L’urgence de la métamorphose

30  juillet 2007 | par Jacques Robin, Laurence Baranski

Présentation de l’ouvrage (Editions des Idées et Des Hommes, 2007)

    « Tu te rends compte, mille milliards de galaxies. Il y a au moins mille milliards de galaxies dans l’univers !!!... Et nous, nous allons faire sauter la planète. C’est tout ce que nous aurons su faire. Les politiques sont irresponsables. La Droite comme la Gauche. Et même les mouvements alter-mondialistes. Personne ne parvient à comprendre et à se saisir de l’ère de l’information. Pourtant c’est vers l’économie de la gratuité qu’elle peut nous conduire. Et vers la coopération, la co-évolution entre nous et avec la Biosphère... et aussi vers le métissage. Le métissage, c’est essentiel, c’est notre avenir. »

    « Est-ce que tu penses qu’on peut y parvenir ? »

    « Je crois que c’est foutu. Mais il faut essayer. Mais bon sang, tant qu’ils s’entêteront avec leur croissance quantitative absurde, leur PIB mortifère et leur économie de marché d’un autre siècle... C’est stupide, irresponsable. Et certains osent encore dire que la situation écologique n’est pas si grave que cela. Mais ils sont aveugles. C’est la catastrophe généralisée qui nous attend ! »

    « N’y a-t-il pas d’espoir ? »

    « Si. La conscience humaine, c’est notre espoir. Prendre conscience qu’elle a sa propre aventure, qui s’inscrit dans celle beaucoup plus vaste de l’univers. 13,5 milliards d’années ! L’univers, la conscience humaine, et l’humanité. Leurs trois aventures sont liées. C’est cela qu’il faut intégrer. Et c’est sur ce socle qu’il faut fonder un véritable projet politique à la fois national et planétaire. Une écologie humaine et politique à l’échelle planétaire. »

    « Est-ce cela que tu as envie d’écrire ?... »

    « Oui. »

Ce dialogue marque la naissance de l’ouvrage L’urgence de la Métamorphose, dernière publication de Jacques Robin, co-écrit avec Laurence Baranski.

A travers ce livre, Jacques Robin souhaitait proposer aux lecteurs une synthèse actualisée de la pensée qu’il avait développée et enrichie tout au long de sa vie, à travers ses rencontres, ses échanges, ses lectures, ses actions et expériences. Il souhaitait que cet ultime témoignage soit un ouvrage de vulgarisation s’adressant au plus grand nombre puisque les décideurs et autres dirigeants restaient sourds à ses appels lucides et pragmatiques. Il espérait qu’en resituant l’ensemble des idées - qu’ils avaient agitées et nourries tout au long de ces années -, dans l’aventure de l’univers et de l’humanité, leur véritable ancrage et leur raison d’être, elles nous toucheraient avec plus de force. Et que nous prendrions véritablement conscience de l’urgente nécessité de transformer nos manières d’être et de faire ; que nous serions enfin prêts à revoir radicalement la manière dont nous concevons les activités humaines sur la Terre.

Voilà comment Jacques Robin présentait cet ouvrage lors de ses interventions publiques, au printemps 2007.

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Expliquer l’urgence de la métamorphose

Les difficultés de notre intervention sont liées à deux facteurs :

-  d’une part le discours, inévitablement linéaire, s’oppose à notre pensée qui est complexe, transversale et transdisciplinaire, tout comme il s’oppose à la réalité, tissée d’interdépendances et de connexions multiples.

-  d’autre part, ma conviction se renforce qu’il nous faut inscrire la conscience humaine dans ce que nous pouvons nommer « l’aventure de l’univers ». Mais cette dernière représentation est extrêmement difficile à intégrer. Il nous est individuellement et collectivement difficile d’imaginer et de garder présent à l’esprit que nous évoluons en ce moment même dans un univers qui compte plus de mille milliards de galaxies, un univers constitué d’une énergie noire encore difficile à comprendre, avec des neutrinos, particules élémentaires, qui parviennent en permanence jusqu’à nous et nous traversent de manière incessante ; que dans cet infiniment grand et cet infiniment petit dont nous ignorons tout ou presque, nous ne sommes que les maillons d’une chaîne, celle de l’humanité, qui a débuté il y a des centaines de millions d’années.... ; et qu’il est de notre responsabilité de continuer à tisser cette chaîne pour offrir un futur à nos enfants et leurs descendants... Tentons pourtant cette explication.

Le constat dramatique

Dès qu’on observe les niveaux écologiques et sociaux de notre planète le constat est alors dramatique :
-  
au niveau écologique, le vivant présent sur la Terre, la planète elle-même et sa Biosphère se trouvent en danger mortel. Les équilibres climatiques sont rompus. De nombreux penseurs comme Ale Gore dans son film Une vérité qui dérange ou encore Nicolas Hulot dans son texte de la Fondation pour la nature et l’homme font part de façon irréfutable d’une dégradation rapide de la Planète Terre.

-  au niveau social les dégâts sont tout aussi importants. Les sociétés occidentales sont malades : la consommation des richesses est devenue l’objectif principal de la vie ; l’argent-roi domine ; la qualité de vie est rompue ; la marchandisation de toute chose et le profit immédiat prédominent dans nos actions.

-  au niveau sanitaire, l’aggravation des pandémies (en premier lieu le sida) ne cesse de s’étendre.

Bien plus, les structures économiques, sociales et culturelles actuelles des sociétés humaines les plus riches fabriquent la précarité et la pauvreté. Les déséquilibres se cessent alors de se creuser entre les possesseurs de revenus et les démunis.

Mais le plus grave est que la marche accélérée de nos sociétés vers toujours plus de Croissance quantitative (mesurée par le seul PIB) referme sur nous le piège le plus redoutable de notre époque : plus cette croissance est recherchée par les différents pays du monde, plus les transformations climatiques et les pollutions globales se développent avec l’aggravation de l’envoi de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. « L’économique », tel que nous le concevons aujourd’hui, détruit « l’écologique ». Il s’oppose au vivant. Il est mortifère. (et son coût, s’il est encore temps d’agir, est prééminent : si l’on voulait simplement stabiliser la situation en employant le même mode de production et de consommation d’aujourd’hui, l’économiste Nicholas Stern fixe à 5 500 milliards d’euros le prix à payer pour compenser la perte de richesse au réchauffement climatique.)

Face à ce constat, trois propositions

Avant de présenter ces propositions, il me paraît indispensable de revisiter l’aventure de l’humanité à partir d’une grille de lecture de l’évolution d’Homo Sapiens. Cette « grille » décrit succinctement les 3 ères au cours desquelles s’est successivement forgée sa situation d’aujourd’hui. Elle s’appuie sur le fait que les homo sapiens ont construit leur imaginaire symbolique et leurs organisations sociales en fonction de l’environnement matériel et naturel dans lequel ils vivaient, et de la manière dont ils pouvaient agir sur cet environnement. Elle met en évidence que notre univers symbolique d’aujourd’hui (sous-entendu la manière dont nous pouvons imaginer l’organisation de la société et notre rapport à la vie) est « en retard d’une ère » sur la manière dont il est possible de concevoir aujourd’hui les rapports entre les humains, et entre les humains et leur environnement. A l’heure de notre entrée dans l’ère de l’information, notre imaginaire est sous-développé.

Un préalable : intégrer la grille de lecture des 3 ères

L’émergence de l’homo sapiens a eu lieu il y a 300.000 à 400.000 ans. Trois ères se sont donc succédées :

-  d’abord l’ère de la survie et de l’adaptation ; pendant quelques 200.000 à 300.000 ans, Homo Sapiens acquiert un langage articulé, il développe son imagination et une pensée symbolique, il enterre ses morts et s’adapte progressivement à l’environnement ;

-  puis il y a 12.000 ans, après la dernière glaciation, grâce à sa maîtrise de sources de plus en plus puissantes d’énergie (de l’énergie musculaire à l’énergie nucléaire), Homo Sapiens développe un ère que l’on peut nommer l’ère de l’énergie. Il développe des moyens de se déplacer dans l’espace (les transports), et améliore de façon exceptionnelle son environnement au service de son confort. Cependant ces percées s’opèrent avec violence (les guerres pour gagner ou préserver les territoires) et créent d’immenses inégalités entre les possesseurs et les démunis de ces énergies. Les échanges et leur régulation prennent une place de plus en plus importante dans la vie quotidienne. C’est au cours de cette ère qu’émerge la société de marché

-  enfin il y a 50 ans seulement nous sommes entrés dans l’ère de l’information, ce dernier mot étant entendu comme « une grandeur physique maîtrisable » et non pas comme une simple communication entre les humains. En stockant et computant des données informationnelles, Homo Sapiens crée l’informatique, la robotique, les biotechnologies. Et nous voilà aujourd’hui inventeurs de produits comme l’internet, la téléphonie mobile, les nanotechnologies, la biologie de synthèse et la biométrie. Ces « produits » et les possibilités qu’ils offrent, tant d’un point de vue des relations entre les humains, que dans le champ médical ou scientifique, nous placent dans une situation inédite.

Mais il y a bien plus important : cette ère de l’information tourne le dos au processus de création et de répartition des richesses comme cela se produisait dans l’ère de l’énergie. Plaquer les mécanismes de l’économie de marché et son credo du « toujours plus », issue de l’ère énergétique, à l’ère de l’information, est une aberration et un non sens qui nous conduit à la catastrophe.

Trois propositions pour « un nouvel art de vivre » ensemble sur la planète

Première proposition : nous voici contraints de tourner radicalement dos à l’économie de marché.

René passet, qui signe avec générosité la préface de L’urgence de la métamorphose, le souligne depuis longtemps : notre système économique actuel est en contradiction totale avec « les lois » de la nature, ses régulations, et les conditions de ses équilibres. Il nous conduit à notre perte par épuisement des ressources naturelles, production de déchets envahissants, et du fait des effets pervers que l’ont voit apparaître sous forme de pollution en tous genres.

Nous devons réguler l’orientation que nous donnons à l’économie. Il s’agit d’instaurer une économie plurielle, afin de permettre des développements locaux ou par secteurs d’activité adaptés aux besoins réels des humains. Et il s’agit, dans le même temps, de fixer un revenu inconditionnel suffisant associé à la fixation d’un revenu maximum.

L’idée d’une telle économie plurielle, évidemment assortie de monnaies plurielles, nous place au cœur du problème :

-  d’une part cela nous conduit à créer de la monnaie, à la battre à des niveaux décentralisés selon des zones d’échanges locaux. Or les esprits des gouvernants, même ceux des plus favorables à la décentralisation, ne sont malheureusement pas encore prêts à envisager un tel niveau de décentralisation pourtant indispensable ;

-  d’autre part, un tel renversement suppose parallèlement une nouvelle appréciation des richesses (comme le propose depuis longtemps Patrick Viveret) avec des indicateurs qualitatifs (alphabétisme, santé, mesure du stress...) et non plus avec le seul PIB quantitatif qui mesure le « combien » et en aucune façon le « comment », « l’état » (sous-entendu des humains, des sociétés humaines, et de leur environnement)

Ces propositions économiques relèvent d’un « réformisme radical », tel que le formulent René Passet et André Gorz. Appliquées dans l’ère de l’information (qui est aussi celle de la possibilité de reproduction des biens à des coûts très faibles, de création de richesse en utilisant des modes de créativité immatérielle qui n’utilise qu’une quantité minime de labeur et optimise l’intelligence collective...) elles nous orientent vers une économie de la gratuité. Mais cette idée heurte toujours de nombreux esprits pour qui la gratuité est synonyme de « sans valeur »...

La deuxième proposition est culturelle

Cette proposition passe d’abord par la reconnaissance et le respect des diverses humanités. Elle propose un nouvel « art de vivre » dans lequel le partage et l’écoute des autres conduisent à une recherche permanente de la non-puissance et à la curiosité en action de toute connaissance.

Elle suppose l’abandon de la concurrence acharnée permanente qui secrète tous les comportements hiérarchiques agressifs et irrespectueux.

Elle suppose également d’apprendre à dissocier les notions de travail et d’activité au quotidien.

Cette proposition invite à l’utopie fraternelle, à la jubilation et même à la contemplation. Bien entendu, elle s’oppose par là à la violence qui grandit partout dans le monde attisée par des conduites religieuses et patriotiques inconsidérées.

La reconnaissance et l’expression de nos diversités ne pourront être qu’assorties, c’est heureux, d’un brassage et d’un métissage généralisés à la fois biologique et culturel. Cette voie constitue le seul véritable chemin pour sortir de la violence gratuite qui se déchaîne avec son lot dramatique de tortures et de meurtres qu’ils soient condamnées par la justice des hommes et quasiment légalisés au nom de l’intérêt des puissants déguisé en intérêt général.

La troisième proposition est de nature organisationnelle

Nous devons faire évoluer les institutions nationales et supra-nationales afin de permettre la participation de tous à la vie de et dans la cité. En ce sens, il est clair que nous devons avancer vers l’instauration d’une démocratie participative. Les processus participatifs sont à articuler au niveau local (les quartiers, les bassins d’emploi, départements, régions, pays...) ainsi qu’au niveau national, européen et mondial. Ces processus sont liés à la notion générale de citoyenneté mondiale. Sur ce thème, Edgar Morin et Anne Brigitte Kern, auteur de Terre Patrie, ont apporté un précieux éclairage...

Si jusqu’à présent les transformations économiques et sociales ont échouées, c’est en grande partie parce qu’une transformation sociale ne s’est pas accompagnée d’une transformation personnelle et réciproquement. Ainsi, les évolutions que nous préconisons et jugeons indispensables supposent que nous soyons en capacité de faire évoluer, individuellement et collectivement, nos comportements, attitudes, croyances, convictions. Cela suppose travail sur soi et des remises en question, notamment sur le sujet du pouvoir et de son exercice. Ce qui nous ramène à la proposition d’ordre culturel : ainsi, l’évolution organisationnelle est indissociable d’une évolution des mentalités.

Pour y parvenir à associer ces deux niveaux d’évolution, nous avons à mieux comprendre « le psychique humain » c’est-à-dire les domaines de la conscience, du conscient et de l’inconscient. Damasio et Derek Denton soulignent notamment que notre conscience est formatée en tout premier lieu par nos émotions et nos sentiments. Nous devons prendre en compte ces propositions, y compris dans le domaine politique, plus largement dans celui de la prise de décision. Ces propositions nous conduisent à relativiser ce que notre raison du moment considère comme une vérité intangible, et nous invitent inévitablement à accéder à un degré supérieur d’humilité et de sagesse ce dont nous avons urgemment besoin. Mais nous comprendre nous-mêmes, uniquement en nous observant fonctionner, sera insuffisant. C’est dans l’univers que nous devons nous projeter : comprendre l’univers pour mieux nous comprendre nous même est aujourd’hui un impératif. Depuis Epicure et Aristote, en passant par Newton et Einstein, puis la physique quantique, bien d’autres que nous ont abordé ces perspectives et ont tenté de comprendre l’aventure de l’univers. Aujourd’hui, nous sommes sommés d’agir au plus vite et de faire bouger à la fois nous-mêmes et notre Humanité dans la conscience de l’immense aventure de l’univers, peut-être même « des univers ».

Comment mettre en œuvre ces propositions ? La phase de transition

Ces propositions économiques, culturelles et organisationnelles ne sont pas que des « mots », ce ne sont pas des concepts vides de sens. Elles peuvent trouver leur vitalité que si nous le décidons. Cet avenir, « autre », est entre nos mains.

Il reste à inventer mais tous les prémisses sont là. Il existe de multiples expérimentations alternatives qui se déploient partout dans le monde et qui s’étendent en dépit de la culture dominante qui tente de les étouffer : ainsi le commerce équitable, les banques écologiques et le micro-crédit qui vient de valoir le prix Nobel à Muhammad Yunus... Des expériences monétaires ont par ailleurs déjà été effectuées avec ce que l’on appelle les monnaies affectées et les monnaies fondantes. Le projet « Sol » en est une illustration concrète.

Cette phase de transition nous conduira à aller de « l’ancien » vers du « nouveau » radicalement différent. Il s’agit bien, non pas d’une révolution ou d’une rupture, mais d’une métamorphose. Ou, comme la définit Edgar Morin dans la post-face qu’il nous a fait l’amitié de nous offrir, « d’une révolution qui se révolutionnerait elle-même ».

Cette période de transition est délicate. Elle devra se nourrir de l’énergie et des intelligences des acteurs de la transformation, de ces citoyens déjà à l’œuvre partout sur les 5 continents. Elle ne pourra être conduite que par des animateurs ayant dépassés les jeux de pouvoir sclérosants d’aujourd’hui, des individus réellement conscients de l’importance de l’écoute et du dialogue dans les relations humaines à tous les niveaux. Des personnes responsables et conscientes que c’est bien l’avenir de l’humanité qui est en question.

En synthèse...

La nécessité d’un tel bouleversement multifactoriel commence à être deviné par les responsables et les opinions publiques mondiales. Aussi des interrogations se font jour comme nous l’avons souligné plus haut : Al Gore, Alderiahomane Sissako, Nick Stern.

D’autres penseurs bâtissent des paradigmes comme Michel Onfray ou Nicolas Hulot. D’autres enfin comme le talentueux Jacques Attali dans son dernier ouvrage « Une brève histoire de l’avenir » avance lui aussi des notions de gratuité, d’accès généralisé aux savoirs, de naissance de l’intelligence universelle ; mais pour lui ces ouvertures sont liées à la condition expresse de contrôler l’économie de marché, ce qui, nous le savons, est impossible.

Notre livre L’Urgence de la métamorphose se propose au final de nous débarrasser de l’économie de marché en introduisant une économie plurielle avec un revenu inconditionnel généralisé ; l’accélération du métissage entre les humains ; l’apprentissage d’un « art de vivre ensemble » avec une véritable attitude de non-puissance.

Pour se faire, il propose autant le partage des richesses redéfinies par des marqueurs qualitatifs dans le cadre d’une véritable démocratie participative, que le développement de l’écoute et du respect des autres. Il veut ainsi contribuer à l’émergence indispensable, et qui, nous l’espérons, se produira, d’une écologie politique et humaine à l’échelle planétaire. »

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La mort et la sensation de l’infini...

Jacques Robin avait souhaité que la question de la mort soit abordée en conclusion de l’ouvrage. La mort que l’on cache et tente d’oublier, de nier, dans nos sociétés occidentales ; la mort qui fait pourtant partie intégrante de la vie et qui est indissociable du processus de métamorphose, cette mort/renaissance qui ouvre à de nouveaux possibles. Il avait également souhaité que cette conclusion s’ouvre sur une perception qui lui était chère plus il se rapprochait lui-même de la fin de sa vie : la sensation de l’infini. Voici cette conclusion :

« C’est bien l’intuition de la nécessité d’inscrire l’aventure humaine dans celle, stupéfiante et beaucoup plus vaste, de l’univers, qui nous a guidés dans cet ouvrage. Plus que jamais les êtres humains ont aujourd’hui à mobiliser leur intelligence et leur sensibilité pour inventer et définir de nouvelles formes d’organisations économiques et sociales, dans un processus de co-évolution avec l’environnement planétaire. Y parvenir implique de s’affranchir des modèles du passé et d’oser s’engager dans une métamorphose qui donnera aux termes humanité, démocratie, richesses, culture, valeurs.. une nouvelle réalité. L’urgence est réelle. Les futurs probables sont étonnants tout autant que prometteurs.

Evidemment, et en dépit de ces nouvelles perspectives inédites, la condition humaine restera marquée par les cycles de la vie. Tout particulièrement par celui qui va, pour chacun de nous, de la naissance à la mort. Nous avons à apprendre à intégrer ce cycle, tout comme nous acceptons l’alternance du jour et de la nuit, ou encore celle des saisons. C’est un fait, la mort peut apparaître réellement angoissante. Vieillir, ressentir son corps nous échapper, devenir de moins en moins contrôlable. On peut comprendre le refus de s’abandonner sereinement à cet ultime lâcher prise, cette plongée dans l’inconnu, qui plus est dans l’ignorance de la trace que nous laisserons réellement auprès de nos proches, de nos relations, de l’environnement qui fut le nôtre. Mais le fait d’être en vie n’est-il pas tout autant surprenant ? Et parfois même angoissant, tant nous sommes ignorants des processus que sont la vie, la pensée, la conscience ? Notre existence individuelle est éphémère, elle s’inscrit dans un espace-temps très réduit. Mais celle de l’humanité, à laquelle nous participons, s’exprime sur une plus grande échelle. Entre étoiles et molécules, il est urgent de nous sentir parties prenantes de cette aventure du vivant. Il est de notre responsabilité d’entrer véritablement dans le mouvement de la vie, apaisés, en acceptant la part d’énigmes. Il nous appartient d’apprendre à vivre ensemble, dans l’ici et maintenant, animés d’une tension à la fois curieuse et joyeuse.

En ce 21ième siècle, dans les sociétés occidentales, il est clair que nous faisons l’inverse. Nous capitalisons les biens et l’argent ce qui nous donne l’impression illusoire de maîtriser la vie. Nous nous assurons contre tout par peur du risque de la perte. Nous sommes à l’affût des recettes commerciales sensées nous assurer la beauté et la jeunesse permanentes. Nous nous acharnons à prolonger la vie par tous les moyens techniques à notre disposition. En reconnaissant à chaque être humain le droit de vivre et de mourir dans la dignité [1], l’Homo que nous sommes témoignera sans aucun doute d’une plus grande appropriation de sa dimension sapiens. Cette reconnaissance ira bien au-delà d’un apaisement des personnes en fin de vie et des mourants. Elle influera sur les sociétés dans leur ensemble et leur permettra de franchir un pas vers plus d’humanité, et certainement vers plus de joie et de bonheur sur Terre. N’est-ce pas là notre objectif commun ? Car pourquoi s’accrocher tant à la vie si ce n’est pour espérer plus de bien-être et de liberté ? Nous devons agir dès aujourd’hui en ce sens.

S’agissant du pire, s’il n’est pas certain, il n’est pas non plus à exclure. Au stade où nous en sommes, l’Homme peut devenir un loup pour l’Homme encore plus qu’il ne l’est aujourd’hui, il pourrait également devenir bionique ou cloné, ou encore laisser la responsabilité de la conduite de son existence à des nano-machines incroyablement intelligentes, mais déshumanisées. L’histoire nous montre que tout ce que l’humanité a pu faire, elle l’a fait, des Droits de l’Homme à la bombe atomique, de l’aide humanitaire aux génocides. Est-ce parce que nous savons aujourd’hui qu’il y a un certain nombre de choses à ne plus faire, en premier lieu l’agression de la biosphère, que nous ne les ferons plus ? Rien n’est moins sûr et l’avenir nous le dira. Il est entre nos mains.

Au regard de l’aventure humaine qui est la nôtre, à la croisée des chemins possibles, la pensée de l’aventure de l’univers peut nous rapprocher de la sérénité et de la sagesse. Elle rejoint le souhait d’Arthur Koestler exprimé dans ce message, et rédigé avant son suicide avec sa compagne qui l’avait suppliée de l’accompagner : "Je voudrais que mes amis sachent que je les quitte en pleine sérénité avec le fragile espoir qu’il existe un "au-delà sans visage", au-delà de l’espace, au-delà du temps, au-delà de la matière, échappant à toute prise de notre intelligence".

Inscrire notre conscience dans l’aventure de l’univers permet de vivre des instants de plénitude intemporelle au cours desquels il est possible d’accéder à la joie de la pensée cosmique et d’approcher la sensation de l’infini. Pierre Hadot, professeur au Collège de France, parle, dans son ouvrage Le voile d’Isis, « d’une extase océanique » [2]. Cette pensée peut donner aux humains, et particulièrement aux plus jeunes, la légèreté, l’envie et la force de continuer de s’émerveiller, de poursuivre toujours plus consciemment l’aventure humaine, et peut-être même de se laisser aller au plaisir de réenchanter le monde. »

[1] Cf. L’association Le droit de mourir dans la dignité. www.admd.net

[2] Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Gallimard, 2004