L’accès aux médicaments compromis par les politiques bilatérales de renforcement de la propriété intellectuelle

20  avril 2005 | par Gaëlle Krikorian

Accès aux médicaments et propriété intellectuelle

L’Accord sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC) fixe un modèle de protection de la propriété intellectuelle pour l’ensemble des États membres de l’OMC (Organisation mondiale du Commerce). Il impose, entre autres choses, la délivrance pour les produits pharmaceutiques de brevets d’une durée de 20 ans.

Sa mise en oeuvre, prévue dès la création de l’OMC en 1995 pour les pays développés, ne concernait les pays dits « en développement » qu’à partir de 2000 ou 2005 selon les cas, et ne devait s’appliquer qu’en 2006 dans les pays dits « les moins avancés » (PMA). Cela signifie cependant qu’un nombre croissant de pays pauvres ont - ou sont en train - d’intégrer à leur législation nationale les dispositions requises par l’Accord sur les ADPIC. Ainsi, dans de nombreux pays, les produits de santé ne peuvent plus, comme par le passé, être librement fabriqués et commercialisés, ce qui ne manquera pas d’avoir un impact significatif sur l’accès aux médicaments dans ces pays.

Suite à une certaine prise de conscience internationale, la conférence ministérielle de l’OMC à Doha en novembre 2001 a permis de clarifier l’existence de dispositions au sein de l’Accord sur les ADPIC permettant aux pays de contourner le droit des brevets en cas de nécessité. Une partie des entraves en matière de production, d’importation et de commercialisation de médicaments a ainsi été levée avec l’adoption de la « Déclaration sur l’accord sur les ADPIC et la Santé Publique »[1]. De son côté, l’accord dit « du 30 août 2003 »[2] validé par l’OMC lors de la conférence de Cancun en septembre de la même année permet en théorie l’exportation des produits génériques à partir des pays qui les fabriquent.

Ainsi, des améliorations ont pu être enregistrées. Cependant de nombreux problèmes demeurent ; la mise en application de ces textes reste à opérer et leurs effets réels à démontrer.

Mais surtout il est à craindre que les résolutions prises à l’OMC soient de peu d’efficacité puisque depuis peu, parallèlement aux réglementations multilatérales, de nouveaux standards de protection de la propriété intellectuelle se développent par le biais d’accords de libreéchange bilatéraux ou régionaux. La prolifération de ces accords risque de s’avérer plus lourde de conséquences encore que les accords de l’OMC dans le domaine de la santé.

Politique des États-Unis en matière de propriété intellectuelle

Dès les années 1970, un réseau d’influence conduit par une dizaine de compagnies étatsuniennes (industrie pharmaceutique, informatique et entreprises du spectacle, principalement) se tisse et milite pour l’intégration de la propriété intellectuelle dans le cadre des politiques commerciales du gouvernement des États-Unis et la nécessité d’imposer un régime international de protection de la propriété intellectuelle[3].

Ce processus initié et alimenté par le lobbying de représentants du secteur privé a finalement trouvé un relais étatique auprès de l’USTR (représentant américain au commerce) et a été intégré aux objectifs de la politique commerciale internationale des États-Unis. Pendant les années 1980 et 1990, par le truchement d’une succession de négociations multilatérales, régionales ou bilatérales, les standards voulus aux États-Unis se sont imposés à un nombre croissant de pays. Dans le même temps, ce mouvement pour un renforcement des standards de protection de la propriété intellectuelle s’est propagé dans les milieux politiques européens, canadiens et japonais. En 1986, les « aspects commerciaux » des droits de propriété intellectuelle intégraient les négociations de l’Accord général sur les Tarifs douaniers et le Commerce (GATT) et apparaissaient dans la déclaration ministérielle ouvrant le cycle de l’Uruguay. À l’issue de cette négociation, en avril 1994 à Marrakech, l’Accord sur les ADPIC imposait à l’ensemble des pays devenus membres de l’OMC un niveau minimum de protection de la propriété intellectuelle.

La mise en application de cet accord est aujourd’hui à l’oeuvre dans la majorité des pays. Parallèlement, depuis quelques années le rythme de négociation d’accords commerciaux bilatéraux ou régionaux impliquant les États-Unis s’intensifie - et tout particulièrement depuis le vote par le Congrès des États-Unis du Trade Act en août 2002 qui instituait le président Bush « Trade Promotion Authority (TPA) » afin de faciliter et accélérer les négociations commerciales.

Ces accords qui comportent systématiquement un volet en matière de propriété intellectuelle sont l’un des outilsclef de la stratégie des États-Unis pour poursuivre le durcissement des standards de protection de la propriété intellectuelle, audelà de ceux établis en 1994 par l’OMC, instaurant des régimes que l’on désigne sous l’appellation « ADPIC+ ».

Comme par le passé, ces accords bilatéraux ou régionaux servent de plateforme à l’élaboration de normes internationales[4]. Qu’il s’agisse de l’Accord sur les ADPIC ou d’accords bilatéraux ou régionaux, les standards adoptés représentent un seuil minimum de protection que les pays signataires s’engagent à appliquer, mais qu’ils peuvent également dépasser s’ils le souhaitent ou si des accords ultérieurs les y obligent. Et c’est précisément ce qui se produit avec les accords bilatéraux ou régionaux postérieurs à l’Accord sur les ADPIC. Ainsi, par ce jeu de vaetvient entre négociations multilatérales et négociations bilatérales et au fur et à mesure de la multiplication des accords et traités, on assiste à un accroissement significatif de ce qui est considéré comme « standard minimum » pour la protection des droits de propriété intellectuelle.

Depuis l’accord signé avec le Mexique et le Canada il y a dix ans dans le cadre de l’ALENA, de plus en plus de pays sont impliqués dans des négociations commerciales avec les États-Unis. Pour certains, des accords sont d’ores et déjà signés : Jordanie (2000), Chili (2003), Singapour (2003), Bahreïn (2004), Australie (2004). De nombreux autres sont en passe de faire ratifier des accords similaires par leur Parlement ou viennent de s’engager dans des négociations.

Un accord de libreéchange entre les États-Unis et les pays d’Amérique centrale (CAFTA)[5] a été conclu le 18 mai 2004 et devrait être validé par les parlements des pays concernés prochainement. En août dernier, la République Dominicaine s’engageait à rallier cet accord.

Le Maroc a conclu un accord avec les États-Unis le 3 mars 2004 qui est en cours de ratification par le parlement marocain. Il s’agit vraisemblablement de l’accord le plus restrictif à ce jour en terme de protection de la propriété intellectuelle.

La négociation de l’accord entre les Amériques du Nord et du Sud est actuellement gelée, mais devrait reprendre courant 2005. Elle concerne trentequatre pays d’Amérique latine et des Caraïbes. Son volet sur la propriété intellectuelle, en autre, suscite de nombreuses polémiques

-  notamment auprès des gouvernements brésilien et cubain. Le nombre croissant d’accords de libreéchange en Amérique latine inclura bientôt des accords entre les États-Unis et les pays Andins (Colombie, Équateur, Pérou et Bolivie). Depuis le 26 avril 2004, les États-Unis et Panama se sont engagés dans une négociation bilatérale.

Des négociations entre les États-Unis et la Thaïlande ont débuté officiellement en juin 2004. Cet accord sera le premier d’un réseau d’accords bilatéraux avec les pays de l’association des Nations de l’Asie du Sud Est. L’accord avec Bahreïn signé en 2004 fait partie d’un projet plus large d’accords commerciaux avec l’ensemble de la région du MoyenOrient qui devrait être conclu d’ici 2013. Des négociations avec les membres de l’Union douanière d’Afrique australe (SACU) sont également en cours et concernent le Botswana, le Lesotho, la Namibie, le Swaziland et l’Afrique du Sud.

Les État-Unis ne sont pas les seuls à imposer un durcissement des réglementations en matière de protection de la propriété intellectuelle. L’accord récemment conclu entre l’Union européenne et le Mercosur[6] conduira vraisemblablement à un renforcement des législations nationales sur la propriété intellectuelle. Cependant, la politique des États-Unis est de loin la plus agressive et efficace dans la production de réglementations « ADPIC+ » à un niveau national ou régional dans les pays en développement.

Les mesures « ADPIC+ »

Dans le cadre de ces accords commerciaux de libreéchange, les dispositions « ADPIC+ » requises n’imposent pas seulement aux pays signataires qu’ils mettent en oeuvre des standards plus contraignants que ceux de l’Accord sur les ADPIC, elles limitent également le recours à un certain nombre de flexibilités prévues par cet Accord et clarifiées par la déclaration de Doha.

Des pays susceptibles de jouer un rôle clef en matière de production de génériques, d’exportation et de transfert de technologies (Brésil, Thaïlande, Afrique du Sud, etc.) sont actuellement engagés dans des négociations bilatérales ou régionales avec les États-Unis et risquent d’accepter des dispositions sur les droits de propriété intellectuelle qui auront pour effet de limiter, retarder ou interdire la production de génériques ou l’accès des populations à ces produits.

Ces dispositions « ADPIC+ » concernent notamment :

* l’allongement des durées de protection par les brevets audelà des 20 ans requis par l’OMC (sous divers prétextes) ; * l’assouplissement des critères de brevetabilité ou leur élargissement ; * des limitations dans les recours aux flexibilités prévues par l’Accord sur les ADPIC de l’OMC (licences obligatoires, importations parallèles, etc.) ; * l’établissement d’un lien entre dispensation de brevets et obtention d’autorisation de mise sur le marché.

Outre les pays potentiellement producteurs, l’ensemble des pays en développement impliqués dans ces négociations est en passe de perdre une latitude pourtant indispensable en matière de politique de santé publique et d’accès aux médicaments.

Ces accords attestent d’un serein mépris à l’égard des engagements pris en 2001 à Doha et visàvis des malades des pays pauvres. C’est sans doute la raison pour laquelle le débat sur l’accès aux médicaments et la propriété intellectuelle doit aujourd’hui reprendre le devant de la scène internationale. Il est peutêtre temps que l’Organisation Mondiale du Commerce condamne la politique des États-Unis.


Ce texte est extrait du livre Pouvoir Savoir : Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle. Ce livre, coordonné par Valérie Peugeot a été publié le 1 avril 2005 par C & F Éditions. Il accompagne la rencontre "Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle" organisée par l’Association Vecam à Paris.

Le texte est sous licence Creative Commons paternité, pas d’utilisation commerciale.

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