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Monnaies plurielles


L’enjeu des monnaies plurielles

par Philippe Merlant

Monnaies "Locales", "sociales", "solidaires", "virtuelles", "libres", "affectées", "complémentaires", "alternatives", "plurielles"... une floraison de qualificatifs parcourt cette nouvelle lettre de Transversales Science Culture, consacrée aux monnaies non officielles, c’est-à-dire à celles autres que nationales (ou européenne). Chaque adjectif a sa raison d’être, bien sûr, et l’on ne saurait confondre les dispositifs de fidélité purement commerciaux (de type "miles"), les monnaies des mondes virtuels sur Internet (comme le "Linden dollar" de "Second Life") et les systèmes d’échanges basés sur le temps ou les réseaux de troc qui sont allés jusqu’à rassembler six millions d’Argentins (cf. H. Primavera). Il n’empêche : tous attestent, chacun à leur manière, que la monnaie remplit de multiples fonctions. Et que si l’une d’entre elles n’est plus assurée, la nature ayant horreur du vide, des systèmes alternatifs viendront rapidement combler le manque.

Pourtant, c’est toujours avec infiniment de précaution - même dans les sphères de l’économie sociale et solidaire, même dans les milieux altermondialistes - que l’on aborde cette question des autres monnaies. Sans doute le consensus, largement partagé, sur le fait que les activités humaines doivent impérativement distinguer activités non monétaires, activités monétaires non marchandes et activités marchandes, y est-il pour beaucoup : ne faut-il pas admettre, en fin de compte, que seul ce qui se rattache à la monnaie officielle peut être qualifié de "monétaire" ? Il est vrai que seule cette monnaie nationale (ou, chez nous, l’euro), grâce à sa convertibilité totale est, en théorie, en mesure d’universaliser l’échange entre les humains. Pourtant, l’émergence progressive d’une économie sociale et solidaire nous rappelle que les frontières ne sont pas si étanches que cela entre "non monétaire", "monétaire non marchand" et "marchand". Faute de mieux, les premiers théoriciens de l’économie solidaire en sont venus à évoquer la nécessaire "hybridation des ressources" qui constituerait sa base économique et financière. Chacun sent bien que c’est un peu court...

Plus profondément, les hésitations, voire les réticences, à aborder cette question des monnaies plurielles tient sans doute aux doutes qui assaillent la plupart des citoyens à ce sujet, y compris ceux qui aspirent à une économie et une société dégagées de la seule logique du profit. Aux yeux de beaucoup, l’idée de monnaies complémentaires ne semble ni tout à fait nécessaire, ni vraiment réaliste, ni pleinement légitime, ni forcément efficace et vertueuse.

Pas nécessaire ? Il suffit pourtant de constater toutes les initiatives sociales, écologiques et solidaires qui finissent par buter sur l’absence d’un outil adéquat d’échange et d’évaluation. Certes, le projet de nouveaux indicateurs, capables d’internaliser les effets sociaux et environnementaux des activités économiques, constitue un horizon "macro" indépassable, à moyen ou long terme. Mais, dans l’immédiat et à un niveau très local, comme le rappelle Claude Alphandéry, "nous n’arrivons pas à boucler ensemble la question des personnes que l’on s’efforce de sortir de l’exclusion, celle des services nécessaires à la société mais qui ne peuvent être assurés par la sphère marchande, et celle des bénévoles prêts à s’engager sur des activités sociales et solidaires". Bref, il en va de la pérennité de l’économie sociale et solidaire. Mais aussi, souligne Jean Zin, de la relocalisation de l’économie, seule alternative à la globalisation marchande.

Pas réaliste ? Jérôme Blanc et Bernard Lietaer donnent à peu près les mêmes chiffres : il y aurait, de par le monde, quelque 4 000 expériences témoignant de l’existence, bien concrète, bien réelle, de monnaies non officielles. Philippe Aigrain ajoute que l’essor des monnaies plurielles est inéluctable vu la nécessité de valoriser - en interne comme en externe - toutes ces nouvelles activités qui fleurissent sur la toile et qui vont de la création artistique à la production d’informations.

Pas légitime ? D’abord, les monnaies virtuelles qui émergent à la faveur d’Internet, même quand elles contribuent à l’évasion fiscale ou à la création de marchés du travail dérégulés, comme le rappelle Valérie Peugeot, ne se posent pas la question de leur légitimité - et elle ne leur est même pas posée. Ensuite, souligne Patrick Viveret, les monnaies officielles elles-mêmes ne sont pas exemptes de ce procès en illégitimité : d’abord, parce qu’elles se sont, au fil des décennies, progressivement déconnectées de tout lien avec les richesses matérielles ; ensuite, parce qu’elles ont, dans le même temps, abandonné leur fonction initiale, qui était de faciliter l’échange entre tous les humains. "Le système monétaire que nous connaissons est devenu contre-productif", constate Bernard Lietaer, qui fut pourtant l’un des concepteurs de l’euro. Ceci posé, n’est-il pas légitime d’inventer de nouveaux systèmes - pas plus arbitraires que les officiels - mais permettant de renouer avec leur fonction première ?

Ni efficace ni vertueux ? C’est sans doute là que le bât blesse. Car la plupart des systèmes développés jusqu’ici, s’ils ont parfois administré la preuve de leurs qualités, ont aussi révélé leurs failles et leurs limites, comme le rappelle Jérôme Blanc ou, pour l’expérience argentine, Heloisa Primavera. Mais n’est-ce pas le lot de toute innovation humaine ? Et plutôt que d’en tirer prétexte pour les condamner globalement, ne faut-il pas, à travers un processus classique d’essais-erreurs, s’efforcer de rectifier le tir et d’en améliorer l’efficacité ? C’est ce que tente le projet Sol, certainement le plus ambitieux conduit à ce jour en France, présenté ici par Celina Whitaker. De nouveaux modes d’échange s’inventent autour d’une alliance inédite entre acteurs de l’économie sociale et solidaires, citoyens-consommateurs et collectivités locales. Ce projet traverse largement cette nouvelle livraison de la lettre électronique de Transversales Science Culture. Car plutôt que de s’interroger à l’infini sur l’efficacité de ces nouvelles monnaies, nous pensons qu’il vaut mieux s’engager aux côtés de ceux qui tentent de remédier aux défauts passés et de tirer les monnaies sociales vers le meilleur. Un défi stimulant. Et à portée de mains.

Philippe Merlant



Trois questions à...Claude Alphandéry

le 22 décembre 2007  par Philippe Merlant

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Transversales Science Culture. Claude Alphandéry, vous avez été directeur de banque et vous êtes aujourd’hui président du Conseil national de l’insertion par l’activité économique, quel est le sens de votre engagement sur la question des monnaies solidaires et dans le projet Sol en particulier ?

Claude Alphandéry. Quand j’étais banquier ou que je m’occupais de comptabilité nationale, je ne me posais pas la question des monnaies solidaires. Je vivais sur le modèle économique classique. Certes, je connaissais l’existence des systèmes d’échanges, mais je pensais qu’ils resteraient limités, notamment en raison de la difficulté à leur trouver des contreparties. Il ne faut pas oublier que, dans les années 1950, on se demandait encore s’il fallait inclure les services dans le calcul du Produit intérieur brut (PIB) ! Lorsque j’ai mis les pieds dans l’économie solidaire, j’ai compris que, pour qu’elle ne reste pas une économie de seconde zone, il fallait inventer une, ou des, monnaie(s) complémentaire(s). La multiplication des bons de fidélité incarne déjà cette tendance dans le secteur de l’économie marchande. De leur côté, les collectivités locales offrent de nombreux services qui ne peuvent être assimilés ni à de l’assistance ni à des prestations marchandes. Enfin, nous sommes confrontés à la contribution des bénévoles dans certaines activités : il ne faut certes pas les rémunérer avec de l’argent officiel - ce serait contraire à leur mission -, mais le don qu’ils font mérite certainement des formes de réciprocité. Tout cela légitime pleinement l’apparition de monnaies complémentaires.

Quel est, de votre point de vue, le potentiel d’une expérimentation comme le Sol ?

C. A. Il est considérable en regard du potentiel transformateur de l’économie solidaire : depuis une vingtaine d’années, les choses progressent, mais les expériences restent ponctuelles, cloisonnées, et ne semblent pas contribuer à un vrai projet de société. L’une des raisons en est que nous n’arrivons pas à boucler ensemble la question des personnes que l’on s’efforce de sortir de l’exclusion, celle des services nécessaires à la société mais qui ne peuvent être assurés par la sphère marchande, et celle des bénévoles prêts à s’engager sur des activités sociales et solidaires. Seule une monnaie complémentaire est capable de mettre en boucle ces trois types de préoccupations, et donc de montrer que l’économie solidaire, au-delà d’actions ponctuelles, constitue bien une autre façon de vivre l’économie. Cette monnaie pourrait également servir d’outil de mesure et d’évaluation. L’économie sociale et solidaire est beaucoup plus complexe à évaluer que l’économie marchande, dans la mesure où, ne rapportant pas tout au profit, elle n’est pas unidimensionnelle. Ce serait un progrès considérable que de bâtir une monnaie qui soit également un outil d’évaluation.

Quels sont les principaux obstacles à affronter ?

C. A. Les obstacles de nature juridique et administrative ne sont pas négligeables. Ainsi, les pouvoirs publics peuvent redouter une évasion de TVA, ou craindre des dérives et contrefaçons semblables à celles qui ont affecté l’Argentine, quand le système du troc y a connu un essor sans précédent face à la gravité de la crise. Mais ces problèmes techniques ne sont pas essentiels. Le principal obstacle, à mes yeux, est idéologique et culturel. Car le pas que nous avons à franchir est comparable à celui qu’ont connu les révolutionnaires de 1789 lors du passage aux assignats : personne, à l’époque, ne pouvait imaginer une monnaie qui ne soit pas métallique ! De la même manière, pas grand monde ne peut aujourd’hui concevoir une monnaie qui ne soit pas d’État. On le voit bien dans les exercices pratiques proposés lors des formations Sol : une difficulté majeure est de savoir comment utiliser les points acquis, car cela suppose de trouver des gens qui ont la même confiance que soi dans le système. Les choses décolleront quand les collectivités territoriales seront convaincues que c’est un moyen formidable de mettre en lumière et de mutualiser les services qu’elles rendent. C’est là que se situe le vrai déclic pour le projet Sol.

Propos recueillis par Philippe Merlant


Projet SOL

le 22 décembre 2007  par Celina Whitaker

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On peut dire que l’idée du projet sol est née lors du séminaire "Monnaies Plurielles" organisé par TSC en 1999(1). Dans la lignée des réflexions qui se sont alors engagées, Patrick Viveret propose, dans son rapport "Nouveaux indicateurs de Richesse", "l’expérimentation d’une monnaie sociale incitatrice de comportements civiques solidaires et écologiquement responsables".

En 2004, la possibilité de répondre à un appel d’offres du Fonds Social Européen, dans le cadre du programme Equal a permis de lancer cette expérimentation sur cinq régions françaises (Bretagne, Nord Pas de Calais et Île de France, puis Rhône Alpes et Alsace qui ont rejoint le projet depuis 2007), avec l’appui de quatre entreprises de l’économie sociale(2) et des Conseils Régionaux des régions concernées.

Pourquoi lancer une expérimentation de ce type ?

Le sens du projet SOL repose tout d’abord sur le constat sur les dysfonctionnements du système monétaire actuel. La monnaie ne remplit plus correctement sa fonction d’échange. Considérée comme un bien en soi, elle est objet de spéculation et source d’inégalité(3). Ainsi, on observe dans le monde aujourd’hui un développement sans précédent de systèmes de monnaies complémentaire(4), partout où l’échange est nécessaire mais impossible du fait du manque de moyens monétaires.

Cette réflexion est fortement liée à celle sur la notion de richesse. Celle-ci ne peut plus être mesurée seulement à travers les échanges marchands, sans aucun regard sur la nature des activités (qu’elles soit destructrices ou créatrices de bien être), et sans prise en compte de toutes les richesses qui ne donnent pas lieu à des flux monétaires. Ainsi, le projet SOL se place dans la même perspective que tous les travaux pour de nouveaux indicateurs de richesse (IDH, Bien être social, Empreinte Ecologique,....)(5).

Ainsi, le SOL se veut être un outil pour développer des échanges qui ont du sens. Il se donne des objectifs ambitieux :
-  développer l’économie sociale et solidaire, ou plus largement une économie à valeur ajoutée écologique et sociale, en s’interrogeant sur ce qui est produit consommé et échangé.
-  contribuer à remettre l’économie au rang de moyen et non de fin
-  contribuer à la valorisation du potentiel d’échange de chacun, et à faire reconnaître que la richesse est produite par chacun.

Concrètement, qu’est ce que le SOL ?

Le SOL se veut principalement un outil contribuant à ces objectifs. Il ne s’agit pas non plus de reconstruire de toutes pièces des nouvelles modalités d’échange, mais de s’appuyer sur ce qui existe, sur les formes d’échange déjà mises en œuvre par les personnes (cet autre monde possible qui est déjà là...) et de contribuer à son développement.

Le SOL s’organise alors autour de deux grands axes :

-  Dans la sphère des échanges marchands : avoir un regard sur la nature et les formes de production des biens et services, favoriser une économie à forte valeur ajoutée écologique et sociale. C’est le SOL coopération.

-  dans la sphère des échanges non-marchands : mettre en valeur le potentiel de création de richesses et d’échange de chacun en favorisant les échanges de temps et de savoir et en se dotant d’un outil de comptabilisation de tous les engagements volontaires qui contribuent à un mieux vivre ensemble. C’est le SOL engagement.

 

Comment fonctionne le SOL coopération ?

C’est en réalité une "carte de fidélité", mais une carte de fidélité "multi-enseigne" fonctionnant dans les entreprises de l’économie sociale et solidaire.

Les entreprises participant au réseau sol distribuent des sols en échange d’achat dans l’économie sociale solidaire et elles acceptent des sommes en paiement de leurs produits. Le consommateur reçoit des SOL lorsqu’il fait ses achats dans une structure du réseau et peut utiliser ces Sol pour ses achats futurs dans la même structure ou dans toute autre structure du réseau.

Le SOL coopération a cependant quelques particularités par rapport à toutes les cartes de fidélité plus classiques.

Tout d’abord, il est résolument ancré sur l’Euro, et devient, de cette façon, une forme "de mieux diriger notre utilisation de l’Euro".

Pour les entreprises participant au réseau, c’est un gage de réussite, car on évite de cette façon les points distribués sans aucun lien avec la capacité de production réelle de l’entreprise(6). L’achat des premiers Sols constitue en quelque sorte un fonds de garantie, et l’objet du SOL coopération devient celui de faire circuler le montant correspondant à ce fonds au sein d’un réseau d’entreprises ciblé (que l’on veut développer) et de consomm’acteurs qui veulent donner du sens à leurs actes d’achat.

L’autre particularité du SOL coopération, et non des moindres, est que le SOL est une monnaie fondante. Les particuliers qui n’utilisent pas leur SOL voient voit ceux-ci perdre de leur valeur au cours du temps. Le SOL permet les échanges mais non la spéculation. En ce sens, le SOL n’est qu’une monnaie complémentaire, il ne permet pas la thésaurisation en vue d’achats futurs. Mais la valeur fondue n’est pas perdue pour tout le monde. Elle vient alimenter un fonds commun - géré par l’association Sol, association qui regroupe l’ensemble des partenaires du SOL, entreprises, associations et porteurs de la carte SOL - qui décide de l’affectation de ce fonds à des projets solidaires.

Ainsi, le SOL coopération est un facilitateur d’échange :

-  outil de développement de la consommation responsable, qui donne aux consomm’acteurs la possibilité de flécher leur achats, ainsi qu’un petit pouvoir d’achat supplémentaire dans les entreprises du réseau SOL (par les points SOL cumulés)
-  outil de développement des entreprises d’économie sociale et solidaire par la mise en réseau et la visibilité collective qu’il apporte.

Enfin, le Sol est un système démocratique participatif où les entreprises participant au réseau sol sont agréées localement par les adhérents à l’association

Et le SOL Engagement ?

Dans la sphère des échanges non marchands, le SOL engagement se veut favoriser les échanges de temps et de savoir et les comportements solidaires. On peut distinguer dans le SOL engagement différents types d’échanges :

-  D’abord les échanges de temps et de services. Dans ce cas, le SOL permet de dépasser des échanges restreints entre deux personnes (je te donne du temps mais cela suppose que tu aies aussi du temps à me donner en retour sur ce dont j’ai besoin), en inscrivant les échanges dans un cercle plus large, et de différer les échanges dans le temps (je te donne du temps maintenant mais je ne vais utiliser ce crédit de temps que plus tard).
-  Le SOL permet aussi la valorisation d’engagements et d’activités à caractère écologique social et solidaire (par exemple des engagements associatifs sur des activités de solidarité). Dans ce cas, l’engagement ne demande pas forcément du temps en retour sur autre chose, mais nous proposons de mettre en valeur ce temps d’engagement car c’est une richesse donnée à la société, à valoriser en tant que telle.

On donne du temps, on reçoit du temps, on s’investit dans des comportements solidaires...(une bourse d’entraide entre jeunes au sein d’un PIJ, ou encore des échanges de temps entre associations de quartiers pour l’organisation de manifestations ou pour toute autre activité, un engagement sur des activités écologiques, ...). Chaque compte sol est crédité ou débité en fonction de ces échanges. La convention utilisée ici est celle du temps passé (avec les ajustements nécessaires en fonction du type d’échange). Un Sol = 10 minutes. Ainsi, le SOL engagement se crée tout simplement du fait de l’échange ou de la mise en oeuvre de ses richesses et de comportements solidaires.

Ainsi le SOL engagement permet de rendre visible et l’offre de richesse et de services portés par les habitants d’un territoire et les comportements solidaires et d’entraide mis en œuvre.

Avec ses deux fonctionnalités, nous insistons sur le fait que le SOL, c’est tout d’abord un réseau partageant les mêmes valeurs, un réseau constitué des entreprises d’économie sociale solidaire qui proposent des biens et des services marchands à valeur ajoutée écologique, sociale, avec une activité ancrée sur des territoires de vie, des associations qui développent des actions d’entraide et de lien social, des consomm’acteurs et citoyens solidaires, mais aussi des collectivités territoriales qui mettent en oeuvre des politiques contribuant à un développement qualitatif humain et soutenable.

Quel peut être le rôle des collectivités territoriales ?

Les collectivités territoriales peuvent s’inscrire dans le SOL sous différentes modalités :

-  Tout d’abord en utilisant le SOL comme un outil pour des politiques sociales : de façon générale, les monnaies affectées permettent une aide financière à un public déterminé pour une utilisation particulière (tickets restaurant, chèques petite enfance, etc...). Le couplage du SOL avec les monnaies affectées permet de distribuer des aides en SOL. Ainsi, par exemple, une collectivité distribue des SOLs affectés, à un public défavorisé, pour l’achat de produits issus de l’agriculture biologique. Cela revient en fait à coupler une politique sociale avec la volonté d’appuyer un certain type d’économie puisque la monnaie affectée ne pourra être utilisée que chez un certain type de prestataires.
-  Une monnaie affectée en SOLs couplée avec un engagement de personnes. Par exemple, une collectivité émet un chèque culture SOL en direction des jeunes en échange d’un engagement de ces jeunes à une dynamique d’accompagnement des enfants en milieu péri-scolaire. Ces SOLs peuvent alors être utilisés par les jeunes pour l’accès aux équipements culturels.
-  La troisième modalité est l’acceptation de SOLs engagement pour le paiement de certains services publics. Par exemple, une collectivité peut accepter des SOL engagement pour l’entrée à la piscine, au cinéma, ou à tout autre équipement public. Pour la collectivité, cela correspond d’une part à une forme de reconnaissance des richesses apportées par les porteurs de SOL engagement à la collectivité et, d’autre part, à une forme de meilleure utilisation des services publics pour des équipements qui de toute façon sont en fonctionnement.

Ainsi, pour la collectivité, le SOL peut être un outil pour le développement de coopérations entre les collectivités territoriales et les entreprises portant des valeurs et des pratiques écologiques et sociales, aussi bien que de coopérations entre collectivités et citoyens dans la réponse aux besoins et à l’animation du territoire. La collectivité peut ainsi être un pivot dans la construction d’un réseau d’acteurs coopérant pour un autre développement du territoire.

Au-delà de l’expérimentation, les enjeux du SOL :

Le SOL se base sur ce qui existe déjà, sur les outils et les formes d’échange qui ont déjà lieu dans les territoires, mais les replace et les reconstruit dans une perspective politique. En proposant de nouvelles modalités d’échange, le SOL vient réinterroger notre représentation de la monnaie et des outils possibles pour développer, des échanges qui ont du sens.

Ainsi, le Sol est aussi un changement dans nos modes de pensée, un "pas de coté" pas toujours facile à faire (sur ce qu’est la richesse, la monnaie, la mesure, la comptabilité). Il nous demande de nommer ce qu’il nous importe de "mettre en avant", de "valoriser", en termes d’échange pour un développement plus humain. Il nous amène ainsi à véritablement dessiner, avec les différents acteurs concernés, les contours d’un monde plus solidaire.

En nous amenant à nous réinterroger sur les modalités de construction d’un outil d’échange, il nous réinterroge aussi sur ce qu’est la monnaie, et nous autorise à poser des questions sur le système monétaire actuel, questions souvent gardées dans l’opacité la plus totale : comment se crée la monnaie, qui a pouvoir de création monétaire, comment se gèrent les systèmes monétaires, quel contrôle démocratique ? Ainsi le SOL est également un outil d’éducation populaire pour une réappropriation démocratique de la monnaie.

Où en est ont aujourd’hui ?

Après le temps de mise en œuvre du dispositif conceptuel et technique, dans un aller retour-permanent entre l’équipe du projet SOL et les acteurs de terrain qui en font l’utilisation, le SOL est aujourd’hui en état de marche.

Le SOL coopération a véritablement démarré, dans les différents territoires d’expérimentation. Le site http://www.sol-reseau.coop permet de suivre l’évolution de l’expérimentation, donne la marche à suivre pour commander une carte SOL et met à jour le catalogue des entreprises proposant et acceptant des Sols. En octobre 2007, on compte 50 prestataires et une réelle dynamique de coopération entre eux, ce qui permet de prévoir un développement rapide du réseau des entreprises SOL. La distribution de cartes SOL se fait directement par Internet ou est proposée par les entreprises SOL. Celles-ci intègrent le SOL dans leur propre politique de développement et de fidélité. Ainsi, par exemple, certains commerces proposeront la carte SOL après 5 achats, ou après un certain montant d’achats. On compte aujourd’hui 700 Solistes - porteurs de carte SOL, chiffre sur lequel on observe depuis septembre une croissance régulière.

Le SOL engagement est le SOL qui amène le plus de réflexions sur nos manières d’agir et de compter. Il ne peut, de se fait, que se mettre en œuvre de façon progressive, à mesure que les interrogations sont levées et qu’il est pris en charge comme un outil de valorisation d’actions qui ont du sens. Les expérimentations démarrent dans les différentes régions, comme par exemple au Centre Social de Fives (Lille) ou au PIJ de Carhaix et au CRIJ de Rennes.

Pour ce qui est de la participation des collectivités territoriales, les communes participant à l’expérimentation sont prêtes à se lancer. Le coté technique, qui faisait barrage jusqu’à présent à une participation plus importante, semble aujourd’hui être levé. Ainsi par exemple, une monnaie affectée en SOLs "Le bio pour tous" démarre dès cette fin d’année dans le 3° arrondissement de Paris.


1. Ce Séminaire comptait avec la participation et l’appui de la MACIF ; Chèque Déjeuner, CDC, Fondation Charles Leopold Meyer, et des acteurs du réseau des SELs.

2. MACIF, MAIF, Crédit Coopératif et Chèque Déjeuner.

3. Avec, à un bout de la chaîne, des personnes qui ont trop de monnaie par rapport à leur capacité réelle d’échange et, à l’autre bout, des personnes ayant des potentialités et besoins d’échange qui ne peuvent se concrétiser par manque de monnaie.

4. Bernard Lietaer en comptabilise environ 4000, sur tous les continents.

5. Pour en citer quelques uns. Voir à ce propos l’excellent livre de Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, "les nouveaux indicateurs de développement".

6. On peut donner l’exemple des miles.



Où en est on aujourd’hui ? Le SOL dans les territoires, quelques exemples :

-  chez AGG, boutique de commerce équitable du Vieux Lille, Ann Gisel Glass utilise SOL comme sa carte de fidélité. Elle offre à chaque client, lors de son dixième achat, une carte SOL créditée de 1% de la valeur totale de ces 10 premiers achats. Par ailleurs, des articles proposés en boutique peuvent être achetés en partie en SOL : ils sont signalés par des étiquettes de couleur différente sur lesquelles est écrit le prix et la part que l’on peut payer en SOL. Par exemple pour un bracelet qui vaut 6€, il est écrit sur son étiquette 4€ et 20 SOL. Ann Gisel veut aussi donner à cette carte de fidélité toute sa dimension réseau, par exemple elle a un projet avec l’Association Ch’ti Vélo. La Boutique d’Ann Gisel est assez loin de tout réseau de métro ou bus, ainsi Ann Gisel distribuera des SOL aux Solistes qui viendront chez elle en vélo loué chez Ch’ti Vélo !

-  Artisans du Monde Lille a déjà un système de carte de fidélité auquel est "associé" SOL. Ça veut dire tout d’abord que cette carte de fidélité papier portera les couleurs d’Artisans du Monde et de SOL. Quand cette carte papier est pleine (5 cases), Artisans du Monde offre une carte SOL créditée de 5% de la valeur totale des 5 premiers achats, et recharge la carte SOL de la même façon à chaque fois que la carte papier est pleine. Deux types d’articles peuvent être achetés pour partie avec des SOL : des produits dont ils souhaitent faire une promotion particulière : nouveaux produits ou "fournisseur" qu’ils souhaitent aider, produits particulièrement porteurs d’éthique commerce équitable, et des produits dont le prix est assez élevé et qui, s’ils peuvent être payés en partie en SOLs, sont donc moins chers à l’achat. Le SOL offre alors un « effet ristourne » pour faciliter l’accès à ces produits qui plaisent mais dont le prix dissuade : produits de qualité, notamment dans le textile ameublement. La distribution de SOLs par Artisans du Monde vient de démarrer, après la formation des bénévoles qui tiennent le magasin.

-  A Paris, Puerto Cacao, producteur et distributeur de chocolat équitable, utilise le SOL à deux niveaux : sur certains produits des pastilles SOL sont collées sur l’étiquette et proposent de recevoir 5% en SOL à l’achat, ou de payer en partie en SOL. Par ailleurs, SOL est un vecteur pour communiquer sur les membres du réseau et renforcer la visibilité des entreprises au sein des consomm’acteurs qui passent par chez lui.

Bayadère, boutique de commerce équitable essentiellement en provenance du Sri Lanka, utilise quand à elle le SOL comme la carte de fidélité du magasin : le client peut obtenir 5% du montant des achats en Sol à partir de 5 achats.

-  En Bretagne, depuis quelques mois les Carhaisiens disposent d’un nouveau moyen de paiement : le SOL. A titre d’exemple, Laure BROUSSARD du café librairie MOD ALL a choisi le SOL pour fidéliser sa clientèle et bénéficier d’une communication plus large... Mais aussi parce que le SOL propose un outil innovant pour appuyer des dynamiques territoriales, des pratiques coopératives, qui vont dans le sens d’un développement plus durable !

Les transactions fonctionnent également entre commerces... Ainsi MOD ALL commence à voire arriver dans sa boutique des personnes qui ont eu des SOL chez EQUILIBRE, (un autre commerce SOL de la Ville), et qui souhaitent maintenant les dépenser dans les autres commerces SOL... Un circuit se met en place.

Toujours sur Carhaix, il est intéressant de noter un véritable dynamisme du réseau. Par exemple, s’agissant de la promotion, les commerces MOD ALL, EQUILIBRE, PAPRIKA et LE POURQUOI PAS, vont éditer prochainement une série de flyers SOL, sur lesquelles figureront l’offre SOL de tous les commerces. Le tout sera rythmé par des soirées SOL chez l’un ou chez l’autre. Dans cet esprit, a eu lieu par exemple début septembre un « barbecue » SOL au Point Information Jeunesse de Carhaix. Du côté du catalogue SOL, ces commerces ont souhaité, pour plus de cohérence, déterminer ensemble une offre commune. C’est visible, ce n’est pas chaque commerce qui utilise l’outil SOL séparément, mais bien un outil de développent collectif.

-  Dans certaines boutiques et entreprises de l’agglomération grenobloise, vous pouvez désormais choisir de payer en SOLs. Le « réseau économique SOL » se construit avec les entreprises qui ont adhéré à l’association SOL et avec des consom’acteurs qui ont envie de contribuer à un Développement « Humain » Durable. La date de lancement de l’opération était le 18 Novembre 2007.

Une douzaine d’entreprises diversifiées par leur statut et la nature de leur activité font partie du réseau : Le Local, Soli’Gren, Biocoop de Malherbe, le théâtre 145, Dyade Art et Développement, Espace Vie Etudiante, Alpes Auto Partage, Alp Papier, Alternatif Elec, H2 Rent, le Crédit Coopératif.

 

Pour toutes les régions, les lieux où on peut se procurer ou utiliser ses SOL sont sur http://www.sol-reseau.coop, rubrique Catalogue.



Une mise en perspective des monnaies sociales

le 22 décembre 2007  par Jérôme Blanc

Une mise en perspective des monnaies sociales

Depuis 1999, année du séminaire de Transversales Science Culture sur les monnaies plurielles, qui est à l’origine du projet SOL, le contexte des monnaies plurielles a sensiblement évolué.

De quoi parle-t-on ?

Je distinguerai ici quatre types de dispositifs monétaires qui se différencient des monnaies nationales, selon la nature de leur émetteur et leurs objectifs.

  1. Les monnaies à logique politique : elles sont émises par des collectivités locales, comme des provinces ou des communes. Leurs objectifs sont en particulier le financement de l’émetteur et/ou la dynamisation de l’économie locale.
  2. Les monnaies à logique lucrative : elles sont émises par des entreprises dans le but de leur propre profit. Elles peuvent prendre la forme de bons d’achat (comme des chèques cadeau) ou de dispositifs de fidélisation de la clientèle (comme les miles des compagnies aériennes) : dans ces deux cas, la monnaie est l’outil par lequel un surcroît d’activité est apporté. Elles peuvent aussi prendre la forme de systèmes d’échange-marchandise : il s’agit alors d’entreprises qui se chargent de faciliter, comptabiliser et compenser en une monnaie interne les transactions entre leurs clients. Dans ce cas, la monnaie interne est le support même de l’activité rémunératrice. Aux États-Unis, ces systèmes dits de barter (troc) sont assez répandus. Le système suisse de banque WIR(1) en est une application.
  3. Les monnaies de développement sectoriel, ou monnaies affectées : elles sont émises par des entreprises (d’économie capitalistique ou d’économie sociale) afin de stimuler un ensemble ciblé d’activités, en particulier via la solvabilisation de la demande par les consommateurs : leur obtention est bonifiée. Elles relèvent de politiques publiques qui ont considéré comme légitime de stimuler ces activités. Cela prend la forme de bons d’achat : chèques vacances, chèque culture, titres restaurants...
  4. Les monnaies à logique citoyenne ou d’économie sociale locale. Une façon commode de les qualifier, bien que non exempte d’ambiguïtés, consiste à les appeler "monnaies sociales". Le terme de "monnaies complémentaires", employé dans un sens étroit, renvoie aussi à ces dispositifs. Ces monnaies sont émises par des associations (formelles ou non) et dans de rares cas par des banques coopératives locales, dans des buts de solidarité, de développement du lien social, de développement local solidaire, etc. Ces catégories ont des frontières parfois discutables, mais elles constituent une grille de lecture commode. Le projet SOL, par exemple, opère une jonction entre les catégories (3) et (4). Ce qui suit concerne surtout les monnaies sociales (catégorie 4). Expériences majeures et évolution

Il est assez périlleux de quantifier les expériences de monnaies sociales, mais je propose l’estimation suivante : elles impliqueraient aujourd’hui de 0,5 à 1 million de personnes, dans 3 à 4 000 structures, réparties dans une quarantaine de pays. La vague contemporaine de monnaies sociales commence avec la fondation, en 1982-1983, du système LETS de Comox Valley, sur l’île de Vancouver, au Canada, dans un contexte de chômage massif provoqué par la fermeture d’une industrie locale importante. Par la suite, l’appellation LETS s’est largement diffusée et elle est aujourd’hui généralement comprise comme "local exchange trading system". Ces systèmes sont basés sur une nouveauté majeure : ce sont des systèmes purement scripturaux de crédit mutuel, dans lesquels le solde global des comptes des adhérents est toujours nul (dans un échange, un compte est débité et un autre est crédité de la même somme). Le modèle se répand d’abord dans les pays anglo-saxons puis, dans les années 1990, dans d’autres pays d’Europe occidentale : Allemagne (Tauschring), France (SEL, systèmes d’échange local), Italie (banca del tempo), Belgique (LETS en pays flamand et SEL en Wallonie), Pays-Bas (Noppes), etc. Autour de l’année 2000, des expériences de ce type passent à l’est de l’Europe. De nouveaux dispositifs émergent aussi en Asie (Corée du Sud, Thaïlande), en Amérique latine (notamment au Brésil et en Colombie, après des débuts en Argentine en 1995) et, dans une moindre mesure, en Afrique (Afrique du Sud). En se diffusant, les dispositifs de monnaies sociales se différencient : certes, par une adaptation aux conditions locales, mais aussi par l’activation d’une culture de l’expérimentation et par la prise de conscience que la monnaie est un outil que l’on peut adapter à des fins qu’il appartient aussi à la société civile de définir. Depuis les années 1980, cette différenciation a produit l’émergence de quelques grands types de monnaies sociales, à côté des systèmes de type LETS :

-  les systèmes Time dollar, nés aux États-Unis et visant notamment à stimuler une entraide sociale intergénérationnelle en rétribuant sous forme d’heures ("hours") le temps passé par des personnes à aider des malades, personnes âgées ou autres personnes en demande d’aide ; les monnaies locales de type Ithaca hour (Ithaca est une petite ville universitaire de l’État de New York), matérialisées par des billets circulant dans un espace territorial sur une base communautaire et visant une économie locale et écologique ;

-  les systèmes de trueque (troc) argentin, monnaies manuelles centrées sur des communautés hiérarchisées en réseaux au sein desquels les billets peuvent être communs ou convertibles entre eux et visant moins la localisation des revenus que la lutte contre la pauvreté, etc. ;

-  des expériences pensées et organisées par des ONG, parfois soutenues par des pouvoirs publics, contribuent aussi à ouvrir de nouvelles pistes à l’instar du travail mené par l’ONG néerlandaise Aktie Strohalm à Fortaleza (2) ;

-  et enfin, des dispositifs hybrides comme le projet SOL.

Le développement de l’internet a favorisé l’extension rapide des monnaies sociales depuis les années 1990. La généralisation de l’anglais, le développement de sites et de listes de diffusion et l’organisation de conférences d’audience internationale dédiées aux monnaies sociales, son inscription dans des agendas plus larges (comme les Forums sociaux mondiaux ou continentaux), son soutien par quelques organisations ou réseaux très actifs (principalement "l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire" et Strohalm) ont aidé à structurer ce mouvement au plan international et à lui donner une crédibilité au sein des réseaux désormais qualifiés d’altermondialistes. Cela a conduit aussi à développer la rationalisation de ces systèmes et à présenter plus clairement les avantages que l’on pouvait trouver à en établir dans des localités du Sud, au moyen bien sûr d’une appropriation par les populations locales. Le domaine des monnaies sociales, par l’activation des réseaux et des débats internationaux, perd peu à peu de son caractère artisanal et devient pour partie un champ d’expérimentation systématique.

Quelques constats

Vingt-cinq années de monnaies sociales marquées par la diversité des expériences, la pérennité de ce mouvement au-delà de la durée de dispositifs particuliers et le développement spectaculaire de certains d’entre eux conduisent aux constats suivants.

Le manque ou les erreurs de régulation interne de certains systèmes doit être souligné. Par exemple, le réseau argentin RGT, qui a connu un essor extraordinaire en 2000-2002 (l’ensemble des systèmes argentins intégrant 3 à 7 millions de personnes début 2002), ne prévoyait pas de règles efficaces d’émission et de retrait de la monnaie. Son effondrement en 2002 peut lui être en partie imputé : la monnaie distribuée aux nouveaux adhérents n’a pas eu de contrepartie productive suffisante. Un tel échec n’est pas négligeable : même si elles lui ont survécu, les monnaies sociales sont durablement décrédibilisées dans l’opinion publique argentine.

On doit aussi reconnaître la quasi absence de portée économique pour les monnaies de type SEL et LETS, ce qui n’exclue pas que les adhérents ont pu parfois améliorer sensiblement leur quotidien grâce à leurs échanges. Dans l’ensemble, les monnaies sociales ne sont généralement pas connectées aux pouvoirs publics, ce qui peut être lié à une culture militante qui tend à se défier des autorités. Enfin, elles sont assez peu insérées dans le milieu socioéconomique.

De façon générale, ce ne sont pas des populations très pauvres ou très exclues qui recourent aux monnaies sociales. Dans le cas argentin, ce sont d’abord des personnes de la classe moyenne appauvrie. Dans le cas français, la proportion de chômeurs, bien que supérieure à la moyenne de la population, n’est pas à un niveau qui conduirait à penser que les SEL sont des systèmes pour les chômeurs, les RMIstes, etc. Les personnes qui recourent à ces systèmes sont plutôt bien insérées dans des réseaux de sociabilité voire de militance et, si leurs revenus ne sont pas très élevés, elles ne sont pas dans une situation de stress quotidien pour la survie matérielle. A contrario, l’afflux en 2001-2002, dans le trueque argentin, de pauvres cherchant là les moyens de la survie quotidienne, a déséquilibré les réseaux et a largement contribué à précipiter leur chute.

Les dispositifs de monnaies sociales actuels ne créent quasiment pas d’emplois formels et créent peu d’activités informelles pérennes. Ils ne constituent donc pas des moyens crédibles de lutte contre le chômage. Leur apport en termes d’insertion est bien plutôt en amont, par la constitution de réseaux de personnes où se déploient la sociabilité et la solidarité, où l’on développe des connaissances, où l’on peut tester et améliorer des compétences, où l’on peut accéder à de multiples ressources. Le tout ne suffit pas à résoudre le problème économique mais fournit des solutions périphériques qui aident à le résoudre.

Enfin, trop rares sont les cas où l’émission de la monnaie interne est couplée avec la possibilité de financement individuel ou collectif sur projets. On rejoint là les difficultés de régulation de ces systèmes, que provoque la faiblesse de l’organisation monétaire à laquelle le SOL tente de remédier. Développer une régulation monétaire adéquate est généralement coûteux et cela suppose une bonne capacité d’ingénierie. Une banque locale coopérative semble tout à fait propre à mener cette régulation. Dans ce cas, la monnaie sociale peut être associée à un dispositif professionnel de microfinancement.

Bien entendu, les constats qui précèdent ne préjugent pas de l’avenir. Ils permettent cependant de prendre conscience des limites de ce qui ne saurait être une fin en soi et n’est qu’un outil dont les modalités sont à définir en fonction des objectifs poursuivis.

Perspectives

Vingt-cinq ans après l’émergence des monnaies sociales, il reste le défi majeur d’établir définitivement leur légitimité. À l’égard du public, il s’agit de montrer qu’elles ne sont pas seulement un cercle d’échanges alternatif, réservé à des militants ou à des sympathisants de telle ou telle cause. Un confinement de cette sorte les conduirait à terme à la sclérose. À l’égard des autorités monétaires, il faut montrer qu’elles n’entrent pas en concurrence avec les monnaies nationales mais qu’elles en sont un complément qui permet des réalisations, inaccessibles par le seul jeu des monnaies nationales. À l’égard de la protection sociale, ces dispositifs doivent montrer aussi que les échanges qu’ils suscitent ne se substituent pas aux revenus primaires ou secondaires en monnaie nationale, mais qu’ils fournissent une aide importante à l’insertion sociale, de façon directe (par l’obtention d’une activité salariale formelle ou la création d’une micro-entreprise) ou indirecte (par exemple, via l’insertion dans des réseaux sociaux ou le développement de compétences nouvelles). À l’égard des collectivités locales, ces dispositifs doivent montrer leur apport en termes de développement local et pouvoir développer avec elles des partenariats qui ne les soumettent pas pour autant à une commande publique - une problématique commune aux activités d’économie solidaire.

Cela conduit à la question de l’organisation et des choix à réaliser en fonction d’objectifs clairement identifiés. Un enjeu majeur pour les dispositifs qui seront inventés et expérimentés dans les années à venir consiste à combiner efficacement les possibilités organisationnelles et ces objectifs. C’est aussi la condition pour que gouvernements et parlementaires acceptent d’adapter les législations existantes ou, le cas échéant, en créent de nouvelles. Selon les choix organisationnels, se pose la question de la professionnalisation des structures, comme, d’ailleurs, dans le monde associatif en général. Cette professionnalisation apparaît une contrepartie nécessaire, dès lors que l’on conçoit les dispositifs de monnaies sociales comme des moyens utiles à la lutte contre l’exclusion ou à la redynamisation de localités par le biais de l’accès à des biens et services et à du crédit en monnaie interne. Tel n’est certes pas le choix réalisé en France jusqu’ici, par exemple ; il pourrait pourtant être tout à fait légitime.

Enfin, s’il est, à l’avenir, un facteur qui peut jouer en faveur des monnaies sociales et plus largement des monnaies locales à logiques politiques ou citoyennes, c’est bien la nécessité pour les sociétés humaines de procéder à une relocalisation des activités économiques face aux crises jumelles, climatique et énergétique. Une monnaie dont la circulation est localisée, et dont la convertibilité est contrôlée, peut constituer un outil puissant de stimulation des activités économiques locales, permettant de stimuler la production locale de biens et services pour des besoins locaux.

Toute l’histoire des monnaies sociales et locales depuis la construction des États-nations conduit cependant à leur assigner des ambitions modestes, quitte à être surpris par leur succès. Envisager une transformation globale de la société par les monnaies sociales revient à surévaluer le rôle de la monnaie et la capacité à renverser l’ordre monétaire existant. La monnaie n’est pas une clé, au sens où trouver la bonne clé ouvrirait la porte des réalisations infinies et radieuses et fermerait celle des défauts des sociétés humaines d’aujourd’hui. En revanche, la monnaie peut être vue comme un levier, au sens où de nouvelles formes de monnaies peuvent donner les moyens d’agir sur des activités économiques, les relations sociales, etc., comme souhaite le faire le projet SOL.

Il faut donc davantage faire parler l’innovation, mais en ne négligeant pas les assises solides, économiques et politiques, ainsi que le contexte social, pour qu’elles aient une chance de réussir. Et il faut penser ces innovations monétaires dans leur aspect organisationnel : la monnaie suppose une régulation essentielle, qui s’est avérée absente des systèmes argentins de la RGT par exemple, ou dont le caractère automatique dans les systèmes LETS limite les potentialités. A ce titre, on peut saluer le gros travail que fait, par exemple, une structure hollandaise comme Strohalm (Social Trade Organisation), ainsi que les efforts déployés pour mener à bien le projet SOL.


(1) La Banque WIR est une institution bancaire suisse qui émet sa propre monnaie pour faciliter les échanges économiques entre ses membres. Son siège est à Bâle.

La Banque WIR a été fondée en 1934. Elle compte plus de 60.000 PME parmi ses partenaires qui pratiquent un système de paiement sans numéraire.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Banque_WIR

(2) Le Fomento à Fortaleza : FOMENTO est un modèle de cercle d’échange. Il a été pratiqué pour la première fois à Fortaleza au Brésil.

Dans ce modèle, une somme d’argent est collectée pour un projet précis. Cette somme d’argent peut être constituée par n’importe quel mécanisme : épargne solidaire de personnes directement intéressées par la réalisation du projet, CIGALE ou tontine, emprunt bancaire, fond d’aide au développement pour les pays du SUD, etc.

A Fortaleza le projet portait sur la construction d’une école et la somme a été donnée par une ONG hollandaise (Strohalm). Cette somme correspondait dans ce cas précis à la totalité de la somme nécessaire pour construire et équiper l’école.

Mais pour démultiplier les effets de cette somme, ils ont crée une monnaie communautaire pour valoriser tout ce qui pouvait être fait par eux même quant à la construction de cette école : temps de travail effectué, matériaux vendus par des producteurs de la communauté, productions locales, etc.

La quantité de monnaie locale émise représentait l’exacte valeur du fond d’aide au développement.

Expériences systèmes d’échange et monnaies complémentaires.
WIR - SEL - Banques du temps - Fortaleza - Barter - CHIEMGAUER - Lignières en Berry - S’Miles - TIME DOLLAR - Tsukisara partner’s center - Wörgl - Ithaca Hours - La naissance du dollar


La monnaie entre échange et domination

le 22 décembre 2007  par Patrick Viveret

Toute l’histoire de la monnaie peut se lire comme un conflit entre l’échange et la domination.

C’est officiellement pour faciliter l’échange que la monnaie est inventée dans l’histoire humaine. Adam Smith établit ce qui restera la théorie classique de la monnaie jusqu’à Keynes, en décrivant la naissance de la monnaie et les étapes de son évolution comme une série d’améliorations de la "propension naturelle des êtres humains à échanger et à troquer". La part de vérité de cette hypothèse est assez claire. L’intérêt de choisir un étalon pour éviter l’incommodité du pur troc, puis le choix de supports divisibles et durables comme les métaux plutôt que des marchandises périssables ou peu divisibles (comme le bétail) rend compte du rôle démultiplicateur de la monnaie dans les échanges.

Si l’on prolonge l’analyse de Smith jusqu’à l’époque contemporaine, on voit bien se poursuivre ce phénomène d’abstraction puis de dématérialisation progressive de la monnaie. Il conduira à l’abandon de l’étalon-or, après la première guerre mondiale, puis à la déconnexion de l’or et du dollar intervenue en 1971. Nous sommes aujourd’hui en présence d’une monnaie presque totalement dématérialisée, véhiculée par des supports électroniques qui permettent sa circulation instantanée 24h sur 24, aux quatre coins de la planète.

De la fétichisation de la monnaie à l’instrumentation de sa rareté

Mais ceci ne concerne que la petite partie des humains pour lesquels la monnaie remplit effectivement sa fonction première, qui est de faciliter l’échange. Pour bien d’autres, qui n’ont pas ou peu de monnaie (3 milliards d’êtres humains n’ont pas accès au système bancaire !), la monnaie est davantage vécue comme un frein à l’échange. D’où vient ce retournement paradoxal que des êtres humains ayant à la fois la capacité et le désir d’échanger, de créer de l’activité, ne peuvent le faire par manque de moyens monétaires ? Ce paradoxe, sur lequel a beaucoup réfléchi Jacques Duboin(1), a été théorisé par Marx. Il provient de ce processus de "fétichisation" qui consiste à transférer la valeur de l’échange entre humains sur la monnaie elle-même. Fétichisation d’autant plus forte que le support de métaux précieux pouvait laisser croire, comme l’affirmait le mercantilisme dénoncé par Smith, que la monnaie était en elle même une richesse. C’est ici qu’intervient la double face de la monnaie, celle qui se fait moins le vecteur d’un échange que d’une domination. Il s’agit alors d’une monnaie dont la rareté, artificiellement créée par les acteurs en position de domination, oblige les dominés à n’utiliser qu’une faible partie de leur potentiel d’échange et d’activité.

Cette question est d’autant plus décisive que l’économie mondiale est aujourd’hui doublement menacée par l’insuffisance de monnaie à un pôle et par son excès à l’autre.

Du manque à l’excès : la crise monétaire en filigrane

Dans le premier cas, il s’agit de la pauvreté, de la misère, et de leurs conséquences destructrices que les institutions internationales promettent tous les dix ans d’éradiquer sans succès faute de s’attaquer aux causes plutôt qu’aux symptômes du mal(2).

Dans le second cas, il s’agit du gonflement totalement disproportionné de "la bulle financière" qui fait circuler une quantité de monnaie sans aucun rapport avec les biens et services réellement échangés (rapport de 1 à 40 aux Etats-Unis) et sans rapport non plus avec ce que l’on peut raisonnablement espérer de la richesse à venir. C’est ainsi que, ce que Pierre Noël Girault nomme justement "le commerce des promesses(3) crée, au profit d’une petite minorité mondiale (les retraités américains en particulier via les fonds de pension), une quantité impressionnante de traites sur l’avenir. Lorsqu’elles sont honorées, celles-ci creusent dramatiquement les inégalités et contribuent à l’émergence de crises sociales majeures notamment dans les pays où la défiance à l’égard de la monnaie nationale contribue à une "dollarisation" de fait ou de droit de l’économie (Russie, Asie, Argentine...). Mais il est aussi possible qu’un jour, elles ne puissent plus être honorées, y compris aux Etats Unis, malgré les largesses de ce "prêteur en dernier ressort" qu’est la banque fédérale américaine(4). C’est alors le spectre de la crise financière globale et systémique qu’annonce Georges Soros(5) et que redoutent secrètement nombre d’analystes financiers(6).

Un réformisme radical, du loin au proche

Plus l’espace et le temps couverts par la monnaie sont lointains (monnaie d’échange au loin et monnaie thésaurisée en vue d’usages futurs), plus la monnaie intègre en réalité des "garanties de défiance" (notamment des possesseurs de monnaie à l’égard des plus pauvres), plus elle devient un outil de domination et, pour ceux qui n’en possèdent pas ou peu, un obstacle à l’échange.

Ce problème conduit à deux voies de réforme qui peuvent être complémentaires plus que substitutives. La première, la plus radicale, consiste à réorganiser l’ensemble des grandes monnaies, à commencer par l’Euro, et les systèmes d’acteurs qui la créent, la recueillent et la font circuler (banques centrales, banques de crédit, marchés financiers) sur le critère de la facilitation de l’échange et du commerce dans sa version non guerrière. Une telle approche, celle d’un réformisme radical mondial, appelle tout d’abord la mise en place de régulations internationales et la lutte contre les réservoirs d’argent mafieux ou terroriste que sont les paradis fiscaux. Elle demande ensuite nécessairement l’organisation d’un système de désincitation à l’égard du financement d’activités socialement et écologiquement destructives (et/ou d’incitation pour des activités reconnues socialement et écologiquement utiles). Une telle approche suppose un fort engagement de l’Europe à travers une vision profondément transformée de l’Euro.

Confiance, proximité, échange, démocratie :
4 raisons de promouvoir les monnaies complémentaires

L’autre approche, plus réalisable à court terme, consiste, tout en travaillant à cette réforme radicale, à favoriser, et au minimum à autoriser, les formes d’échange, monétaires ou non monétaires, qui sont fondées sur la confiance plus que la défiance et qui favorisent l’échange de proximité dans l’espace et dans le temps(7). Cette seconde approche a aussi le mérite de constituer un filet de sécurité en cas de crise monétaire et financière majeure et de redonner à la communauté démocratique un pouvoir sur la monnaie puisque l’affectation des "droits de tirage en monnaie sociale" peut dépendre directement des choix de la collectivité.

C’est dans cet esprit qu’il faut aborder les systèmes d’échange non monétaires, les monnaies affectées, les systèmes de type SEL et l’expérimentation dans plusieurs régions françaises du SOL.

Si la monnaie officielle remplissait complètement son rôle d’échange pacificateur, il n’y aurait pas besoin de prévoir d’autres monnaies ou d’autres usages de la monnaie (cas des monnaies affectées). Tous les systèmes d’échange qui ont été inventés ou réinventés au cours de ces dernières années ont pour point commun de recréer de l’échange de proximité là où la monnaie officielle ne remplit plus cette fonction. C’est ainsi notamment que l’impossibilité d’échanger, faute de monnaie, confine à l’absurdité pour toute théorie monétaire dont l’article premier est de considérer que la monnaie a pour fonction de faciliter l’échange !

Deux éléments, dans la monnaie classique, sont de nature à tirer l’échange vers la rivalité (et l’accaparement). Le premier est le principe de l’intérêt composé qui pousse à la spéculation sur l’argent lui-même et dissuade de l’utiliser comme moyen d’échange. L’autre élément, porteur de domination voire de violence, tient au fait que la monnaie officielle est indifférente à la nature et à la finalité de l’échange. C’est toute la question de ce qu’il est convenu d’appeler "l’argent sale" et des lieux privilégiés de sa circulation que sont les paradis fiscaux.

Le propre des monnaies sociales comme le "Sol" est d’agir précisément sur ces deux éléments. C’est une monnaie sans intérêt, qui n’autorise pas la spéculation et c’est une monnaie qui est dédiée à un certain type d’activités ou de relations qui ont été préalablement définies comme remplissant une fonction d’utilité écologique et sociale.

Il est essentiel de garder à l’esprit que ces deux caractéristiques sont au service de l’objectif fondamental : tirer la monnaie vers sa fonction pacificatrice. En ce sens il ne s’agit pas de monnaies substitutives à la monnaie officielle, ce qui serait totalement irréaliste, mais de monnaies complémentaires qui renouent avec la fonction affichée de la monnaie, celle de l’échange, et exercent une pression sur la monnaie officielle pour qu’elle soit elle-même davantage un vecteur de "doux commerce" (on dirait aujourd’hui de "commerce équitable") plutôt qu’un vecteur de violence sociale (voire d’activités à dominante mafieuses ou terroristes).

La monnaie de consommation

Conçue pour empêcher que « l’argent fasse de l’argent », une monnaie de consommation ne peut pas être placée afin de rapporter un intérêt. Adaptée à une économie distributive, elle ne circule donc pas, elle n’est pas un facteur d’accumulation, elle n’est qu’un pouvoir d’achat.

Sa fonction est de permettre à celui qui la possède d’acheter un bien ou un service, en ayant toute liberté de choix. Quand cette monnaie a ainsi fait parvenir un produit à son consommateur, elle a joué son rôle, elle est donc annulée, comme est oblitéré un timbre qui a servi à affranchir une lettre, ou un ticket de métro qui a été utilisé pour un voyage.

Cette monnaie constitue donc un flux qui s’écoule, qui se consume en même temps que les biens produits sont vendus, et la masse monétaire est à renouveler au même rythme que les richesses sont produites.

Ceci inverse un certain ordre, en ce sens que c’est la monnaie qui s’adapte à l’économie et non pas l’économie qui est au service de la finance. Les décisions d’ordre économique n’étant plus prises sous la seule contrainte de rentabilité, d’autres critères peuvent être pris en considération : il devient possible de décider de ce qu’on va produire en prenant en compte, par exemple, le respect des droits humains ou ceux de l’environnement.

La monnaie n’est plus que l’outil de répartition de ce qui est produit dans ces conditions. L’expression « création de valeur » retrouve un sens réel et non pas symbolique, l’économie retrouve son objectif de produire de vraies richesses et non pas des profits financiers. L’économie est remise à sa place, celle de l’intendance, et l’avoir peut être mis au service de l’être.

Marie-Louise Duboin.



1. cf dans ce même numéro l’article de Marie Louise Duboin sur la thèse chère à son père de "la monnaie de consommation"

2. cf les chiffres du PNUD qui mettent clairement en évidence que, si l’on n’arrive pas à éradiquer la pauvreté, ce n’est pas faute de moyens monétaires.

3. Pierre Noel Giraud : Le Commerce des Promesses, Paris, ed du Seuil.2001.

4. Celle ci, en lien avec la plupart des grandes banques occidentales a organisé en catastrophe le 23 octobre 1998, le sauvetage du fond spéculatif LTCM (Long term Capital Management) en contradiction avec le libéralisme économique officiel .

5. lire notamment de Georges Soros : La crise du capitalisme mondial. Plon 1998.

6. Lors de la crise d’octobre 1988, lors d’une réunion entre la FED et les principales institutions financières privées, à une question quant aux moyens d’empêcher la cascade de faillites qui s’annonçait, un responsable de la FED aurait répondu : “Priez" ! (raconté par Pierre Noël Giraud p 194, op cité).

7. Ce qui n’a rien à voir avec le travail au noir ou le refus de la contribution publique, ce que dénonce la grande majorité des systèmes d’échange de proximité.


L’avenir de la monnaie

le 22 décembre 2007  par Bernard Lietaer

La monnaie envisagée comme système d’information

La monnaie est en fait notre plus ancien système d’information : l’écriture a été inventée en Mésopotamie, pour permettre l’enregistrement d’actes commerciaux. Les premiers textes, qui datent de 3200 avant J-C, à Uruk, sont des relevés d’opérations financières, notamment des prêts (garantis ou non) et des échanges de devises.

La monnaie est aussi le système d’information le plus envahissant : elle s’infiltre partout, dans toutes les catégories sociales, par le biais de milliards d’échanges quotidiens.

La monnaie est aujourd’hui un système d’information authentiquement planétaire, maintenant que des trillions de dollars se déplacent, 24 heures sur 24, à la vitesse de la lumière, sur un marché des changes informatisé et totalement intégré.

C’est notre système d’information le plus universel, dès lors que même la Chine communiste s’en remet à l’initiative privée et à la perspective du profit pour motiver sa population.

Bref, le système monétaire global joue aujourd’hui un rôle similaire à celui du système nerveux central dans le corps humain : il est vital pour le fonctionnement de l’ensemble, bien qu’échappant le plus souvent à la volonté individuelle. (Par cette métaphore, nous entendons sensibiliser les membres du corps social et les inciter à effectuer des choix conscients quant à l’utilisation de différents circuits monétaires).

(...)

Les monnaies nationales et les systèmes monétaires conventionnels sont, par définition, générateurs de compétition et fondés sur le principe de la rareté. A contrario, si nous pouvons choisir entre différentes catégories de monnaie, tout change : si l’usage de la monnaie "normale" convient encore pour acheter une voiture, du carburant, ou pour régler une facture, nous aurons plutôt recours à une monnaie coopérative pour échanger des services entre voisins, assurer le bien-être de nos parents âgés ou élargir l’horizon culturel et éducatif de nos enfants. On saisit bien que les fonctions respectives de ces deux catégories monétaires sont distinctes et complémentaires. Il sera par ailleurs souvent logique de combiner les deux types de monnaie pour effectuer un paiement.

Grâce aux technologies de l’information, de nombreuses nouvelles monnaies ont vu le jour. Certaines nous sont déjà familières, à l’instar des "miles grand voyageur". Conçus au départ comme simple astuce de marketing destinée à fidéliser les clients, ils sont maintenant échangeables contre d’autres services : coups de téléphone longue distance, taxis, hôtels, voire magazines, et constituent un véritable "argent privé" émis directement par des compagnies aériennes. Dans un autre registre, et de façon aussi signifiante, on trouve les monnaies communautaires, que la plupart des gens considèrent encore comme un folklore de marginaux (ex : LETS, SEL, Time dollars, Ithaca Hours, etc.). Il peut aussi s’agir des "tickets de soins relationnels" en usage au Japon auprès des personnes âgées ou de la monnaie brésilienne liée au recyclage des ordures. Toutes ces formes non traditionnelles sont des prototypes de la révolution monétaire en émergence.

(...)

Ce qui est exposé ici n’a rien d’une solution définitive. Ce sont plutôt des instruments de transition que nous envisageons ; ils devraient servir pour les 20 ou 30 ans à venir, le temps que nos sociétés passent de l’ère industrielle à l’âge de la connaissance. Ceci implique que nous sommes en train d’expérimenter un temps de rupture très inconfortable et difficile à vivre ; le philosophe Thomas Berry dit que nous vivons "entre deux histoires". La vieille histoire ne fonctionne certes plus, mais nous n’avons pas encore compris les règles de la nouvelle. Un des objets de ce livre est justement de réfléchir à ce que nous pouvons faire de cet "entre deux histoires".

(...)

Il est essentiel, ici, de comprendre que le système monétaire est en train de subir des changements irréversibles aux conséquences énormes. La machine à contracter le temps nous l’a prouvé : le système monétaire que nous connaissons est devenu contre-productif quant au maintien du bien-être économique de la société. Durant la dernière décennie, le système monétaire global a atteint un degré de puissance inégalé et incontrôlable, aux niveaux national ou international. Les crises monétaires majeures récurrentes mettent en évidence les failles de plus en plus béantes de l’ancien système. La transformation va bien au-delà de l’introduction de la monnaie unique européenne, de la mise en œuvre des cartes à puce, de l’explosion du commerce en ligne ou même d’une réforme des institutions monétaires internationales. L’impact de plus en plus sensible de la révolution informationnelle et les coups de boutoir portés au statu quo ne sont que les symptômes d’une mutation beaucoup plus fondamentale.

Prenons l’exemple des instances qui créent la monnaie : ce ne sont plus seulement les systèmes bancaires nationaux, mais également des entreprises privées ou des communautés. Les conditions de la création monétaire sont également touchées, avec l’apparition de crédits à taux zéro. Le fait d’avoir recours (volontairement) à diverses sortes de monnaies débouche sur des comportements sociaux différents : certains systèmes favorisent la coopération, d’autres encouragent la compétition. Si nous prenons conscience qu’il existe des systèmes d’échange variés, porteurs de sens et d’effets différents, nous pouvons sélectionner les monnaies en fonction du genre de transaction financière que nous souhaitons effectuer. Et, sur la base de choix correctement fondés, nous pouvons imaginer, concevoir et promouvoir nos options sociétales futures.

(...)

Les monnaies complémentaires et les systèmes d’échange privés peuvent garantir une sécurité vis-à-vis du système officiel. Une roue de secours a toujours l’air superflu... jusqu’à la crevaison ! Cette image, transférée dans le domaine monétaire, renvoie par exemple à la "couronne d’or", un dispositif privé grâce auquel un groupe d’entreprises russes a établi un réseau de troc qui a démontré concrètement son utilité lors de la crise du rouble. Les monnaies locales ont pareillement apporté la preuve de leur importance vitale après le crash du baht thaïlandais en 1997-1998 ; au même titre que les Redes de trueque (littéralement "réseaux de troc") qui fonctionnent depuis longtemps déjà en Argentine.

(...)

La monnaie a de l’importance : la manière dont elle est créée et gérée dans une société donnée influence profondément les valeurs et les relations humaines de cette société. Plus spécifiquement, la nature de l’argent (du moyen d’échange) utilisé dans une société encourage - ou disqualifie - certaines émotions et comportements types.

Le système dans lequel nous évoluons est le produit inconscient de la vision du monde issue de l’ère industrielle de la seconde moitié du XXème siècle. Aujourd’hui encore, il constitue un puissant facteur de formation et de renforcement des valeurs et affects contemporains. Par exemple, le fait que les monnaies soient nationales rend l’échange économique plus facile entre concitoyens qu’avec des "étrangers", et favorise par là-même le maintien de la conscience nationale. De la même façon, ces monnaies sont conçues pour stimuler la compétition, plutôt que la coopération, entre les utilisateurs. La monnaie est aussi le moteur sous-jacent de la croissance sans fin qui caractérise les sociétés industrielles. Enfin, le système actuel valorise l’enrichissement individuel et se montre impitoyable envers ceux qui ne suivent pas ce dogme.

(...)

Les monnaies complémentaires rendent possibles des transactions et échanges qui n’existeraient pas sans elles ; très concrètement, elles créent davantage d’activité économique (donc plus de travail et de richesse). Plus de la moitié des personnes interrogées à l’occasion d’une enquête sur ce thème ont effectivement pu se mettre à leur compte grâce aux monnaies complémentaires utilisées dans leur communauté.

Le travail et la richesse créés le sont là où ils sont vraiment nécessaires, sans qu’il soit fait appel à l’impôt ou à la bureaucratie, et sans provoquer d’inflation dans l’économie générale. C’est bien une richesse créée par surcroît et non la redistribution de la richesse existante. De plus, les monnaies sociales ne sont pas une nouvelle forme d’aide sociale (transfert contraignant des ressources des riches vers les pauvres) ; leur usage est au contraire libre et volontaire et crée de nouvelles richesses. Une fois lancé, le mécanisme s’autofinance totalement et aide à traiter de nombreuses questions sociales sans recourir aux subventions ou aux taxes.

Les monnaies complémentaires ont du sens socialement, mais aussi pour les petits employeurs locaux, à qui elles permettent de faire face aux chaînes de la grande distribution. En effet, ces monnaies circulent facilement dans les circuits de proximité de leurs communautés de référence - comme dans le cas des petits agriculteurs qui, grâce à elles, rémunèrent le travail nécessaire au moment des récoltes.

A l’inverse, les supermarchés s’y intéressent logiquement moins, puisqu’ils font appel à des fournisseurs beaucoup plus éloignés.

Dans cette perspective, les monnaies complémentaires contribuent à rendre les économies locales plus autonomes et à contrebalancer, même modestement, la pesanteur d’une mondialisation implacable. D’où un environnement économique plus sain et équilibré, qui rétablit des conditions de concurrence plus équitables, et bénéficie au consommateur comme à la société dans son ensemble.

http://www.transaction.net/money/book/
http://www.transaction.net/index.html
http://www.futuremoney.de/index2.html


Les monnaies locales : un outil pour la relocalisation de l’économie

le 22 décembre 2007  par Jean Zin

Un autre monde est possible et une petite carte de paiement pourrait en être le sésame.

A l’occasion du lancement du SOL, monnaie alternative pour les réseaux de l’économie solidaire et les échanges de proximité, il faut revenir sur l’importance des monnaies locales pour la relocalisation de l’économie et la sortie du productivisme marchand, même si ce n’est pas dans l’air du temps et très loin des projets d’une gauche déboussolée...

Il est certes bien difficile de convaincre de l’utilité d’une monnaie locale, on croit même que c’est impossible à mettre en oeuvre alors que c’est sûrement la voie de l’avenir et que les outils en sont immédiatement disponibles, ce qu’on peut qualifier de miraculeux ! Le principal obstacle se situe désormais au niveau des mentalités qui devraient opérer un complet retournement en pensant le changement social à partir du local, dans l’esprit de l’altermondialisme.

Au lieu de tout attendre du pouvoir central et des stratégies top-down, il faudrait se convertir à la construction par le bas (bottom-up) d’une alternative locale à la globalisation marchande. Les prochaines élections municipales pourraient permettre d’en commencer l’expérimentation sans plus tarder. Hélas, c’est loin d’être gagné d’avance. Pourtant l’enjeu est de taille et il y a urgence !

C’est pourquoi nous allons essayer de répondre aux 3 questions :

  1. pourquoi une monnaie ?
  2. pourquoi relocaliser l’économie ?
  3. pourquoi une monnaie locale ?

- Pourquoi une monnaie ?

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, bien peu d’économistes se sont réellement préoccupés de la monnaie avant Keynes, qui a montré toute son importance dans la régulation des cycles économiques et l’arbitrage entre inflation et dépression. Ensuite, les monétaristes vont plutôt tenter de nous persuader que c’est une fausse route et que la monnaie est intouchable ou presque, sa régulation ne faisant que fausser les mécanismes du marché supposés optimaux ! Il est vrai que la marge de manoeuvre est étroite, mais elle reste néanmoins décisive.

La monnaie est un instrument ambivalent, au point qu’on pourrait croire parfois qu’elle est l’origine de tous nos maux. Pourtant c’est une réalité éminente, puisque c’est un objet entièrement social, incarnation de la totalité sociale et de la confiance dans la société comme un tout. En effet, la monnaie est toute de symbole, on le sait depuis qu’elle est devenue monnaie-papier avant de devenir pur jeu d’écriture entre ordinateurs en réseau. La monnaie n’est qu’un droit de tirage sur la richesse produite, on le sait au moins depuis que l’afflux d’or des Amériques a fait monter les prix en Espagne (et les salaires, notamment des soldats) dès lors que les moyens monétaires augmentaient sans augmentation équivalente de la production, c’est même là l’origine de l’économie politique (du mercantilisme qui identifie la richesse en or au pouvoir). Il n’y a pas d’objet plus social que la monnaie, objet de convention frappé du sceau du souverain. Il n’y en a pas non plus qui représente autant la totalité comme telle (plus encore que le langage).

La gratuité des biens communs est absolument nécessaire. Il n’est donc pas question de vouloir tout monétiser. De plus, l’ère de l’information étend la gratuité à la reproduction numérique qu’on tente en vain de brider. On ne peut généraliser la gratuité pourtant, en dehors de petites communautés, car on a absolument besoin de donner un prix aux choses comme au travail, afin de pouvoir économiser les ressources rares et reconnaître la valeur des compétences (on sait comme le travail domestique est méprisé de ne pas être reconnu monétairement). En fait on a surtout besoin de la monnaie comme système d’information et d’arbitrage pour établir nos priorités et répartir nos dépenses aussi bien au niveau individuel que collectif. L’importance de la monnaie n’a rien d’un énoncé théorique. Ce n’est pas une question de "valeur" morale, c’est un fait constaté qu’un apport monétaire crée de l’activité et dynamise les échanges. Comme toute marchandise, il faut que la monnaie soit rare (qu’il y ait de la misère) pour que ce soit une monnaie forte, alors qu’il y a de l’inflation (diminution de la valeur de l’argent) dès lors que la monnaie excède les ressources disponibles. La déflation est très mauvaise pour l’activité économique même si cela renforce la valeur de la monnaie. Le Japon en a fait l’expérience pendant plus de 10 ans. Il faut un peu d’inflation mais pas trop : c’est un peu la pression sanguine des échanges. De fait, on peut considérer que dans le système économique, le flux monétaire est l’équivalent du flux sanguin dans le corps (ce qu’avaient bien vu les physiocrates), flux d’informations en sens inverse du flux de matières et de marchandises qu’il régule. L’argent comme équivalent universel a un peu le même rôle que l’énergie dans le domaine physique où elle peut se convertir en travail (puisque l’énergie c’est ce qui se conserve et se transforme).

Non seulement on a besoin d’argent, mais la situation devient dramatique quand l’argent vient à manquer, comme en 2001-2002 en Argentine ! Les côtés négatifs de la monnaie ne doivent pas occulter les côtés positifs. Tout est une question de bon usage et de régulation politique. On ne peut rêver d’un monde sans monnaie mais plutôt à des monnaies plurielles adaptées à nos fins économiques et sociales. Ainsi, la monnaie étant facteur d’inégalités (c’est là son plus grand défaut), on peut essayer d’y remédier en empêchant la monnaie de s’accumuler, tout simplement en faisant une monnaie qui perd de la valeur avec le temps, une "monnaie fondante" (une monnaie avec inflation intégrée). A cette condition, nous devons nous réapproprier le pouvoir monétaire qui nous échappe aujourd’hui et qui a toujours été le privilège du souverain mais c’est un pouvoir qui n’est plus possible qu’au niveau local (que voudrait dire se réapproprier l’euro ?). Il ne s’agit pas d’ajouter une monnaie à d’autres, mais de substituer (en partie) une monnaie sociale et "fondante" à une monnaie marchande et capitalisable.

- Pourquoi relocaliser l’économie ?

Face au chômage de masse actuel et à la surévaluation de l’euro, on pourrait être tenté par le retour aux politiques keynésiennes qui ont si bien réussi pendant les "Trente glorieuses". Ce serait pourtant une erreur d’en attendre autant car le monde a changé et ce n’est pas tellement l’argent qui manque actuellement dans la planète financière, c’est sa répartition qui est trop inégalitaire. Outre que l’injection de liquidités dans une seule partie du monde est difficilement réalisable quand on n’est pas la monnaie de référence comme le dollar (pour peu de temps encore peut-être), on risque surtout de nourrir avec cet excédent de ressources la bulle immobilière ou d’autres bulles spéculatives qui résultent de la concurrence que se font les riches entre eux pour l’acquisition des richesses, sans créer pour autant ni richesses supplémentaires ni emplois.

Ce n’est pas une raison pour ne rien faire, mais pour faire autrement, de façon plus subtile et différenciée, avec différentes monnaies. La question qui se pose, c’est celle du niveau pertinent d’intervention monétaire qui n’est plus celui de la nation (qui agit encore par le déficit budgétaire), ni même de l’Europe (aux pays trop disparates), mais le niveau le plus local. C’est sans doute ce qui est bien difficile à admettre. Pourtant, non seulement c’est au niveau local que le pouvoir monétaire retrouve toute son efficacité mais les monnaies locales constituent l’instrument indispensable d’une relocalisation de l’économie devenue nécessaire pour équilibrer la globalisation marchande et entretenir un tissu économique dynamique et performant tout en privilégiant les circuits courts et protégeant l’économie locale d’une marchandisation à outrance.

La volonté de relocaliser l’économie peut apparaître exotique et, pour tout dire, bien peu crédible alors que la globalisation étend son empire partout, mais c’est justement pour cela qu’il faut l’équilibrer en préservant le tissu économique local. On sait que la libéralisation des échanges laisse des zones entières dévastées alors même que la productivité dépend de plus en plus de ce qu’on appelle les "externalités positives" c’est-à-dire non seulement les infrastructures et les voies de communication mais aussi la qualité des ressources humaines et le dynamisme économique local. Aujourd’hui, le développement local est encore plus essentiel que par le passé. Il faut donc bien relocaliser en partie l’économie, protéger les entreprises locales, non pour s’isoler du monde mais pour mieux s’insérer dans les échanges globaux en préservant nos richesses locales. Si chaque niveau garde sa pertinence, il devrait être bien clair que ce n’est plus la nation, ni même la région qui est devenue le plus déterminant dans cette reconquête du bas vers le haut (bottom-up), mais bien le niveau le plus local, celui de la municipalité ou des communautés de communes, là où se traitent les problèmes pratiques et humains, où il faut s’adapter au terrain pour préserver les ressources locales et valoriser les compétences disponibles.

La stricte logique économique des "avantages comparatifs" et des "régions qui gagnent" suffit à donner une place déterminante à la relocalisation de l’économie dans une économie-monde. S’y ajoute un autre enjeu, encore plus déterminant : celui de l’écologie et de la nécessité de privilégier les circuits courts, au moins pour réduire les transports. Certes, il n’est pas mauvais de laisser croire que l’écologie pourrait être un facteur de croissance et une chance pour l’économie, si cela peut accélérer la reconversion écologique. Mais on n’échappera pas à une décroissance de nos consommations matérielles et donc à une réorganisation des circuits économiques au profit des circuits courts.

Favoriser les échanges de proximité constitue une nécessité écologique porteuse de grandes conséquences au point qu’on peut dire qu’elles sont révolutionnaires. Contrairement à ce qu’on peut s’imaginer, il n’y a rien là d’impossible alors que, malgré la mondialisation, 80% de l’activité économique reste locale, et qu’on se dirige vers une économie dominée par les services (la plupart du temps locaux). Il ne s’agit que de protéger et développer cette activité. On trouvera du coup que cela n’a pas grand chose de révolutionnaire, ne s’opposant pas frontalement au libéralisme. On aurait bien tort car, même si les intérêts des capitalistes ne sont pas vraiment menacés par une telle stratégie, c’est bien la seule voie possible d’une protection de la concurrence mondiale, d’une sortie du capitalisme et du dépassement du salariat à plus long terme, nouveau système de production qui se construit d’abord à l’intérieur du système précédent comme le capitalisme s’est développé dans les zones franches de la féodalité. C’est une voie qu’on peut emprunter dès maintenant, sans attendre un hypothétique renversement du capitalisme mondial, dont il n’y aurait d’ailleurs rien de bon à attendre, sinon le pire sans doute ! Bien qu’on attende tout encore d’un pouvoir central, qu’on voudrait plus autoritaire et qu’il suffirait de "prendre" pour tout changer, c’est dans notre vie quotidienne, au niveau local, que nous pouvons retrouver dès maintenant un pouvoir plus démocratique et reconstruire une vie collective plus conviviale, améliorer réellement notre qualité de vie. Ce ne sont pas les élections présidentielles qui devraient être les élections les plus importantes mais les élections municipales !

- Pourquoi une monnaie locale ?

D’autres "monnaies plurielles" peuvent être utiles, qu’on peut désigner comme des monnaies de réseau, systèmes d’échange à l’intérieur de réseaux spécifiques (par exemple de l’économie solidaire) ou même de simples cartes de fidélité multi-entreprises. Mais une monnaie locale est une monnaie territoriale, attachée à un pouvoir local démocratique. Cela en atténue fortement les perturbations éventuelles et procure de nombreux avantages au niveau de l’efficacité et de la régulation, redonnant au niveau local le pouvoir politique perdu au niveau national sur la monnaie et l’économie, pouvoir de création monétaire mais aussi de répartition et de taxation.

Non seulement c’est au niveau local qu’une monnaie complémentaire est le plus efficace, sans être incompatible avec la monnaie officielle, mais c’est bien l’outil privilégié de la relocalisation de l’économie : puisque sa validité se limite à un territoire, il faut donc la dépenser localement. L’expérience des SEL (Systèmes d’Echanges Locaux) a montré, bien qu’à une échelle très réduite, l’efficacité de ces monnaies locales. Beaucoup d’autres expériences de par le monde ont montré l’utilité de ces monnaies locales, notamment lors de crises monétaires comme en Argentine, ainsi que leurs faiblesses. Parfois de simples bourses d’échange de temps permettent de dynamiser les échanges locaux avec une forme primitive de monnaie qui s’apparente plus au troc et n’est pas généralisable mais qui a toute son utilité aussi.

Avec des monnaies municipales, on passe à une toute autre échelle puisque cela toucherait tous les habitants de la commune qui recevraient une carte de paiement destinée aux échanges locaux. Dans un premier temps, cette carte pourrait se limiter à obtenir des réductions supplémentaires chez les commerçants ou les artisans locaux - comme une carte de fidélité - mais la mairie pourrait distribuer des montants différenciés de monnaie locale selon les populations concernées ainsi que des "monnaies affectées" à certaines prestations (sur le modèle des "Tickets restaurants"), améliorant sa politique sociale sans que tout cela ne coûte rien ou presque au budget municipal ! L’acceptation de cette monnaie par les différents acteurs est fonction de la confiance qu’elle aura suscitée mais il faut éviter qu’elle devienne l’apanage d’une catégorie particulière (comme les "minima sociaux"). Il est certain qu’elle intéressera d’abord ceux qui ne trouvent pas à employer leurs compétences sur le marché concurrentiel mais il faut obtenir des professionnels installés un petit pourcentage au moins en monnaie locale pour amorcer la pompe et assurer sa pérennité.

Le but étant le développement local et humain, cette monnaie locale devra faire l’objet d’une gestion fine et attentive afin de ne pas en créer trop par rapport à ce qu’on peut acheter avec. Une des caractéristiques de la monnaie locale, c’est d’échapper aux taxations habituelles, en particulier à la TVA. Cette dernière fonctionne dés lors comme une taxe douanière, un droit de douane pour les produits extérieurs. C’est la meilleure façon d’instituer un protectionnisme local sans se couper du marché et s’enfermer dans une impossible autarcie. Bien sûr on est ainsi en contradiction avec le dogme européen d’une "concurrence libre et non faussée", et l’absence de toute taxe n’est pas viable si le système se généralise. Il faudra donc instituer au niveau municipal un autre système de taxes, ne s’appliquant qu’à partir d’un certain niveau de revenu et non pas directement sur le produit lui-même, mais aboutissant pour les professionnels à une taxation en monnaie locale sensiblement inférieure à la TVA elle-même. Ce qui est toléré pour les SEL risque de se heurter ici à l’administration fiscale, mais il faudrait surtout trouver un compromis, et pour cela commencer d’abord l’expérimentation. A noter que ce qu’on appelle la "loi Vauban" permettant de payer ses impôts locaux en "travail forcé", ces impôts devraient pouvoir se payer en sol ! On peut trouver aussi un intérêt plus spécifique à une monnaie locale dans les lieux touristiques où cela permet de ne pas faire payer tout-à-fait le même prix aux touristes et aux locaux...

La caractéristique d’une monnaie locale, c’est de n’être pas facilement convertible en monnaie ordinaire et d’avoir une validité limitée (comme les Ticket restaurants). C’est ce qu’on appelle une monnaie de consommation ou monnaie fondante, qui doit être dépensée rapidement et pouvant faire ainsi l’objet d’une régulation à court terme. Malgré tout, il ne faut pas que cette conversion soit trop difficile, affectant sa crédibilité et son acceptation par la population. Il faut donc prévoir, après un temps minimum de 6 mois par exemple, une convertibilité à un taux assez désavantageux et qui peut être variable (entre 75% et 50% ?). La difficulté d’un tel dispositif, c’est qu’il doit s’adapter à un monde très mobile et donc qu’il faut pouvoir convertir aussi une monnaie locale dans une autre monnaie locale. Cela peut sembler le plus difficile, c’est pourquoi c’est une grande chance de disposer d’une monnaie alternative comme le SOL capable d’assurer assez facilement ces fonctions de conversion entre monnaies locales (en fonction de la distance ?) et la mise en réseau des premières expériences sans risque de faux monnayage (qui était le plus grand risque jusqu’ici).

Les cartes sont prêtes, les terminaux de paiement (gratuits), les logiciels de gestion aussi. C’est le moment ou jamais de tenter l’aventure qui ne se réduit pas aux limites de la commune qui en bénéficiera mais constitue bien la base d’une alternative locale à la globalisation marchande, réappropriation de nos vies, de nos échanges et de la monnaie, beaucoup plus efficace qu’une illusoire "propriété collective" des moyens de production qui n’est rien qu’une version étatique du capitalisme. L’enjeu ici est à la fois démocratique, social, économique, écologique !


Valorisation et mutualisation des activités informationnelles : quel rôle pour les monnaies plurielles ?

le 22 décembre 2007  par Philippe Aigrain

Les expressions politiques, les créations artistiques, l’information d’actualité, les connaissances ou l’innovation immatérielle se créent et s’échangent aujourd’hui pour une très grande part à travers des médiations informatiques et des réseaux. Les groupes humains qui y participent sont fédérés par les échanges ou la production commune d’information dans des « communautés ». Ces communautés informationnelles peuvent recouvrir des groupes déjà institutionnalisés (une communauté scientifique par exemple), ou se constituer autour de l’activité concernée (par exemple la production et l’évaluation d’informations d’actualité). Elles sont souvent organisées en plusieurs "cercles" correspondant à des degrés d’implication ou des rôles distincts, par exemple journalistes de l’équipe éditoriale, équipe technique, rédacteurs bénévoles, commentateurs ou simples lecteurs pour un site de média collaboratif. L’existence matérielle de ces communautés est parfois assurée préalablement par une institution et parfois au contraire cherche ses ressources au fur et à mesure de son développement. Un même individu participe souvent, à des degrés divers, à plusieurs communautés informationnelles.

Si l’on pense, comme je le défends, que le développement de ce type d’espace de collaboration est un axe fondamental du développement social et humain des décennies à venir, une double question se pose :
-  De quels systèmes de reconnaissance de la valeur (des personnes et des productions) en leur sein ces communautés ont-elles besoin ?
-  Comment leurs conditions d’existence peuvent-elles être assurées ?

La seconde question est de loin la plus difficile, ne serait-ce que parce qu’elle se pose simultanément à des échelles très différentes : moyens d’existence d’individus dotés des capacités nécessaires pour porter les activités qui y sont menées ; accès aux ressources dont elles ont besoin pour leur fonctionnement quotidien, notamment les ressources qui demeurent rares ou rivales dans leur usage malgré l’abondance informationnelle (équipements matériels, consommation énergétique, accès à des compétences ou du travail humain). L’intensité de ces problèmes de ressources est accentuée par le fait que nos sociétés restent dominées par la rareté (parfois artificielle, parfois réelle) de l’économie matérielle. L’existence des individus y est précaire ou précarisée d’une façon qui nuit à l’affectation de leur temps à des activités certes passionnantes, mais très incertaines quand à leur capacité à fournir des ressources financières ou une sécurité matérielle.

Un exemple : besoins internes et externes pour la création et l’échange de la musique

Soit une activité artistique comme la musique. Certains la pratiquent en amateur et d’autres en professionnels. Un public presque universel l’écoute, à des degrés très divers de technicité de cette écoute. Comme toute activité humaine, elle a besoin de mécanismes d’identification des personnes et de productions de valeur en son sein. Mais cette reconnaissance ne s’effectue pas dans un espace universel. L’amateur de musique baroque n’a en général aucun rôle dans la reconnaissance de la valeur des musiciens ou des enregistrements hip-hop. Même dans une communauté particulière, les formes de la valeur qui seront reconnues seront très différentes : telle production musicale sera valorisée en tant que spectacle, telle autre comme environnement sonore de la danse, telle autre encore suscitera une écoute attentive dans laquelle l’auditeur se plonge. Les rôles humains dans le monde musical sont aussi divers : compositeurs, interprètes, chanteurs, pédagogues, improvisateurs, critiques, facteurs d’instruments, ingénieurs du son, etc. Cette diversité, cette richesse des rôles et modes de valorisation des personnes et des productions relève des besoins internes à la sphère musicale.

La reconnaissance de ces valeurs s’effectuera d’autant mieux que des évaluations collectives et argumentées seront rendues possibles. Celles-ci peuvent aujourd’hui s’appuyer sur des systèmes techniques et sociaux ouverts - réseaux sociaux en ligne, logiciels de partage de fichiers... L’acquisition des compétences nécessaires à l’école puis l’expérimentation répétée nécessaire à leur développement social ne peut s’effectuer que s’il existe une vaste abondance de créations disponibles et librement utilisables. Apprendrions-nous jamais les mathématiques s’il fallait demander la permission avant d’utiliser une formule ou un théorème ?

L’ère de l’information, celle de l’informatique et d’internet, permet un immense changement d’échelle de ces activités. Telle musique créée à Bombay sera demain écoutée à Brest...Tel morceau initialement enregistré à Londres, sera remixé, samplé et rediffusé à Rio.

Mais la musique n’existe pas dans le néant. La compétence dans les pratiques musicales directes ou liées (eg. la formation d’un ingénieur du son) demande souvent un apprentissage prolongé sur de nombreuses années. Même la capacité d’écoute se construit dans des pratiques prolongées. L’acte créatif ou la production d’une oeuvre diffusable pourront souvent être relativement brefs et peu gourmands en ressources (au moins en comparaison d’autres formes d’oeuvres comme le film, ou d’autres activités comme certaines pratiques scientifiques). Mais la capacité d’individus à porter cet acte créatif ou à en accompagner la production est liée non seulement à l’acquisition préalable de capacités ad hoc mais aussi à l’existence de modes de vie, d’environnements adaptés. Au delà de la création proprement dite, les activités d’intermédiation, celles qui rendent accessibles de nombreuses productions à des publics, celles qui organisent et rendent visibles la reconnaissance de leur valeur ont également besoin de ressources. Nous sommes là dans le registre des besoins externes, des conditions d’existence des activités, ici musicales.

On retrouve cette distinction entre besoins internes et besoins externes dans tous les champs listés plus haut : créations, expressions, information d’actualité, production de connaissances, innovation. La nature des besoins externes est très diverse : parfois elle se réduit à la disponibilité de temps humain, mais le plus souvent elle inclut l’acquisition préalable de capacités spécialisées (bien sûr facilitées par la disponibilité des oeuvres et des instruments de leur création) ; parfois elle implique aussi l’affectation de ressources significatives pour la production d’une oeuvre (cinéma) ou l’investissement dans les instruments de la production de connaissances (scientifiques), les décisions correspondantes devant s’effectuer des années avant que l’on puisse juger de la qualité des résultats. Cette diversité de situations n’est pas nouvelle, et elle a suscité dans le passé récent des mécanismes très variés pour fournir les ressources nécessaires aux activités correspondantes (voir plus bas).

Discutons maintenant du rôle que les monnaies plurielles peuvent jouer ou non pour les deux types de besoins des activités informationnelles : systèmes de valeur internes à une communauté informationnelle, affectation sociale de ressources à leur existence.

Open Money et monnaies libres

Récemment, une approche a été proposée sous le nom d’Open Money(1) (Michael Linton et Ernie Yacub(2)) ou de monnaies libres(3) (Jean-François Noubel). Ces chercheurs proposent de créer un "méta-système" de monnaies plurielles tout en laissant la définition de chacune d’entre elles aux communautés impliquées dans les activités correspondantes. Il s’agit pour eux de rendre les monnaies plurielles plus efficaces, leur gouvernance plus démocratique et surtout de leur donner une portée bien supérieure à celle dont elles disposent actuellement. Les domaines d’application qu’ils imaginent ne sont pas principalement informationnels, mais incluent les systèmes de mesure de réputation, et plus généralement s’efforcent de fournir des outils pour tous les domaines où la valeur est difficile à mesurer et où seuls les acteurs directs d’une activité sont susceptibles d’inventer des mesures. Le système entend libérer la monnaie de la rareté (en permettant à chaque communauté - locale ou virtuelle - d’en inventer et d’en émettre) mais conserver aussi la dimension transactionnelle : la monnaie sert à enregistrer des transactions en augmentant le crédit d’un individu et en diminuant celui d’un autre. Le système proposé n’est décrit à l’heure actuelle qu’à un niveau assez abstrait ou bien à travers le descriptif d’un logiciel en cours de développement. Ce système représente une sorte de généralisation ouverte des dispositifs techniques mis en place pour le projet SOL, dans le cadre duquel un même support (une carte à puces et un système informatique lié) réunit plusieurs sortes de monnaies servant à des activités ou des objectifs différents.

Mesures et diversité qualitative dans les valeurs internes

Une des propriétés fondamentales des communautés informationnelles est qu’elles créent des valeurs qualitatives et multiformes (non réductibles à une mesure unique). Cela ne signifie pas une absence de transactions en leur sein. On peut considérer que chaque fois qu’un usager d’une communauté d’information musicale écoute un morceau, il donne un certain crédit à celui-ci et à ses créateurs, tout comme on peut considérer que chaque fois qu’un auteur scientifique cite un article, il donne un certain crédit à celui-ci et à ses auteurs. Des dispositifs très ingénieux ont déjà été conçus dans les communautés informationnelles pour mesurer diverses formes de valeur en leur sein de façon à assurer leur bon fonctionnement. Ainsi, sur le média collaboratif d’information sur les technologies "Slashdot"4, des notes sont affectées, à chaque intervention dans la discussion d’un sujet, par des modérateurs désignés parmi les usagers à un instant donné selon un algorithme assez complexe. Chaque modérateur dispose de 5 points qu’il peut ajouter ou retirer un par un à des interventions différentes. Lorsqu’il le fait, il spécifie en même temps une raison (une qualité) : par exemple "intéressant", "informatif", "hors-sujet" ou "troll" (destructeur). Les notes résultantes ne sont utilisées que pour hiérarchiser la visibilité des interventions pour les lecteurs : les interventions les mieux notées apparaissent en plein texte, celles qui sont en dessous d’un seuil choisi par l’usager sont cachées, celles qui sont entre les deux ne sont visibles que par leur titre. En parallèle, un mécanisme agrège divers indicateurs pour attribuer à chaque individu une réputation appelée Karma, pour laquelle il n’existe que quelques valeurs ("positive", "bonne", etc.). Cette réputation est essentiellement honorifique, la recherche d’un karma de qualité jouant un rôle de motivation pour le contributeur et d’indicateur de la crédibilité de l’auteur pour les lecteurs.

Deux enseignements peuvent être tirés de dispositifs comme Slashdot et également du mauvais fonctionnement de systèmes de notation plus directs où chaque lecteur peut attribuer directement des notes :
-  La construction d’indicateurs de qualité demandent des mécanismes complexes qui ne peuvent en général pas se baser sur les transactions individuelles unitaires (par exemple le simple fait qu’un lecteur ait lu une intervention). On retrouve la même complexité dans l’analyse de l’impact scientifique d’un article : le simple nombre de citations de celui-ci ne constitue pas un indicateur pertinent, et il faut analyser de façon beaucoup plus complexe et qualitative la nature de ces citations et leurs liens avec l’ensemble des productions d’une discipline pour obtenir des mesures pertinentes.
-  Les communautés informationnelles ont besoin de réduire autant que se peut les coûts de transaction : demander à chacun d’évaluer un contenu ou mesurer les usages individuels représente une contrainte technique, fonctionnelle, et souvent éthique, très problématique.

Qu’en est-il sur cette base de la pertinence des monnaies plurielles pour la réalisation de systèmes de réputation internes dans les communautés informationnelles ? Bien sûr, l’usage des systèmes comme Open Money peut être complexifié de façon à tenir compte de diverses dimensions qualitatives des réputations. Il est cependant prématuré de conclure sur la pertinence des monnaies plurielles comme support de systèmes de réputation (ou de crédit au sens de Yochai Benkler) alors que leur expérimentation dans ce domaine ne fait que débuter. Même si ces expériences se révèlent concluantes, quel sens y aura-t-il, dans ce contexte des communautés informationnelles, à parler de monnaie, c’est à dire d’un équivalent général interne à l’activité et à la communauté qu’elle réunit ?

Rishab Ghosh, dans un article fondamental ("Cooking-pot markets, an economic model for the trade of free goods and services on the Internet5) écrivait : "Une transaction monétaire explicite - par exemple la vente d’un logiciel - est fondée sur ce qui est de plus en plus un mensonge économique (l’idée qu’une copie particulière d’un produit a une valeur marginale). Au contraire, les marchés de "pots communs" (cooking-pot markets) affectent les ressources sur la base de là même où les consommateurs situent la valeur, dans l’existence même de chaque produit distinct"6. Ainsi la valeur réside dans l’existence des oeuvres musicales, pas dans les copies numériques individuelles de chacune. Pour un média collaboratif ou un débat, elle réside dans l’intérêt et la diversité des arguments, ainsi que dans l’existence de contributeurs capables de les formuler. La capacité des monnaies plurielles libres à servir utilement le fonctionnement interne des écosystèmes informationnels dépendra de leur capacité à servir à une plus grande disponibilité de ressources pour l’ensemble (la communauté) sans réduire les systèmes de valeur internes à une dimension univoque.

Et l’accès aux ressources externes ?

Les activités créatives, expressives et de production de connaissances partagent une propriété essentielle : dans toute leur histoire, la vente de leurs résultats comme marchandises n’a jamais représenté qu’une part minoritaire du financement de leurs conditions d’existence. Jusqu’au 18ème siècle, mécènes et souverains éclairés entretenaient les artistes pour réaliser une oeuvre, les musiciens pour composer ou diriger, les scientifiques et les philosophes pour inventer et penser. Rainer Maria Rilke vivait encore d’expédients, de piges ou du mécénat au début du 20ème siècle. Pourtant, l’ère de la reproduction technique (l’industrialisation de la production et de la diffusion des oeuvres selon l’expression de Walter Benjamin) nous a fait croire pendant quelques temps que la vente des oeuvres comme marchandises, ou la vente des droits d’usages de celles-ci pouvait jouer un rôle fondamental dans les conditions de la création dans certains domaines artistiques. En réalité, même dans cette période d’épanouissement des industries culturelles, la marchandisation des oeuvres ou des droits d’usages n’a jamais été la source principale des ressources d’existence de la culture (et moins encore bien sûr de la science).

Le mécénat s’est prolongé sous différentes formes de financements publics directs (subventions à la création) ou indirects (statut d’intermittent). Les revenus tirés d’activités annexes ont toujours joué un rôle essentiel pour l’existence des créateurs : services liés à leur activité artistique principale, donnant lieu à transaction (concerts, cachets au moment de la création) ou activités secondaires permettant d’asseoir un revenu et de stabiliser un statut, dans le meilleur des cas connexes (le musicien qui est également régisseur, le plasticien enseignant d’arts plastiques), parfois très éloignées (combien d’artistes dans la restauration...) ; récemment le mécénat a effectué un retour, lié à la réapparition d’inégalités extrêmes dans la société et à la crise des financements publics.

La contribution des revenus des industries culturelles aux conditions d’existence de la création étant très faible, des formes de mutualisation sont apparues qui s’efforcent de financer l’amont (les conditions de la création) par l’aval, les revenus engendrés directement ou indirectement par celle-ci. Il en va ainsi de dispositifs comme la "Commission d’avance sur recettes", les redevances sur la copie privée, le financement de la production audiovisuelle par les chaînes de télévision, etc. Parmi ces mécanismes, certains présentent des propriétés qui préfigurent utilement ce dont nous avons ou aurons besoin, en particulier le fait que leur montant total croisse avec les usages ou que les ressources collectées soient affectées en partie ou en totalité indépendamment des oeuvres qui en sont la source :
-  Ainsi la redevance sur la copie privée, taxe qui est aujourd’hui appliquée aux supports numériques de type CD et DVD vierges ou baladeurs, alimente des projets de création ou de diffusion musicale ou audiovisuelle, sans lien direct avec les oeuvres ou les artistes qui ont engendré ces revenus.
-  Dans le domaine cinématographique, les financements de la "commission d’avances sur recettes" sont issus d’une taxe sur les entrées de salles de cinéma et attribués par des comités. Ce mécanisme ne dépend donc que de la santé globale du secteur des salles et non du résultat de tel ou tel studio. Le fait que ce mécanisme ne joue plus aujourd’hui qu’un rôle secondaire en comparaison du financement par les chaînes de télévision est sans importance pour notre propos, c’est son principe qui est source d’inspiration.

Nous sommes aujourd’hui sortis de l’ère de la reproduction technique centralisée, pour entrer dans celle de la production décentralisée, de l’échange généralisé, de l’évaluation collective. Les industries culturelles n’y disparaissent bien sûr pas, notamment parce qu’il reste des supports et des médias ou services qui présentent une grande valeur ajoutée. Mais nous avons enfin quitté cette régression terrible qui laissait face à face des producteurs industriels et des récepteurs consommateurs pour (re)trouver, sous des formes qui se cherchent encore, un continuum de pratiques : de la réception critique à la production amateur, de la prescription à la validation professionnelle. Cela est vrai évidemment dans certains domaines comme l’information, la photographie et les logiciels, mais également dans ceux qui paraissaient les plus éloignés de cette possibilité comme la création vidéo ou la production de connaissances scientifiques. A nouveau, cette libération de nouvelles capacités doit tout à l’absence de transactions et de coûts de transaction dans le chemin de l’usage créatif ou de l’accès aux oeuvres. C’est - entre autres - parce qu’il n’y a pas besoin de demander de permission pour utiliser un logiciel libre ou une oeuvre sous licence Creative Commons ou pour citer un extrait de texte que nous vivons une nouvelle ère de l’innovation et de l’expression collective. C’est parce que l’échange interindividuel des oeuvres comme les photographies s’effectue pour l’essentiel hors marchés (hors transactions monétaires) que la photographie devient un authentique art des masses. C’est parce que, même lorsque ces permissions seraient nécessaires selon la loi ou selon certaines de ses interprétations, de nombreux acteurs (par exemple pédagogiques ou critiques) s’en passent en pratique que les outils informationnels alimentent de nouveaux savoirs. C’est parce que les chercheurs font de façon croissante le choix de l’accès libre et de la science ouverte que nous connaissons un vrai renouveau scientifique (même si on n’en a pas encore pris conscience) et que la science trouve enfin un public passionné et exigeant.

L’importance du libre choix des individus sur la nature de ce qui est produit, qualité réelle des marchés mais qui ne s’y réalise que de façon terriblement imparfaite, se trouve réalisée de façon bien plus réelle et complète dans les écosystèmes informationnels libres.

Mais la rareté de nombreuses ressources limite encore le développement propre des activités correspondantes. Les médias collaboratifs, les publications scientifiques en accès libre, les communautés de musique libre ou de partage de vidéos démontrent à tout observateur raisonnablement ouvert d’esprit qu’ils sont un modèle prometteur pour une culture de beaucoup vers tous (many-to-all). Cependant le financement de l’acquisition et du développement des compétences reste incertain. Celui des intermédiateurs nécessaires ne l’est pas moins, le financement publicitaire étant à la fois insuffisant, sauf pour quelques acteurs dominants, et dangereux pour la qualité du média. Quels sont donc les nouveaux mécanismes de "mutualisation" qui peuvent rendre possible le développement des activités informationnelles ?

Pour prendre la mesure de cette question, rappelons ce qui a été signalé plus haut : si la rareté des oeuvres n’existe que parce qu’elle est artificiellement entretenue, celle d’autres ressources est objective et destinée à durer. Il en va ainsi bien sûr des investissements importants nécessaires à certaines pratiques (par exemple grands instruments scientifiques, à un moindre degré production cinématographique). De même, les activités informationnelles ne sont pas indépendantes de la sphère matérielle : ainsi la consommation énergétique des activités informationnelles représentera-t-elle un jour - très proche - une contrainte non-négligeable(7). La rareté qui prévaut dans l’économie matérielle contraint les activités informationnelle par d’autres mécanismes, notamment en accentuant la rareté relative du temps humain et la rivalité entre ses différents usages : consommation ou transport captent des proportions aberrantes du temps humain. Ainsi l’insécurité qui prévaut dans l’économie matérielle décourage les investissements personnels de longue durée dans l’acquisition de capacités au potentiel de revenus incertain.

Monétarisation ou financement global : quel couplage ?

Deux registres opposés de solutions existent pour assurer les conditions d’existence de la création. On peut monétariser les activités et transactions individuelles, directement en faisant dépendre la création d’une oeuvre ou d’une innovation du profit que peut en tirer un investisseur, ou indirectement par exemple en distribuant les ressources collectées par un média collaboratif aux contributeurs dont les productions ont été appréciées par les lecteurs. On peut à l’opposé attribuer à un écosystème d’activités les ressources lui permettant d’exister, y compris en développant les capacités de ses membres, et laisser les communautés qui le composent utiliser leurs propres systèmes de valeur pour décider de l’affectation des ressources en leur sein. Ces deux modèles sont destinés à coexister pour longtemps, mais seule une mise en oeuvre significative du second modèle est susceptible de rendre possible un développement durable et harmonieux des activités informationnelles.

Si l’on fait le choix de mécanismes qui financent globalement un écosystème d’activités de création et d’usage, comme une licence globale pour les usages non marchands des oeuvres sur internet, se pose bien sûr une question essentielle : comment répartir les ressources au sein de l’écosystème ? Si l’on veut faire dépendre cette répartition de l’usage de chaque oeuvre, comment éviter les coûts de transaction de sa mesure ? Et si la répartition est associée à d’autres formes de reconnaissance de la valeur, quels sont les indicateurs qui seront utilisés pour la détecter ?

Bien que complexes ces questions sont en train de trouver leurs solutions à travers plusieurs mécanismes, en particulier les mesures automatisées, dans les réseaux, de l’usage de chaque oeuvre, mesures qui ne nécessitent pas de surveiller les usages de chaque individu, ainsi que la mise en place "d’intermédiaires compétitifs", c’est à dire des sortes de caisses de répartition qui publient et défendent leurs politiques de redistribution et de soutien à la création. Les individus citoyens décident d’affecter le montant des redevances qu’ils acquittent, au titre de la mutualisation, en choisissant entre différentes caisses de répartition. Ces mécanismes complètent les financements publics, y compris ceux majeurs du système éducatif, les mécanismes de mutualisation indirecte cités plus haut et la mutualisation volontaire par donation. Ils s’ajoutent aux marchés de supports (livres par exemple) ou de services (cinéma, télévision, concerts) qui se recomposent progressivement sur leur périmètre de valeur ajoutée réelle.

Dans d’autres domaines, il est impossible d’assurer les conditions d’existence du système à partir de ses productions, celles-ci prenant trop de temps à être évaluables, notamment dans la recherche scientifique. C’est donc une régulation par les pairs, en dialogue avec les priorités politiques et les attentes sociétales, qui constitue le seul moyen pour allouer les ressources.

Quels rôles peuvent jouer les monnaies plurielles dans cet ensemble multiforme ? On peut l’imaginer à deux niveaux. Si on choisit le modèle de la répartition de financements externes en fonction de la valeur interne à la communauté, les monnaies internes seront un instrument essentiel puisqu’il y aura besoin d’une mesure unique comme clé de la répartition. Si au contraire on choisit une répartition à partir d’une mesure externe à la communauté (valorisation des oeuvres musicales, mesurée par le nombre d’accès et de mise à disposition sur les réseaux pair à pair(8), avec des rémunérations éventuellement sous-linéaires(9), par exemple), cette mesure devient une pseudo-monnaie.

Nécessité d’une régulation de la création de monnaie au niveau politique et macro-économique

Que l’on choisisse de monétariser les financements (les attribuer aux acteurs individuels sur la base de crédits exprimés dans une monnaie) ou simplement de les soumettre à une régulation démocratique (les attribuer à des entités institutionnalisées qui décident en leur sein de la façon de les répartir - la répartition entre entités étant elle-même objet d’un arbitrage politique), de toute façon se pose la question d’une régulation de la création macroscopique de monnaie.

L’intention fondamentale des créateurs de l’Open Money est d’autonomiser les activités en rendant leur développement indépendant de la rareté monétaire, ne dépendant plus, par exemple, que de l’allocation du temps des participants. Mais comme nous l’avons vu, les ressources matérielles (par exemple énergétiques) et d’autres ressources humaines nécessaires à ces activités restent rares, au-delà de l’entretien artificiel de la rareté. Comment réguler l’attribution de moyens d’accès à ces ressources d’une façon qui accompagne le développement des activités informationnelles, grandit avec elles, sans créer une inflation de moyens d’accès à ces ressources ?

La régulation actuelle est la moins satisfaisante qui soit. Elle évalue la taille des activités sur la base de fictions (par exemple celle du manque à gagner résultant de l’utilisation sans droits d’œuvres dont les droits, ont dans l’imagination de leurs détenteurs telle ou telle valeur s’ils étaient acquittés). Elle prend comme référence des prix arbitraires résultant de monopoles sur la reproduction gratuite de l’information. Elle rejette dans le néant tout les coûts de la création des capacités, renvoyés à l’action de l’État ou à l’investissement des individus, tout en refusant à l’État (par le refus de l’impôt) comme aux individus (par la pression sur le temps et les salaires) les moyens de cette acquisition de capacités(10). La répartition entre champs et types d’acteurs repose sur le pouvoir de négociation ou d’influence d’acteurs fort peu transparents. Mais aussi arbitraire soit-elle, il faudra bien affecter à diverses activités informationnelles une certaine valeur de départ destinée à évoluer dans une régulation d’ensemble. Pour l’évolution des ressources attribuées à chaque champ d’activités, on peut imaginer deux processus :
-  avoir une forme de mesure de la "taille" de chaque champ, qui représente plus ou moins la valeur agrégée que lui attribuent ceux qui y participent
-  instituer une régulation politique démocratique des arbitrages correspondants, soit dans les processus de décision, soit en confiant directement le pouvoir aux citoyens dans des choix d’affectation (qui ne constituent pas des marchés).

Gageons là aussi que chacun de ces deux chemins mérite d’être exploré avant que des conclusions trop hâtives ne soient formulées sur leurs mérites respectifs.


1. http://openmoney.info/sophia/index.html

2. http://subsol.c3.hu/subsol_2/contri...

3. http://www.thetransitioner.org/wiki...

4. Slashdot (http://slashdot.org) est un service commercial financé par la publicité (et à une très faible niveau par des abonnements donnant quelques privilèges mineurs). Il utilise de nombreux autres mécanismes de valorisation internes : seuls les principaux sont décrits ici.

5. First Monday, 3(3), 1998, http://www.firstmonday.org/issues/i...

6. Traduit par l’auteur.

7. Cf. Le Monde du 24 juin 2007 "Alerte à la surchauffe informatique"
http://www.lemonde.fr/cgi-bin/ACHAT...

8. Les affirmations selon lesquelles ce type de mesure donnerait lieu à des fraudes ne sont pas convaincantes, à moins que l’on suppose que seule une justice parfaite soit acceptable, ce qui serait bien étrange si l’on considère l’injustice des systèmes de répartition actuels.

9. Favorisant relativement les oeuvres moins diffusées par rapport aux plus diffusées à l’opposé des systèmes de rémunération contractuels actuels, pour tenir compte du fait mis en lumière par Rishab Ghosh selon lequel la valeur (pour un individu) réside dans la diversité des oeuvres qui lui sont rendues disponibles.

10. Même en l’absence de ces contraintes, des obstacles existeraient toujours pour l’acquisition de ces capacités : les préférences sont profondément sculptées par un siècle de consommation et de division industrielle du travail.


Aux antipodes des monnaies complémentaires : les monnaies virtuelles

le 22 décembre 2007  par Valérie Peugeot

Les expériences de monnaies plurielles - qu’on les appelle monnaies complémentaires, monnaies alternatives, monnaies sociales ou solidaires - poursuivent, avec un large éventail de nuances dans leurs méthodes, le même objectif global : participer à une transformation de l’économie et de la finance, contribuer à y intégrer des personnes qui en ont été exclues, desserrer les crocs d’une finance internationale pour lesquels pauvres et chômeurs n’existent pas ou peu(1).

A leurs côtés se multiplient les monnaies à logique lucrative(2) liées à des activités commerciales, outils de promotion et de fidélisation, que sont les miles, s’miles et autres points de fidélité cumulables et convertibles en biens et services de l’enseigne émettrice.

Mais une troisième catégorie de monnaie, tout aussi extérieures au système monétaire internationale et aux devises nationales que les deux précédentes, se structure sous nos yeux. C’est dans le contexte des mondes dits "persistants" qu’elle apparaît, ces mondes virtuels en 3 dimensions, qui existent et évoluent en permanence, même quand le participant se déconnecte, dans lesquels chacun, derrière son ordinateur, peut se construire des personnages, vivre des aventures inédites ou jouer en réseau avec des adversaires situés aux quatre coins de la planète. Qu’ils s’appellent Second Life, World of Worcraft, Entropia Universe, The Sims Online, There, EverQuest..., ces mondes appelés aussi "métaverses"(3), se sont tous dotés d’une monnaie - "gold", "linden dollar", "PP - platinum pieces" ou "QQ coins"... Indispensable pour s’acheter une épée magique, une armure, ou encore pour ouvrir une boutique (virtuelle)...

A première vue aussi inoffensives que les jetons du Monopoly, leur diffusion et leur organisation commencent à semer le trouble. Rappelons que les monnaies non officielles - SELs, miles ou autres - ne sont acceptées, ou tolérées, par les autorités que parce qu’elles respectent un certain nombre de règles qui limitent leurs usages en évitant qu’elles entrent en concurrence avec les monnaies officielles. Première règle, la non convertibilité en devises nationales, condition sine qua non pour éviter une rivalité entre monnaies officielles et monnaies privées.

Seconde règle, tout aussi essentielle, l’affectation - une monnaie complémentaire est destinée à fonctionner à l’intérieur d’une communauté fermée, que celle-ci soit constituée des habitants d’un quartier, ou des compagnies aériennes et commerçants membre d’une même enseigne.

Inconvertibilité, affectation : deux limites en voie de disparition

Or les monnaies des mondes virtuels s’affranchissent progressivement de ces deux contraintes. La non convertibilité reste officiellement la règle dans la plupart de ces mondes virtuels, une règle en réalité totalement détournée, notamment par le biais de sites de ventes aux enchères de type eBay. Joueur invétéré, vous passez tous vos loisirs dans World of Worcraft, mais vous devez malheureusement vous absenter de cet univers fascinant pour aller exercer une activité professionnelle, vous éloignant 9 longues heures de votre ordinateur et ralentissant considérablement votre progression dans le jeu. Qu’à cela ne tienne, sur eBay vous trouverez le glaive magique que vous convoitiez et qui vous permettra aisément de gagner un niveau dans le jeu, glaive que vous achetez en euros sonnants et trébuchants à un autre joueur... Et la conversion est jouée ! Le glaive qui n’avait jusqu’alors qu’une valeur monétaire en "gold" vient de trouver sa valeur en euros, établissant ainsi une valeur de change entre monnaie virtuelle et monnaie réelle. Certains sites se sont spécialisés dans le suivi des cours et la conversion des "monnaies virtuelles" entre elles et avec les devises internationales, à l’instar d’IGE.

Mais Second Life va plus loin encore, en affichant officiellement un taux de change flottant avec le dollar US de sa monnaie, le linden$. L’imbrication entre $ et Linden$ est forte. Certains achats dans Second Life doivent être effectués en dollars, comme ceux de biens immobiliers. Pour le reste, il faut procéder en Linden dollars. Ceux-ci s’échangent sur le marché de change dédié "LindeX". Il a été créé par Linden Lab, l’entreprise détentrice de Second life, pour éviter que ces négociations ne se passent hors du jeu, diminuer la volatilité du Linden dollar et accroître la confiance des utilisateurs dans cette "monnaie". Le cours y est flottant, et sa valeur n’a cessé de s’apprécier au regard du dollar au cours des derniers mois. Les variations appellent l’intervention de Linden Lab pour en contrôler le cours (injection de monnaie renouant avec la tradition de la "planche à billets", création de nouveaux services payants pour accéder à certaines fonctionnalités ce qui revient à utiliser l’instrument fiscal, limitation du volume de Linden dollar qu’un individu peut échanger...). Si ces efforts de politique stabilisatrice sur ces monnaies virtuelles sont louables, la question reste entière : jusqu’à quel point ces entreprises seront-elles en capacité de jouer véritablement le rôle de "banque centrale" et de conserver la confiance dans leur devise ? En mai 2006 un véritable mouvement de panique s’était emparé du LindeX après l’annonce faite par Linden Lab d’une prochaine injection monétaire qui risquait de dévaluer le Linden dollar...

Quant à la règle de l’affectation, elle risque de voler en éclat assez rapidement. Pour l’heure chaque monnaie virtuelle est affectée à un monde persistant unique. Mais rien n’interdit d’imaginer un système de change entre ces différentes monnaies, un joueur passant d’un univers à l’autre en emportant avec lui ses richesses, créant ainsi un vaste territoire monétaire virtuel unique. Quand on connaît les chiffres de vente des différentes consoles de jeu - 57 millions pour les seules consoles de salon entre 2000 et 2005 aux États-Unis uniquement -, et quand on constate que toutes les nouvelles générations de consoles sont aujourd’hui dotées d’une micro monnaie virtuelle, et capables de se connecter à Internet, ouvrant ainsi à leurs propriétaires l’univers des jeux en ligne(4), on mesure la masse monétaire potentielle...

Une bulle financière... de plus ?

Faut-il pour autant s’en inquiéter ? Pour l’heure, les masses monétaires concernées restent relativement marginales, au-delà des effets de mode et de médiatisation liés à certains mondes comme Second Life. En effet la plupart des occupants de ces mondes ne se livrent pas à des activités nécessitant d’avoir recours à une monnaie. Dans Second Life, on estimait en Novembre 2006 que ce sont moins de 14 000 personnes sur un total de 1,86 millions de résidents qui menaient une activité rémunératrice - vendre des immeubles, créer et commercialiser des articles de mode, danser dans un bar moyennant paiement, donner un cours payant -, proportion qui a dû raisonnablement doubler depuis, mais qui reste somme toute très faible à l’échelle planétaire.

Cependant, au fur et à mesure que cette masse monétaire grossit, plusieurs questions politiques se profilent : ces monnaies peuvent-elles à terme faire peser un risque déflationniste ou inflationniste sur les monnaies nationales ? Rien n’interdit par exemple d’imaginer qu’un mouvement de panique dans un monde virtuel amène une conversion massive en dollars ou en euros. Ce risque n’est pas théorique puisque certains gouvernements s’en sont émus. En Corée, le législateur a interdit purement et simplement toute transaction de monnaie virtuelle issue des univers de jeu en ligne. Des brokers coréens spécialisés dans le commerce d’items pour jeu et de monnaie virtuelle - ItemMania et ItemBay - sont particulièrement visés. Les transactions entre individus à l’intérieur du jeu resteraient licites. Cette décision fait suite à la multiplication de jeux de hasards dans les univers virtuels et aux vols massifs d’identité par des bandes organisées qui utilisent les comptes de test gratuits pour générer en un laps de temps très court de la monnaie virtuelle puis la revendre contre des Won. La convertibilité monnaie virtuelle/monnaie réelle est ici particulièrement visée. Reste à savoir si, dans le contexte de déterritorialisation absolue liée à internet, une législation nationale peut avoir un quelconque effet : les brokers auront vite fait de s’établir en dehors de la Corée pour échapper aux poursuites potentielles.

En Chine, le commerce d’items virtuels était estimé fin 2006 à 7 Md ¥ (soit environ 694 M €), dont 4 Md liés au jeu en ligne. Un chiffre marginal à l’aune du PNB chinois (1 600 Md US$ en 2005) mais qui pourtant inquiète les autorités. Celles-ci ont commencé par lancer de sérieux avertissements en décembre dernier à Tencent, n°1 de la messagerie instantanée chinoise (équivalent de MSN), dont la monnaie virtuelle le Q Coin menacerait la souveraineté de la monnaie chinoise et ferait peser sur cette dernière un risque déflationniste. De fait 22,4 millions de chinois utilisent QQ, la messagerie instantanée de Tencent et le Q Coin est de plus en plus considéré comme une monnaie mieux adaptée que le Yuan aux paiements en ligne. Tencent a mis en place une Q banque, auprès de laquelle les détenteurs de Q Coin disposent d’un compte, et peuvent y acheter de la monnaie virtuelle. Celle-ci peut également être acquise à un cours inférieur de moitié auprès de vendeurs en ligne. En réaction, en en mars dernier, les autorités chinoises ont décidé de réglementer strictement les monnaies utilisées dans les univers virtuels. Pékin interdit les monnaies virtuelles à taux de change variable, bloquant ainsi les logiques spéculatives, et n’autorise les monnaies virtuelles que pour l’achat de produits et services virtuels de l’émetteur (en l’espèce Tencent) ; elles ne peuvent donc pas être utilisées pour acheter des biens physiques. Toute violation de ce règlement est aujourd’hui considéré comme une infraction financière.

Évasion fiscale, blanchiment d’argent, nouvel esclavagisme... l’arbre virtuel cache des forêts réelles.

Mais d’autres risques semblent attachés à ces monnaies virtuelles : le blanchiment d’argent semble trouver là un nouvel eldorado. Dans les jeux en ligne qui permettent la conversion en dollars, la pratique est maintenant fréquente. Un narco-trafiquant peut ouvrir une quinzaine de comptes dans un jeu, sous autant de fausses identités, puis procéder à des achats de biens immobiliers virtuels auprès d’un complice, qui récupère ainsi l’argent sur son compte en banque, ni vu, ni connu !

L’évasion fiscale n’est pas loin non plus. Ces économies virtuelles ne sont pas soumises à la fiscalité en vigueur dans le ou les pays auxquels sont rattachés les participants. Si l’on considère qu’il y a véritablement échange de biens et de services, assortis d’une transaction financière, alors rien ne justifie que l’imposition ne pèse pas sur cette activité économique à part entière. Ceci constitue à la fois une perte de revenus sèche pour la puissance publique, une concurrence déloyale pour les acteurs de l’économie réelle et un encouragement au blanchiment d’argent. Aussi l’Australie vient de décider de taxer les rentrées d’argent provenant d’un univers virtuel. De même les autorités États-uniennes attendent les résultats d’une commission d’enquête du congrès pour prendre position en termes de taxation et de propriété intellectuelle.

Enfin la création d’un marché du travail parallèle totalement dérégulé est également en jeu : on voit se multiplier les "gold farms", ces bâtiments tout à fait réels dans lesquelles s’entassent des jeunes gens derrière des ordinateurs, payés pour gagner des points dans des jeux virtuels - en particulier World of Warcraft - à raison de 12 heures par jour, dormant sur des matelas entre deux sessions. Ces points sont ensuite monnayés contre argent sonnant via une place d’échange de biens et services virtuels. Ce phénomène qui frappait jusqu’ici plutôt l’Asie, en particulier la Chine, se répand en Europe, entre autres en Roumanie. Cette forme d’embauche qui évoque les journaliers des temps modernes, s’attaque ainsi aux fondements du droit du travail.

Certaines entreprises à l’origine de ces mondes pervasifs ont bien compris que leur intérêt allait vers une forme d’autorégulation. Sony Online Entertainment interdit officiellement les conversion des PP, la monnaie utilisée dans EverQuest, vers des monnaies officielles et appelle les joueurs à dénoncer les offres de conversions qui pourront leur être faite. En Janvier dernier eBay a annoncé exclure de sa place de marché les items provenant de jeux virtuels.

Mais cela suffira-t-il pour autant à réguler cet espace monétaire en expansion immodérée ?

La créativité informationnelle polluée par la monétarisation

Dernière interrogation, qui touche au processus créatif : Second Life, pour reprendre l’exemple le plus médiatisé, a d’abord séduit une première génération d’internautes par le pouvoir créatif qu’il confère à ses utilisateurs. Ce monde virtuel était à son origine un formidable espace où l’imaginaire de chacun pouvait avoir libre cours et où de fait le pouvoir était entre les mains des créatifs. Même si aujourd’hui moins d’un habitant sur 7 de Second Life est un abonné payant et peut de ce fait participer aux activités marchandes, l’esprit global de ce monde persistant en est transformé. En effet, en y introduisant le Linden$ et plus globalement en le transformant en place de marché, les propriétaires de Second Life ont ouvert la porte à toutes sortes d’activités étrangères à ce processus créatif d’origine - publicité, placement de produit, recrutement, actions promotionnelles autour d’événementiels... - faisant fuir par la même occasion la première génération d’utilisateurs/contributeurs qui se sont sentis dépossédés de l’esprit dans lequel ils s’étaient impliqués dans Second Life. Ce constat, qui pourra sembler plus anecdotique à ceux qui n’ont jamais fréquenté de près ou de loin les mondes virtuels, est cependant essentiel car symptomatique de phénomènes que l’on retrouve dans d’autres univers créatifs, cette fois-ci bien réels (l’université, l’art...).

Ceux qui espéraient trouver dans une communauté informationnelle comme Second Life des mécanismes moins réducteurs que ceux des marchés (cf. l’article de Philippe Aigrain) en sont pour leur frais...

Au-delà de ces expériences bien décevantes des monnaies virtuelles, la rencontre entre nouvelles technologies et monnaie est porteuse de bien d’autres transformations : la monnaie poursuit sa dématérialisation et monte à bord du téléphone mobile devenu tour à tour porte monnaie électronique et carte de crédit(5) ; les individus décident de se passer des institutions et se prêtent de l’argent directement via le net, dans un phénomène de désintermédiation, couramment appelé banque peer to peer(6) ; des outils de micro paiement en ligne sont proposés avec des fonctionnalités d’accumulation destinés à réduire les coûts de transaction(7)... Chacun de ces phénomènes mérite d’être analysé à la fois dans ce qu’il peut avoir de déstructurant et dans les opportunités ouvertes pour faire évoluer le système monétaire actuel.

Certes les monnaies virtuelles sont aujourd’hui aux antipodes des aspirations portées par les monnaies alternatives de type SELs, SOL etc., mais, sur toile de fond de crise financière mondiale, il nous appartient plus que jamais de tenir les deux bouts de la corde : veiller d’une main à protéger ce que le système monétaire et banquaire actuel, dans toutes ses imperfections, peut avoir de stabilisant ; explorer les pistes d’espoir que nous ouvrent les monnaies plurielles et se servir des technologies de l’information comme levier de ces alternatives de l’autre.


1. François Vallejo dans Libération du samedi 18 août, décrivait la crise des fonds spéculatifs sur les prêts immobiliers américains ("subprimes") comme une revanche des pauvres contre les profits que les organismes financiers font sur leur dos, mais remarquait juste après qu’au bout du compte, ce seront les pauvres qui paieront la note de cette crise.

2. Pour une typologie des dispositifs monétaires hors monnaies nationales, cf l’article de Jérôme Blanc.

3. Pour "méta-univers"

4. Plus précisément les MMORPG : Jeux de rôle en ligne massivement multi joueurs

5. Cf. l’envol des téléphones mobiles moyens de paiement au Japon : 40% des clients de NTT DoCoMo, numéro 1 du téléphone mobile japonais, utilisent leur mobile comme moyen de paiement électronique en mars 2007.

6. Cf. http://www.prosper.com/ et http://www.zopa.com/ et sur une logique plus solidaire http://kiva.org/

7. Cf. le Web service d’Amazon FPS Flexible Payment Service


Huit ans après, que reste-t-il de nos monnaies ?

le 22 décembre 2007  par Heloísa Primavera

Un peu d’Histoire, en temps presque réel :

Il y a quelques semaines à peine, j’ai écouté aux États-Unis une présentation du Projet français "SOL", faite par un chercheur asiatique... Un signe évident de la mondialisation !

Puis il y a quelques jours, Transversales me commande cet article sur l’expérience argentine des monnaies sociales, sans doute "le" cas qui continue à l’heure actuelle à être l’exemple, à la fois mal connu et beaucoup discuté, soit comme succès, soit comme échec... Dans mon cahier personnel, je retrouve, notées tout au long des 5 dernières années, pas moins de 200 demandes d’interview, de renseignements, de publications, de directions de travail de thèse, demandes qui continuent d’affluer, bien après l’explosion de ce réseau de six millions de personnes engagées dans différents systèmes de monnaies complémentaires.

Huit ans se sont passés depuis cette rencontre à la MACIF(1) au cours de laquelle des chercheurs et promoteurs des monnaies plurielles avaient échangé autour de ce phénomène étrange : alors que les mouvements sociaux se prenaient à rêver d’un "autre argent possible" répondant aux besoins de populations entières affectées par le chômage, il s’agissait de remplacer l’argent privatisé de facto par les puissances financières par d’autres monnaies privées et multiples, destinées à des petits groupes d’individus. Drôle d’idée... !

Il a huit ans, je présentais donc a Paris l’expérience des réseaux de troc en Argentine, qui réunissaient à l’époque une centaine de milliers de membres à travers tout le pays. Ceux-ci échangeaient régulièrement des produits et services de tout type pour réagir à la crise de l’emploi qui touche depuis lors la classe moyenne. Nous étions conscients de la spécificité de l’expérience Argentine, par rapport à la plupart des SELs développés en France, Belgique et aux Pays Bas. Nous avons même cru à l’époque qu’une révolution était en train de se bâtir, car nous sentions que le Marché pouvait être maîtrisé... Pourquoi le nier ?

En 2001, l’expérience argentine, qui entre temps avait été introduite au Brésil, en Uruguay, en Bolivie, au Chili, Équateur et en Colombie, était présentée dans le cadre du Forum Social Mondial à Porto Alegre (Brésil). Le chantier "Monnaie Sociale" au sein de l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire naissait à cette occasion. Le titre de notre texte de lancement - "Monnaie sociale : permanence opportune ou rupture de paradigme ?" - met en évidence l’espoir et l’ampleur de la démarche qui commençait.

Mais, que s’est il passé depuis ?

En Argentine, des multiples réseaux ont continué de se former jusqu’à atteindre le nombre de 10.000. Ces groupes étaient présents dans toutes les provinces et 6 millions de personnes (sur une population totale de 36 millions) ont déclaré participer, plus ou moins activement, à ces échanges non monétaires. Puis des raisons, sans doute multiples, ont mené le système à son écroulement en Septembre 2002. L’article que j’écrivais à l’époque "Richesse, argent et pouvoir : l’éphémère « miracle argentin » des réseaux de troc" tentait de fournir une approche moins naïve que ce que des chercheurs et journalistes de passage ont cru comprendre. L’origine de la crise des réseaux de troc est survenue un an avant la crise financière argentine et ses raisons ont été plutôt idéologiques que strictement "financières". Deux modèles ont commencé a se battre à l’intérieur des groupes : l’un qui voulait "faire des affaires", et se transformer en "Banque Centrale", l’autre - utopique - qui prétendait redistribuer la richesse et éliminer "l’argent marchandise". Actuellement, à l’occasion d’une thèse de doctorat, nous réorientons nos recherches sensiblement, pour tenter de répondre à la question "Comment ces systèmes ont-ils été possibles" plutôt que "Pourquoi l’écroulement a-t-il eu lieu ?".

Au Brésil, à partir de 2003, le gouvernement progressiste a promu un mouvement d’économie solidaire, mouvement au sein duquel les monnaies sociales paraissaient trouver le terrain idéal pour se développer. Mais la réalité est que ce développement est bien trop lent, par rapport aux besoins des populations. Comment expliquer cette lenteur sous des auspices pourtant favorables ?

En tentant de répondre, non sans une dose de provocation, à ces deux questions portées par les expériences argentine et brésilienne, nous renouvelons notre engagement dans l’avenir de ce mouvement. Au delà de sa difficulté à s’installer durablement, celui-ci apparaît au final bien plus contre-hégémonique qu’on ne le croyait.

Changer l’argent ? Ou simplement en faire profiter plus de gens ?

La pensée de Margrit Kennedy et Bernard Lietaer nous éclaire fortement sur quelques "culs de sac" peu visibles, à l’intérieur de l’économie et des politiques sociales. D’un coté, Bernard Lietaer (The future of money, 2001) a proposé une approche particulièrement fertile du phénomène de l’argent en montrant que l’économie elle-même est née dans le paradigme de la rareté, l’argent étant lui-même partie du système... Margrit Kennedy, à son tour, a indiqué comment se sortir de ce pêché originel en reconnaissant que les taux d’intérêt bancaires (simple et composé) rendent le système financier insoutenable du point de vue de son évolution dans la durée. (Interest and inflation free money. Creating an exchange medium that works for everybody and protects the earth, 1996). Ces deux auteurs croient aux monnaies complémentaires, comme porteuses de solution pour les crises du système financier international. Conviction que nous partageons.

Si le chemin est si clair, pourquoi est-il tellement difficile d’y parvenir ?

Dans les années qui ont suivi la rencontre à la MACIF, nous avons été en contact avec de multiples systèmes de monnaie complémentaire partout dans le monde. La quasi-totalité soutenait jouer le rôle d’une monnaie sociale et solidaire, en poursuivant comme objectif une redistribution de la richesse au lieu de sa concentration. Entre temps, c’est la richesse elle-même qui a été redéfinie : le Produit Intérieur Doux a été découvert... L’économie solidaire a été considérée comme une stratégie alternative au développement intégral et durable, elle a multiplié ses initiatives, mais... les monnaies complémentaires ne se sont pas développées à la mesure de nos efforts.

Pour citer un exemple familier pour un public francophone, si nous pensons à une définition possible d’un SEL, que serait-elle ?

Si, de l’autre côté, nous trouvons au sein de l’économie solidaire des processus de :

Il est aussi nécessaire de tenir compte du fait que ces initiatives doivent :

Ces conditions sont-elles réalisables simultanément ? Les acteurs impliqués, se connaissent-ils ? Les coopératives, petites et moyennes entreprises d’autogestion, les boutiques du commerce équitable, les finances éthiques, les monnaies sociales, la consommation responsable, le développement durable, se sont-ils rencontrés et ont-ils ouvert un dialogue fertile indispensable à leur réalisation ? Voici les questions essentielles qui sont devant nous et dont nous constatons qu’elles ne sont pas prises en compte par les différents acteurs sociaux, eux-mêmes enfermés dans le "paradigme de la rareté" attaché à chaque projet, à chaque dynamique...

Et si nous posions le regard ailleurs, où serait le bon endroit ?

A partir des constats tirés de la crise argentine et de la lenteur du processus brésilien (que nous avions pourtant cru porté par de nombreux facteurs de succès), nous avons radicalement changé de point de vue et sommes passés du paradigme de la rareté au paradigme de l’abondance. En effet, nous avons constaté que les initiatives durables partageaient quelques caractéristiques, telles que l’engagement permanent et soutenu dans la durée, la multiplicité d’acteurs et la variété de projets tournés vers la communauté, plutôt que vers des individus. Au-delà des projets rationnels, et de leur planification, de l’utilisation optimale des ressources, la durée reste la clé de voûte de toute aventure de transformation.

Partant de ces constats, le Projet COLIBRI a été conçu en 2003, projet qui commence à montrer ses résultats, certes embryonnaires mais stimulants. Il a pour objectif la formation d’agents multiplicateurs de projets de développement local intégré et durable, appuyés sur une large éventail de stratégies.

Dans le cadre de ce projet, plusieurs initiatives ont été lancées en Argentine et au Mexique, pour promouvoir ET ARTICULER DANS LE TEMPS, DANS N’IMPORTE QUEL ORDRE :

Est-ce encore un nouveau rêve ? Ou sommes-nous sur une piste tangible ?

Après avoir vécu l’expérience argentine, nous croyons absolument au fait que rareté et abondance ne sont pas des données objectives de la réalité de la planète, mais différents paradigmes dans lesquels nous choisissons de vivre . Et nos recherches ont montré que le langage est bien imprégné de l’un ou l’autre de ces paradigmes.

Ainsi, si nous nous arrêtons trop souvent à observer les conflits, si nous leurs cherchons des coupables, ou de belles théories de la conspiration, si nous croyons par-dessus tout à notre savoir d’experts, nous serons inexorablement confrontés en permanence à une série de problèmes, car toutes ces attitudes appartiennent au paradigme de la rareté...

En revanche, si les différences nous semblent légitimes (pas seulement tolérables), si nous cherchons plutôt notre propre responsabilité dans l’état actuel des conditions de vie de nos sociétés, si nous préférons les résultats construits en consensus (difficiles à obtenir, sans doute) à ceux que génèrent les conflits, nous serons alors impliqués en permanence dans des projets, des constructions alternatives qui cherchent cet autre monde possible...

À notre avis, et au risque de paraître naïve, ce dont nous avons besoin par-dessus tout ce n’est pas de changer la monnaie, mais de radicaliser la démocratie. Il faut trouver les moyens d’oser le faire ! Il faut être capable de penser que nous sommes a la fois chacun et tous responsables du maintien de la rareté de nourriture, là où elle en manque...

Il faut penser que nous sommes capables de renoncer à notre héritage matériel, aussi bien de celui venu de nos parents qu’envers nos enfants. Il faut pratiquer un commerce équitable avec les petits commerçants du quartier plutôt que d’acheter "moins cher" dans les grandes surfaces. Il faut être capable - chacun d’entre nous- de créer des opportunités pour les chômeurs proches de nous d’accéder à des petites "banques éthiques"...

Il faut OSER - en permanence - proposer des mesures de changement, plus ou moins radicales, plus ou moins libres, peu importe. Des propositions toute à la fois radicales et libres. Nous pouvons commencer par découvrir le paradigme de la rareté chez nous-mêmes et construire chaque jour des propositions pour vivre, en permanence, dans le paradigme de l’abondance... pour tous.

juin 2007


1. 1999, date du séminaire de Transversales Science Culture sur les monnaies plurielles, à l’origine, entre autres, du projet SOL.


Quelques liens sur la monnaie...

le 22 décembre 2007  par Jean Zin

Le SOL

-  http://www.sol-reseau.org/, le site du SOL

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Une présentation du projet SOL

Le projet SOL : retrouver le sens des valeurs
Pascale Delille et Celina Whitaker

Voir aussi http://www.caracoleando.org/

Les Sels

-  http://selidaire.org/spip/

Le site de Selidaire (définitions, mode d’emploi des Systèmes d’Echanges Locaux, etc...)

-  http://www.seldeparis.org

Monnaies plurielles

-  Perspectives pour les monnaies plurielles
Jacques Robin - Transversales Science Culture n° 58, juil. - août 1999

-  La monnaie distributive Marie-Louise Duboin - Transversales Science Culture n° 58, juil. - août 1999

-  Interview de Bernard Lietaer

Extraits de Terra economica N°40 - 09/12/2004 - Par ici, la monnaie !

 

-  Monnaies sociales : un outil et ses limites, Jérôme Blanc

-  Expériences systèmes d’échange et monnaies complémentaires :

WIR - SEL - Banques du temps - Fortaleza - Barter - CHIEMGAUER - Lignières en Berry - S’Miles - TIME DOLLAR - Tsukisara partner’s center - Wörgl - Ithaca Hours - La naissance du dollar

-  Wörgl ou l’« argent fondant » 1933

 

-  Wiki Monnaies locales

-  Conférence "Les Monnaies Locales au 21ème Siècle" (2004)
Nombreux liens.

-  Le boom des monnaies parallèles,
Article d’Alternatives économiques, juillet-août 2006 (analyse intéressante)

-  http://money.socioeco.org/fr/docume...

Nombreux documents (le Robin, etc.), pas toujours très pratiques à charger (il faut sauver sur disque les fichiers htlm !) mais pas mal de textes intéressants.

-  Base de données sur les expériences de monnaies complémentaires
Conçue par Stephen DeMeulenaere de la Fondation Strohalm.

-  http://www.thetransitioner.org/wiki...

Surtout sur les monnaies libres, très critiquables...

 

-  Podcast (audio) sur les monnaies locales
Pascal Canfin et Jean Zin

-  Petit film (vidéo) sur les monnaies complémentaires en Europe, 67 Mo.

>> Créer des monnaies par millions LE MONDE | 18.08.09