

Bien plus que dans toute autre espèce animale, la longue période d’apprentissage et de maturation de l’enfance, puis de l’adolescence du jeune homo sapiens revêt une importance capitale.

L’éducation conditionne l’avenir et seule la considération de l’avenir peut, dès maintenant, éduquer les éducateurs. La mémorisation des comportements familiaux et sociétaires qui entourent les premiers pas du petit de l’homme, les automatismes socioculturels qui restent engrammés en lui attestent à quel point l’apprentissage, l’acquis, l’éducation peuvent s’insérer dans l’inné de l’homme dont nous sous-estimons d’ailleurs l’importance.

Les premières semaines, les premiers mois, les premières années jouent un rôle décisif pour l’avenir de l’être humain : l’information reçue s’inscrit dans les structures et les circuits cérébraux en plein développement. La chaleur et les odeurs du corps maternel, la prise au sein, les caresses de la mère jouent un rôle essentiel. Un projet de nouvelle société digne de ce nom commencerait donc par le commencement et permettrait à la mère de cesser tout travail professionnel pendant un an au moins après la naissance. Mère et père doivent trouver un soutien financier leur permettant une vie attentive près de leur enfant ; ils ont à être informés, à se convaincre eux-mêmes de leur rôle irremplaçable au chevet du berceau, où leur image jumelée est riche de tout un monde pour le nouveau-né.

La société planétaire n’émergera que d’un changement profond, intervenant dès maintenant, dans l’éducation. L’objectif peut être clairement défini : substituer au maximum, à tout ce qui est automatique et spécialisé dans l’éducation, ce qui est associatif et global - nourrir la pensée analogique au moins autant que la pensée digitale. Si les sociétés industrielles apparaissent si souvent bloquées, c’est pour une bonne part parce que les jugements de valeur de son milieu sont inculqués au tout jeune enfant par voie de dressage sans apprentissage associatif.

La situation de l’éducation automatique actuelle est surtout préjudiciable aux enfants pauvres ; Piaget souligne une mesure essentielle pour la période préscolaire : « ... pour les enfants des classes défavorisées, l’école maternelle doit fournir un milieu moralement et intellectuellement enrichissant, susceptible de compenser par son atmosphère et surtout par l’abondance et la diversité du matériel employé, la pauvreté du milieu familial, en fait d’incitations à la curiosité et à l’activité. »

L’éducation sera orientée pour permettre à l’enfant, puis à l’adolescent, de comprendre les relations, la généralisation, l’association et les structures. C’est la conception d’idées générales qui caractérise l’homo sapiens. Cette activité associative des idées et des concepts sera d’autant plus féconde qu’elle s’exercera sur un « matériel mémorisé » plus abondant ; d’où la nécessité d’une collecte des faits, d’un apprentissage de la mémoire mais avec, à chaque niveau d’intégration, une étude attentive des « rapports des faits entre eux ». Les méthodes d’enseignement de relations auront un rôle capital à jouer dans l’avenir, tout comme les notions apportées par les mathématiques des ensembles, la connaissance des lois et de l’évolution des êtres vivants, et celle des comportements conscients et des processus inconscients ...

Dans les phases d’enseignements secondaire et universitaire, l’éducation interdisciplinaire doit l’emporter sur l’enseignement spécialisé d’aujourd’hui ; il faut donc que les enseignants soient capables de généraliser eux-mêmes, d’analyser les structures qu’ils emploient et de les resituer dans les autres disciplines.

Il s’agira également de développer la connaissance et la pratique individuelle de la méthode expérimentale, Piaget recommande deux mesures précises à ce sujet : « ... la première consiste à prévoir des programmes mixtes avec heures de science, où l’élève puisse se livrer à des expériences par lui-même et non pas dictées dans le détail ; la seconde solution revient à consacrer certaines heures de psychologie à des expériences de psychologie expérimentale ou de psycho­linguistique. »

Une telle orientation suppose que l’éducation n’ait plus pour objectif de donner une information spécialisée, destinée en principe [5] à une activité professionnelle utile, comme c’est le cas dans nos sociétés industrielles, mais dispense une information généralisée, véritable matrice des capacités d’invention et de créativité qui trouveront leur plein emploi dans la société de demain.

Autre nécessité : trouver un juste équilibre entre activités intellectuelles et manuelles. La pratique des classes de la nature et de l’écologie sur le terrain, de l’agriculture, de l’outillage mécanique, des moteurs, le contact concret avec les objets manquent cruellement à l’éducation des jeunes des sociétés industrielles ; ces derniers sont bourrés de connaissances réduites à leur squelette d’informations, sans qu’on leur apprenne à apprendre et à former leur jugement.

La formation permanente est appelée à revêtir une importance exceptionnelle. Des tentatives diverses sont en cours en Scandinavie et dans les pays de l’Est. En France, des hommes comme Laurent Schwartz, Jacques Delors et René Passet se consacrent à cette tâche. La formation tout au long de la vie de l’homme. est rendue nécessaire par le décalage existant entre l’évolution des techniques et celle des mentalités ; elle tendra aussi à diminuer les inégalités sociales en offrant à chacun, à tout moment de sa vie, une deuxième ou une troisième chance. Face à une culture en miettes, c’est tout le champ de l’avenir qu’elle doit permettre, globalement, de labourer.

L’éducation ainsi envisagée constitue la voie royale des transformations sociales qui permettraient l’accès à une société planétaire. Si la connaissance vérifiable reste le fondement même de toute .information efficace, la science ne saurait rester ce qu’elle est, hiérarchique, mandarinale, spécialisée et tournée vers l’application technologique. Elle ne doit jamais oublier sa nature première qui est la remise en cause permanente et la prise en compte incessante de toute nouvelle connaissance. « La science, dit Karl Popper, s’achemine vers le but infini encore qu’accessible de toujours découvrir des problèmes nouveaux, plus profonds et plus généraux, et de soumettre ses réponses, toujours provisoires, à des tests toujours renouvelés et toujours affinés. » [6]

2. Pour la sauvegarde du monde futur

Il est urgent que des groupes d’étude soient chargés par des organismes à vocation internationale, hors de toute considération partisane ou nationaliste, de préparer celles des mesures qui seront décisives pour l’avenir du monde. Parmi les recherches qui s’imposent à cet effet, citons en priorité :

-  la définition du niveau optimal de population dans les diverses zones géographiques du globe et dans l’écosystème terrestre tout entier, ainsi que les moyens d’y parvenir ; les limites acceptables de la densité de population et de la fréquence des communications entre les hommes - autrement dit la délimitation du territoire, de 1’« espace-bulle » nécessaire à chacun, pour sa propre sécurité et pour la fécondité de ses rapports avec son prochain ;

-  la protection du patrimoine génétique de l’espèce humaine non plus seulement contre sa dégradation qualitative au niveau des populations, mais contre les possibilités de manipulation de l’hérédité des individus qui s’ouvrent à la biologie moléculaire ;

-  le contrôle social des psychodrogues. Dans un avenir très proche, des psychodrogues capables de modifier profondément les comportements seront mises sur le marché : on imagine sans peine les conséquences que pourrait entraîner leur emploi incontrôlé non seulement par les intéressés, mais aussi et surtout par les puissances dominantes du moment ;

-  l’effet des mass-media, des méthodes et des moyens audiovisuels sur les comportements, ainsi que la protection de la vie privée contre les intrusions sociales de toute nature, à commencer par l’abus des moyens de « mise en fiche » qu’offre l’informatique ;

-  les seuils de tolérance de l’organisme humain aux pollutions de toute sorte, et de son adaptation aux situations de stress qui se multiplient dans tous les domaines de la société industrielle ;

-  les composantes des grands équilibres écologiques de l’écosystème terrestre lui-même, et les seuils de sa tolérance à l’impact des activités humaines qui, même s’il reste encore relativement faible au niveau global, peut être et se révèle déjà ponctuellement désastreux.

Ce ne sont là que quelques exemples des travaux à portée lointaine qui doivent être entrepris, réorientés ou regroupés sans délai, si l’on veut réserver toutes ses chances à la génération qui vient.

3. ...et pour sortir de l’impasse actuelle

Parmi les mesures à préparer ou à prendre dès maintenant, il en est bien d’autres que celles dont nous ne pouvons escompter l’effet qu’à long terme. Nous allons en citer quelques-unes, dont certaines porteraient leurs fruits assez rapidement, et dont les autres sont destinées à créer un effet de choc. Il le faudra pour la période de crise où nous entrons, avec ses risques d’aggravation des désordres et des injustices de toute sorte, ses tentations de durcissement social ou national, de repli sur soi individuel et de morosité générale. Ce n’est pas par un renforcement des contraintes extérieures que nous sortirons de l’impasse actuelle, mais par une reprise en main de nos responsabilités à tous les niveaux : la désintoxication des drogues de la surcroissance n’est pas une pénitence, mais une libération.

En tête des urgences, nous placerons les dispositions concernant la démographie. Elles comprennent :

-  le développement de l’information sur la contraception ; l’information sexuelle à la fois la plus large et la plus humaine possible, l’ouverture de crédits pour la recherche de méthodes de contraception plus efficaces, avec moins d’action sur le cycle hormonal féminin ;

-  la libéralisation de l’avortement qui constitue à la fois une ultime sauvegarde partout où se développent le cancer d’une natalité sans frein et une élémentaire revendication des libertés humaines, à commencer par celles des femmes.

D’autres mesures peuvent bloquer dans des délais assez courts, le processus actuel d’urbanisation :

-  arrêt de la construction des grands ensembles d’habitation où de redoutables tensions psychologiques prennent la suite de la misère physiologique des taudis ;

-  développement accéléré des équipements collectifs pour les transports urbains avec de larges zones de circulation pour les piétons ;

-  limitation de la vitesse des voitures sur les routes, source d’une agressivité d’autant plus meurtrière qu’elle est démultipliée par la puissance mécanique ;

-  aide financière et administrative pour la création de villes moyennes et de villages équilibrés, dans lesquels la décentralisation ne concernerait pas seulement les unités de production, mais aussi les unités de recherche et de services ;

-  développement de communautés capables de devenir des cellules de vie autonome et créatrice, hors des circuits classiques de la vie industrielle.

Des mesures concrètes concernant les nuisances pourraient donner des effets très rapides :

-  dispositions obligatoires pour diminuer le taux de soufre dans les combustibles liquides et pour réduire la teneur en oxyde de carbone des gaz d’échappement des automobiles ;

-  mesures coercitives contre la pollution atmosphérique d’origine industrielle, la pollution chimique des rivières et des fleuves, la pollution des mers par les boues, les rejets et décharges de toute nature, la pollution de la nourriture par les méthodes mêmes de l’agriculture industrielle ;

-  mise à la charge des entreprises polluantes, par imputation sur leurs marges bénéficiaires, du coût des dispositifs d’épuration ;

-  recyclage des produits non biodégradables.

Et pour l’immédiat, dira-t-on, en ne pensant qu’à la crise économique ? Loin de se laisser paralyser par celle-ci, il s’agit de préparer dès maintenant le redéploiement ultérieur de l’économie. Le problème majeur n’est plus de « refroidir » la croissance - des contraintes sur lesquelles nous avons peu de prise s’en chargent - mais de tirer parti de nos difficultés actuelles pour obtenir cette égalisation dans la distribution des ressources, des revenus et des chances individuelles, à l’échelle nationale et internationale, que le miroir aux alouettes de la surcroissance permettrait de remettre perpétuellement à plus tard. Il le faudra de toute façon, car les revendications de justice sociale se feront d’autant plus vives que l’amélioration quantitative du niveau de vie, dans les pays sur-développés, ne pourra plus guère se poursuivre.

Il paraît clair que ces dispositions économiques et sociales ne peuvent sortir notre pays de la crise que si elles débouchent sur des initiatives internationales, avec effet possible à moyen terme. Il s’agit notamment de :

-  permettre l’unification des normes socio-économiques (donc politiques) des deux grands ensembles européens : le Marché commun et le Comecon. (D’autres ensembles géographiques économiques sont en gestation dans diverses régions du monde : nous nous garderons bien de leur pro­diguer des conseils parfaitement vains, tant que nous n’aurons pas remis de l’ordre dans notre propre maison) ;

-  mettre en place les mécanismes d’une planification souple et démocratique pour les principaux objectifs de production agricole et industrielle, à l’échelle nationale et européenne ;

-  préparer l’organisation mondiale des marchés de l’énergie et des matières premières avec arbitrage des prix en faveur du développement des pays pauvres, mais sans casser l’économie des pays riches ; création d’offices internationaux pour les principales sources d’énergie, à commencer par le pétrole, et pour les matières premières « critiques », avec allocations centralisées des ressources rares et paiement des matières premières à leur prix équitable ;

-  réorganiser la FAO, dont l’impuissance à obtenir, dans une période de pénurie critique pour les pays les plus pauvres, un stock minimum de réserves alimentaires et un acheminement convenable des vivres de secours vers les zones affamées est d’autant plus scandaleuse que les compétences et les expériences en matière agricole y abondent ;

-  créer un système monétaire international, à visée planétaire, donnant une place importante à la garantie sous forme de valorisation des matières premières et limitant progressivement le rôle de l’or.

Dans la vie quotidienne de l’entreprise, industrielle et agricole, des dispositions visant les structures pourraient transformer dans des délais assez courts les conditions du pouvoir de décision :

-  participation des travailleurs de l’entreprise aux décisions sur l’embauche, les horaires de travail, les cadences, les grandes orientations d’investissement ;

-  participation aux résultats financiers de l’entreprise, pour les représentants du capital et les travailleurs ;

-  égalisation des rémunérations du travail féminin et du travail masculin et des chances d’accession réelle des femmes aux postes de responsabilité ;

-  élimination progressive de tous les travaux à la chaîne et des tâches pénibles ou répétitives qui peuvent être confiées à l’automation ou à l’informatique ;

-  surtout : dans le cadre de la planification démocratique, remplacer l’agressivité de surpouvoir des entreprises par un esprit de coopération et d’entraide, et dans le cadre de l’entreprise elle-même, mettre en place de nouveaux mécanismes de désignation aux postes de gestion.

Dans la vie sociale, certaines mesures pourraient modifier rapidement les comportements, d’autres inciteraient à une véritable transformation des mœurs. En voici qui créeraient un climat nouveau dans les sociétés et dont l’effet aiderait à surmonter la crise :

-  l’octroi d’un certain nombre d’heures gratuites, prélevées sur le temps de travail dans la semaine pour permettre une formation permanente et une généralisation de la culture ;

-  la garantie pour tout individu d’un revenu minimum, peut-être sous la forme d’un impôt négatif (à tous ceux dont le revenu se situe au-dessous du minimum convenu pour assurer un niveau de vie décent, il serait versé une partie de la différence) ;

-  la transformation des conditions de l’héritage ; il ne s’agit pas de s’attaquer aux héritages familiaux courants, mais à la transmission héréditaire de ce qu’on peut appeler les « fortunes » quelle qu’en soit la forme, et avant tout bien entendu celle qui concerne la propriété des moyens de production.

Une orientation éthique est indispensable à un projet de société nouvelle.

La société de demain sera conflictuelle ; dans les sociétés de pénurie - comme dans celles de gaspillage, le maniement alterné de la carotte et du bâton par les maîtres du moment cherche à escamoter les conflits par des interdits ou des leurres. Or le conflit, qu’il se situe dans le domaine des idées neuves ou dans celui des rapports avec les autres, joue le rôle d’un facteur de développement, car il oblige la société et les individus à inventer des structures ou à découvrir des réalités nouvelles pour le surmonter ; encore faut-il que la confrontation ne tourne pas à l’affrontement.

Dans cette optique, on favorisera des situations de confrontation telles que :

-  la multi-appartenance des individus à des groupes représentant le plus large éventail possible des intérêts humains : consommateurs et producteurs, activités artistiques, scientifiques, sportives, syndicales, politiques, etc. ;

-  la fête, le jeu, les voyages organisés par les voyageurs eux-mêmes, bref toutes les situations d’ouverture qui au lieu de ménager des loisirs en miettes ou des miettes de loisirs, seraient considérées comme des périodes de plaisir, de curiosité créatrice et de libération de la vie ;

-  la pratique de la tolérance entre citoyens et l’exercice du soupçon vis-à-vis des comportements dogmatiques et péremptoires, en particulier des dirigeants sociaux et politiques.

Voies et moyens

A nos yeux, cet ensemble de propositions atteste qu’en de nombreux domaines, il est déjà possible de concevoir un projet de société, voire de civilisation nouvelles, et, dans la pratique, de prendre des décisions en ce sens.

Mais force est bien de le reconnaître : les mentalités actuelles au niveau des individus comme des sociétés, ne sont guère préparées à de telles propositions. Les forces sociales qui pourraient leur permettre d’aboutir sont, en France comme ailleurs, éparses et hétérogènes. Elles commencent à se manifester aux abords mêmes du pouvoir, là ou l’on est le mieux placé pour observer l’impuissance du système établi ; dans certains groupes de savants qui en ont assez d’être considérés comme des instruments du pouvoir ou comme des magiciens par une opinion abusée ; dans d’assez larges franges des centrales syndicales et des partis politiques du courant socialiste, ou dans des tendances syndicales ou politiques minoritaires, dans les mouvements de libération de la femme qui vont au-delà de leurs revendications spécifiques ; chez ceux des responsables de mouvements autonomistes qui sont capables de regarder ailleurs que vers le passé ; chez les mouvements de jeunes qui, depuis l’explosion verbale de mai 68, ont réussi à pousser des racines ; et - phénomène tout récent - dans les mouvements écologiques qui mènent campagne contre le système dans les villes, ou qui se sont placés en dehors de lui dans les communautés.

Dans tous les pays démocratiques, les partis politiques usent trop souvent d’un langage qui remonte aux temps pré-industriels, où le travail de l’homme était considéré comme celui d’une machine (quitte à le faire bénéficier des avantages de la Sécurité sociale).

Comment favoriser la marche vers la société planétaire, et l’établissement de nouvelles relations humaines conciliables avec l’intérêt de l’espèce et l’équilibre de l’écosystème terrestre ?

Deux remarques préliminaires, d’apparence contradictoire, nous paraissent s’imposer ici.

L’une a trait au facteur « temps ». Dans la précipitation de nos sociétés occidentales, la mesure du temps est sans doute celle qui nous manque le plus : le temps, disons-nous, nous file entre les doigts. Mais il ne nous échappe pas moins à l’échelle du cosmos ; et nous qui nous flattons d’être des créatures rationnelles, dispensées des lois de la nature et des hasards de l’évolution, nous avons le plus grand mal à admettre que la vie de l’espèce et du monde lui-même puisse se poursuivre en dehors de nous, indifférente au bref clin d’œil cosmique qui sépare notre naissance de notre mort. Pis encore : la communication instantanée de toute information sur le monde présent, passé ou même futur (tel que nous l’appréhendons en fonction de nos intérêts et de nos désirs immédiats), nous donne la totale illusion de l’ubiquité dans l’espace et dans le temps. Le jeune occidental est élevé dans l’idée qu’il va voir « tout » et tout de suite. Nous cédons aux rythmes obsessionnels de la vie des grandes cités, aller et retour quotidiens du dortoir au travail, des cadences de la production, des circuits vertigineux du commerce, des flambées de la consommation, avec les migrations des vacances estivales qui rappellent celles des chenilles processionnaires. Il est pourtant facile de vérifier que nos sociétés industrielles ont pris bien des siècles pour succéder aux sociétés d’accumulation primitive du néolithique ; et que pour aboutir à celles-ci, il a fallu une transformation millénaire des sociétés de la préhistoire dont nous sommes en train de détruire les derniers débris - les seules qui méritent d’être dites de subsistance ». Nous n’accoucherons pas la société planétaire dans la génération en cours, même si nous avons les moyens techniques d’en obtenir une naissance prématurée, et si les péripéties de la crise peuvent accélérer le mouvement. D’ailleurs, cette dimension de la durée qui nous paraît si amère peut être notre suprême recours si, pour résister aux fameux « chocs du futur » qui ne sont guère que la projection de nos fantasmes sur nos impasses actuelles, nous savons découvrir le bon usage de cette crise, et retrouver les lois profondes d’un développement à la fois naturel et humain.

L’autre observation porte sur nos rapports avec le présent : en aucun cas, les espoirs et les efforts que nous reportons sur la société planétaire ne peuvent servir d’alibi pour perpétuer les situations de dominance et d’injustice dans nos sociétés telles qu’elles sont. Les inégalités économiques, sociales, culturelles, ethniques et sexuelles sont plus flagrantes que jamais en ce dernier quart du XXe siècle, et même lorsqu’elles ne s’aggravent pas, elles nous paraissent plus intolérables. Des centaines de millions d’êtres humains vivent sous la menace directe de la faim ; des millions d’autres sont soumis à la torture du corps ou à celle de l’esprit, plus misérable encore. Le projet d’une société, et même d’une civilisation nouvelles pour les générations à venir, ne justifie en rien l’abandon des luttes qui sont menées par tous les humiliés et les offensés de la Terre pour l’amélioration immédiate de leurs conditions de vie, ou pour la reconnaissance de leur dignité d’êtres humains. Ce qu’il faut dire, c’est que ces luttes prendront de tout autres dimensions, avec de tout autres chances de succès, si elles s’inscrivent dans les lignes de réelles forces révolutionnaires de ce temps. Et celles-ci vont bien au-delà d’un ralentissement, d’une réorientation ou d’une inversion du « mouvement de l’histoire » telle que nous le concevons ou qu’il nous emporte depuis près de deux siècles : c’est à une reconversion non seulement des forces de production et des rapports sociaux, mais de nos relations avec notre espèce et l’écosystème tout entier, que nous sommes appelés.

Cela dit, comment progresser dans une aussi formidable entreprise ? Tout d’abord, nous ne manquons pas d’alliés objectifs dans les conditions mêmes de notre temps. Nous pensons par exemple à l’extension des communications sidérales ; aux dimensions mondiales clairement apparentes des problèmes de production, de répartition des ressources et de financement des investissements ; au développement des entreprises multinationales qui, dans la mesure où une volonté de puissance frénétique peut s’y retrancher derrière des nécessités technologiques, entraîne à de nouveaux rapports de forces économiques et politiques à l’échelle de notre temps ; aux premiers dépassements de l’État-Nation, et aux tendances complémentaires vers l’autonomie locale ; enfin, à la prise de conscience écologique qui gagne en extension et en intensité ceux-là mêmes dont le premier souci est de s’arracher à leur misère. Toutes ces forces sont contradictoires, incertaines, souvent aveugles ou prédatrices ; seul un projet qui les comprenne, les rassemble et les dépasse peut leur donner l’élan nécessaire.

Quant aux moyens, il nous paraîtrait dérisoire de les fixer dans le détail sur le papier ; il faut d’abord se mettre en marche, nous les découvrirons en marchant. Ce qui est clair en tout cas, c’est que, contraints comme nous sommes d’innover, l’histoire nous sera d’un faible secours, sauf comme garde-fou. Les voies d’approche de la société planétaire ne s’inscrivent pas dans le prolongement de celles qui ont permis, par exemple, la formation de l’unité française par la royauté, ou la fédération des États-Unis d’Amérique. La prise du pouvoir par les Soviets en 1917, ou par Mao en 1953, ne nous guidera guère davantage : peut-être serions-nous mieux avisés de méditer sur l’écroulement de l’empire romain. Nous sommes aussi loin de compte avec le « plan central européen » de Sicco Mansholt, qui ne présente que le schéma théorique d’une Europe fédéraliste et ouverte ; et dans les conditions actuelles, un « gouvernement mondial » qui ne ferait qu’additionner des forces contradictoires au point d’équilibre de la terreur entre les États-Unis et l’Union soviétique - serait plus impuissant encore que l’ONU. Le monde nouveau se fera par la base, avec une inspiration globale, ou bien nous serons écrasés sous les ruines de l’ancien.

Mais déjà, de la base au sommet, les digues du système se fissurent. Tout commence par un sentiment de révolte contre le désordre établi ; et c’est la multiplicité de ces prises de position individuelles, fusant de tous côtés, et là même où on les attendrait le moins, qui sonne le glas du Léviathan moderne : pourvu que, si disparates soient-elles, elles apprennent à converger. A cet égard, la révolte d’un grand bourgeois comme Aurelio Peccei, animateur du Club de Rome, contre le gaspillage des ressources mondiales et des chances de la génération qui vient, n’est pas d’une nature radicalement différente des contestations premières des ouvriers de Lip, s’insurgeant contre la fermeture de leur usine pour mauvaise gestion patronale. Certaines des propositions de la nouvelle gauche américaine, et même des candidats démocrates à la présidence, ne sont guère éloignées de celles de Andrei Sakharov contre les monstruosités de la techno-structure ou de la bureaucratie d’État. Quand le meilleur de la jeunesse se détourne d’elle, avec beaucoup moins de fracas et beaucoup plus de sérieux qu’en mai 68, la vieille société est en train de perdre sa substance. A l’intérieur du système, de plus en plus nombreux sont les cadres et les scientifiques, à tous les niveaux de la hiérarchie, qui commencent à secouer les barreaux de leur cage plus ou moins dorée, lorsqu’ils s’aperçoivent que leur compétence et leur zèle sont piégés par les intérêts immédiats des grandes banques d’affaires, par un programme énergétique qui répète, avec l’atome, le pari de la roulette russe, par le trafic international des armes pour équilibrer le budget de l’État, ou par une défense nationale surannée.

Pour que tant de mouvements divers apprennent à se reconnaître et, d’un commun accord, retrouvent leur efficacité, il faut inventer des mécanismes « cybernétiques » souples et subtils. A chaque situation de crise économique, sociale et politique, surgissent des foyers d’une vie nouvelle ; ce sont eux qu’il s’agit, par tous les moyens d’information et de solidarité active disponibles sur le moment, d’entretenir, de nourrir, de rassembler dans les premiers réseaux d’une société parallèle, matrice de la société planétaire de demain.

A ce stade de la lutte il ne peut être question, selon nous, de définir un programme. Pendant longtemps encore il s’agira, à quelque niveau que l’on se trouve et de quelque influence que l’on dispose, d’acquérir individuellement et collectivement les grandes maîtrises que nous avons tenté de définir : dans nos rapports avec nous-mêmes, avec les autres, avec l’espèce humaine et l’écosystème terrestre tout entier. Il serait illusoire de s’adresser en seule priorité aux hommes politiques qui prennent généralement leurs décisions au nom des valeurs les plus affectives, les plus magiques.

Certes, il est déjà possible de livrer des combats partiels à des niveaux de pouvoir et de décision non négligeables partis ou syndicats, gouvernements, organisations internationales. Mais le détournement de ces luttes à des fins de domination collective ou personnelle sera toujours à redouter ; et c’est finalement la rencontre entre ceux qui contestent du dedans le système et ceux qui l’ont quitté qui mènera au succès.

Nous considérons comme particulièrement significative à l’heure actuelle, dans tous les pays du monde, la prolifération de groupes de recherche, d’associations professionnelles, sociales, scientifiques ou culturelles qui se dirigent vers des objectifs proches de ceux que nous proposons dans ce livre. Du Club de Rome à l’Institut Salk de Californie et à l’Institut de la vie de Paris ; du mouvement écologique lancé en France par René Dumont à celui des jeunes scientifiques en colère réunis par l’UNESCO, et qui œuvrent pour une « technologie douce », du Centre d’analyse des systèmes de Vienne à celui des recherches sur l’homme de Royaumont ; de l’équipe réunie en Allemagne de l’Ouest autour de Georg Picht, à celle de Herrera en Amérique du Sud et d’Ivan Illich au Mexique, où les problèmes des pays en développement sont étudiés par les intéressés eux-mêmes ; des groupes contestataires de savants japonais à ceux des pays de l’Est, des préoccupations communes se font jour : approche transdisciplinaire et « indisciplinaire » (Morin) des problèmes ayant trait à l’espèce et à l’écosystème terrestre, importance des régulations nouvelles à établir entre sociétés et individus, élaboration d’une problématique, d’une stratégie, et des premières ébauches d’une programmation globale à l’échelle planétaire.

Tout donne à espérer que, dans un avenir très proche, ces groupes seront amenés à se concerter d’une manière fédérative et souple, pour s’informer mutuellement de leurs travaux, de leurs voies d’approche, des obstacles qu’ils rencontrent, et des solutions qu’ils proposent. Le Club de Rome offre un parfait exemple de l’impact public que peuvent avoir, à l’occasion, de tels « collèges invisibles » - invisibles parce qu’ils échappent aux pressions comme aux tentations du pouvoir, ainsi qu’aux lourdeurs d’une organisation bureaucratique.

Lorsque ces groupes rencontreront les forces sociales révolutionnaires comme ils devront nécessairement le faire, sous peine de récupération par l’académisme officiel, nous entrerons dans la phase décisive. Ces forces sont bien plus diverses que les schémas marxistes ne pouvaient le prévoir, et se situent dès maintenant à l’extérieur comme à l’intérieur du système. Lorsque la fusion sera assurée entre les classes sociales les plus exploitées dans le monde et les minorités partout brimées pour la couleur de leur peau, leur ethnie, leur âge ou leur sexe, les pouvoirs établis seront sans doute sidérés par l’explosion qui s’ensuivra.

D’ici là, les « puissances et les dominations », quelles qu’elles soient, où qu’elles soient, se durciront d’autant plus qu’elles se sentiront plus fragiles. Mais l’espèce humaine ne renoncera pas à trouver une issue, face aux aberrations actuelles de la « surchauffe de la croissance », et à ses chocs en retour.

Pour conclure

Seule la perspective bio-anthropologique permet, selon nous, d’aller jusqu’au bout du problème de la croissance, tel que le pose’ à tous les individus, à toutes les sociétés existant à ce jour ; ainsi qu’à l’avenir de notre espèce et à l’éco­système terrestre lui-même, l’expansion sans frein de nos sociétés industrielles.

Les crises économiques, sociales, culturelles et politiques se développent rapidement, si l’on se réfère à l’échelle du temps, dans les divers pays du monde. L’inflation et le chômage submergent les pays industrialisés ; la croissance marchande, dont le taux d’augmentation avait été sans précédent pendant 25 ans, reflue vers la croissance zéro. Pour beaucoup d’observateurs, la guerre du pétrole a joué le rôle d’un révélateur ; ne précède-t-elle pas les drames prochains dus aux déficits alimentaires prévisibles de l’Asie et de l’Afrique et surtout les explosions liées à la marée démographique mondiale dont l’allure surexponentielle et apocalyptique vient d’être soulignée avec force par François Meyer [7] et Jonas Salk [8] ?

Devant ces réalités, Etats nationaux et structures écononiques réagissent d’une manière paléocéphalique : soit la fuite, soit l’agressivité. Les déséquilibres monétaires créés par les !pétrodollars et le faux étalon or, favorisent le grand jeu de volonté de puissance entre Etats-Unis, Union soviétique et nouveaux Etats enrichis de l’ex Tiers Monde. L’Europe, avec sa seule technologie et sa matière grise, constate qu’elle glisse de plus en plus dans un rôle de sous-traitance économique (l’Allemagne paraissant seule encore en mesure, pour un temps, de choisir son camp). Les firmes multinationales, surtout américaines et allemandes, accentuent leurs pouvoirs et luttent contre la baisse continue du taux de profit du capital par l’extension géographique ; les conflits à venir se précisent ainsi entre "espace national" et capital "mondial".

Pourtant, un peu partout, se fait jour la nécessité d’une planification économique face à un marché libéral incapable d’assurer les régulations nécessaires. Les milieux scientifiques se posent, en termes encore ambigus, la question de leur "pouvoir" ; enfin, à tous les niveaux, des tentatives s’amorcent pour secouer les vieilles habitudes et les hiérarchies rigides. Ainsi pourrait-on dire, paraphrasant Toynbee, qu’une course de vitesse s’est engagée entre la prise de conscience des faits nouveaux et la catastrophe.

Mais les faits sont têtus : faute d’en tenir compte, l’espèce humaine risquerait de ne reprendre sa marche vers la complexification qu’après de terribles épreuves.

Nos sociétés doivent faire plus que changer de dimension : elles ont à se reconvertir au développement d’une société planétaire, seule capable d’arbitrer entre les intérêts des sur- et des sous-développés, des individus et de l’espèce humaine, de cette espèce et de son écosystème tout entier. Nous nous sommes efforcés, à grands traits, de définir les orientations d’une telle société, les moyens d’y parvenir, et les obstacles à surmonter.

Il s’agit là d’un défi sans précédent dans l’histoire et, en prétendant y répondre, nous avons invoqué plus d’une fois Apollinaire : « ... Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières De l’illimité et de l’avenir. .. ».

Pourtant, à travers ce dédale de problèmes, un fil d’Ariane nous a paru tenir bon : la condition d’existence de la société planétaire nécessite qu’elle intègre dans son développement une complexité sans cesse croissante des systèmes vivants et des systèmes engendrés par le cerveau humain.

Dans l’avenir, une connaissance plus profonde des réalités du cosmos fera sans doute surgir d’autres ensembles, d’autres complexifications, d’autres « grilles d’approche ».

L’espèce humaine n’a pas fini sa longue marche. Qu’elle poursuive son délire de toute-puissance ou qu’elle se prenne à son « rêve de repos », elle toucherait rapidement au sommeil éternel de la mort. C’est vrai que dans la nature à notre portée, seul berceau du vivant que nous connaissions à ce jour, l’homme représente le risque suprême : mais l’avenir est à sa mesure.

Pour l’instant, l’homo sapiens est tenu d’assumer le développement du vivant dans ce monde sans limites et sans fin.

[1] A Caracas, lors de la récente Conférence de l’ONU sur les droits de la Mer, plusieurs États ont proposé d’abandonner les frontières tra­ditionnelles du droit international en faveur d’un concept nouveau : celui du « patrimoine commun de l’humanité ». Dans l’ensemble, la Conférence s’est soldée par un échec.

[2] René Passet, « L’économique et le vivant », Le Monde, 1972.

[3] Gérard Mendel, Anthropologie différentielle, Payot, 1972.

[4] W.W. Rostow, Les Étapes de la croissance économique, Le Seuil, 1962

[5] Nous disons « en principe » car il y a peu de pays où l’écart soit aussi grand qu’en France entre la préparation scolaire et les réalités de la profession.

[6] Karl R. Popper, La Logique de la découverte scientifique, Payot, 1973.

[7] La Surchauffe de la croissance, Fayard, 1974.

[8] The Survival of the Wisest, Harper and Row, 1973