Perspectives pour les monnaies plurielles
Jacques ROBIN *
* Président du conseil de surveillance de Transversales.
- Nous soulignons depuis des années que l'économie capitaliste de marché est, par nature, dans l'incapacité de réguler la mutation informationnelle qui déferle depuis trois décennies : cette mutation entraîne dans le processus de production des biens et des services des possibilités inédites d'abondance avec la participation de moins en moins importante de labeur humain, ce qui met en particulier en cause la valeur-travail comme ciment du lien social.
D'où la nécessité de structurer une économie plurielleavec marché, moins commutative et plus distributive, prenant en compte à la fois la répartition des richesses, l'utilité sociale et le développement durable. Des monnaies plurielles pourraient alors, sous l'arbitrage d'un pouvoir politique renouvelé, répondre à la complexité croissante de l'économie.
- Le récent séminaire de Transversales sur les monnaies plurielles qui a nourri cet éclairage, souligne l'ampleur exceptionnelle d'expériences encore fragiles et fragmentaires, en cours dans le monde pour compenser les défectuosités des fonctions actuelles de la monnaie "orthodoxe" qui existe depuis des siècles. Cette monnaie prétend à la fois servir d'unité de compte, de moyen de paiement et de réserve de valeur. Elle se prétend de plus, le principal producteur de sens de la société. Quant au droit de création de monnaie, il est devenu le privilège des banques et autres organismes de crédit, et ce dans un grand désordre des marchés financiers. La globalisation mondiale actuelle entraîne une spéculation internationale frénétique qui ne fait qu'amplifier la création incontrôlée ex nihilo des moyens de paiement. Pour pallier le chaos et la précarité croissante de la situation socio-économique du plus grand nombre, des monnaies "parallèles" fleurissent donc un peu partout : monnaies "affectées" avec des objectifs limités, monnaies de proximité, réseaux globaux de troc, LETS et SELS locaux, monnaies fondantes, etc (sans que nous fassions état des outils émergents liés aux monnaies électroniques).
- Mais ne mélangeons pas tout et ne nous trompons pas de cible. Même si l'objectif paraît démesuré à atteindre, répétons que l'issue économique la plus sérieuse à la crise planétaire de l'ère informationnelle, c'est la cohabitation de logiques économiques à la fois complémentaires, contradictoires et aléatoires dans une économie plurielle.
- La période de transition conduirait à mettre en place trois types de monnaies dont les outils informatiques actuels rendent l'utilisation facile :
- une monnaie thésaurisable, à péremption longue. Elle resterait le moyen d'échange et d'investissement pour le secteur du marché et pour un service public mieux adapté : l'euro, sous condition d'une sérieuse régulation financière qui se cherche, représente ce type de monnaie en attendant de futurs ajustements pour une monnaie thésaurisable planétaire.
- une monnaie non thésaurisable, de consommation immédiate et de péremption courte. Cette monnaie inconditionnelle pour tous (avec une progressivité d'installation), aurait pour objectif d'assurer à chacun une vie décente. Sous réserve d'étapes et de précautions, cette monnaie combinerait les avantages respectifs de l'allocation universelle et des propositions avancées pour les "revenus de citoyenneté".
- une monnaie que l'on pourrait qualifier de "monnaie de l'économie solidaire". Elle s'exprime déjà dans ces formes nouvelles de monnaies affectées et de monnaies de proximité que nous mettons en valeur dans ce numéro. Ces monnaies préparent le bouillonnement de ce secteur de "production de l'homme" et de "production des biens relationnels" dont nous avons parlé dans notre précédent éclairage sur le Tiers secteur.
- Ces trois types d'instruments monétaires parallèles et interactifs bouleversent de fond en comble la donne actuelle. Ce sont évidemment les formes et les pouvoirs mêmes de création des monnaies qui soulèvent les questions les plus ardues, car cela nécessite une gestion politique complexe à divers niveaux (national, ensembles géopolitiques en gestation, planétaire). Une création monétaire permanente requiert l'adéquation de ses volumes avec les richesses produites et à produire (richesses quantitatives et qualitatives), avec l'appréciation démocratique des besoins et la perspective de l'élargissement des échanges. L'acceptation collective des divers instruments monétaires doit être obtenue avec la confiance des citoyens, ce qui oblige à un immense effort pédagogique et politique. Au moment où la construction européenne est encore informe, voici qui pourrait exciter les imaginations. L'immense champ d'investigations offert par le Kosovo ne pourrait-il pas servir de lieu d'expériences ? Au niveau mondial, les grands organismes monétaires et financiers seraient amenés à servir un organisme économique mondial placé près de l'ONU (du type du Conseil de sécurité proposé par Jacques Delors).
- On imagine le tohu-bohu des puissants devant de telles propositions qui nous font entrer dans l'ère informationnelle de démocratie et de citoyenneté planétaires. Cette perspective difficile doit être empruntée rapidement, avant que des catastrophes successives et insupportables ne l'imposent un jour "à chaud" dans des conditions de violences toujours incontrôlables.