Ethique biomédicale et biologie systémique

7  décembre 2004 | par Henri Atlan

L’éthique biomédicale ne concerne pas seulement les applications des biotechnologies, mais aussi la diffusion du savoir biologique et des représentations qu’il véhicule. Les résultats des séquençages de génomes, qui étaient censés découvrir le Graal, ont montré au contraire les limites du réductionnisme génétique qui avait dominé la biologie depuis plus d’une trentaine d’années. D’autres découvertes comme celle du prion, et la (re)découverte de l’importance de facteurs épigénétiques dans le développement, à l’occasion notamment des réussites de clonage reproductif de mammifères, ont montré que l’image d’un programme génétique qui dirigerait le développement et le fonctionnement des organismes à la façon d’un programme d’ordinateur devait être profondément révisée. Le génome fonctionne plus comme une mémoire passive que comme un programme. Il est contrôlé par l’organisme au moins autant qu’il le contrôle. Chaque gène peut être impliqué dans la synthèse de plusieurs protéines et une même protéine peut avoir des fonctions différentes, suivant son environnement physico-chimique dans la cellule et ses interactions avec d’autres protéines. Cet état des choses est décrit par des expressions diverses qui expriment les enjeux de la recherche biologique nouvelle : post-génomique, génomique fonctionnelle, protéomique, cellulomique, biocomplexité, biologie systémique, etc...

Mais le rejet du déterminisme génétique réductionniste ne veut pas dire le rejet de déterminismes biologiques, non réduits à la génétique, au profit du retour à un holisme vitaliste, sous la forme d’une spontanéité et d’une liberté de la "Vie", venues d’ailleurs. En fait, il s’agit de prendre la mesure de la complexité des réseaux d’interactions moléculaires et cellulaires qui constituent les structures des organismes et leurs fonctions.

Et pour cela, le maître-mot est celui de modélisation, en faisant appel à toutes les techniques mathématiques et informatiques déjà développées dans d’autres disciplines, en physique notamment, et à d’autres techniques de modélisation encore à développer. Mais il faut se garder là aussi d’ignorer les limites de la modélisation et notamment la sous-détermination des théories par les faits, qui est ici sous-détermination des modèles par les observations : de nombreux modèles différents peuvent parfois expliquer et prédire les mêmes observations, sans que celles-ci soient suffisantes pour permettre de décider si l’un des modèles, ou plusieurs, ou aucun d’entre eux, ne décrit la réalité d’un système naturel, quand celui-ci est constitué par un nombre assez grand d’éléments - molécules, cellules - en interactions. La sous-détermination des théories fut d’abord décrite par P. Duhem à propos de théories physiques, puis par W.V.Quine, à propos de théorie de la traduction. Nous l’avons rencontrée plus récemment lors des premiers essais de modélisation de réactions immunitaires complexes par réseaux de neurones formels (1). Mais la sous-détermination des modèles peut être autre chose qu’une insuffisance de la théorie : elle peut exprimer aussi une redondance réelle des structures du système naturel lui-même. Dans ce cas, en effet, la même fonction peut être réalisée par des voies et des connexions différentes.

(1) Sur cette question, on pourra consulter :

W.V. Quine, « Methodological reflections on Current Linguistic Theories », in Semantics of Natural Language, Davidson & Harman (eds), Dordrecht, Reidel, 1972, p. 442-454 ;

H.Atlan, « Automata theories in immunology : their utility and their underdetermination », in Bulletin of Mathematical Biology, 51, 2, 1989, p.247-253 ; « A biological novelty : neural computation of novelty in biology and in the biologist’s brain », in Substance, XIX, 4, Univ. Wisconsin Press, 1990,p.55-71 ;

et en français, P.Duhem, La théorie physique. Son objet, sa structure, Paris, Marcel Rivière & Cie, 1914 ;

H. Atlan, « L’intuition du complexe et ses théorisations », in Les théories de la complexité, dir. F. Fogelman-Soulié, Paris, Seuil, 1991, p. 9-41 ; et Tout, Non, Peut-être. Education et vérité, Paris, Seuil, 1991,p.130-164.

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