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Aux antipodes des monnaies complémentaires : les monnaies virtuelles

Le 22  décembre 2007 par Valérie Peugeot

Les expériences de monnaies plurielles - qu’on les appelle monnaies complémentaires, monnaies alternatives, monnaies sociales ou solidaires - poursuivent, avec un large éventail de nuances dans leurs méthodes, le même objectif global : participer à une transformation de l’économie et de la finance, contribuer à y intégrer des personnes qui en ont été exclues, desserrer les crocs d’une finance internationale pour lesquels pauvres et chômeurs n’existent pas ou peu(1).

A leurs côtés se multiplient les monnaies à logique lucrative(2) liées à des activités commerciales, outils de promotion et de fidélisation, que sont les miles, s’miles et autres points de fidélité cumulables et convertibles en biens et services de l’enseigne émettrice.

Mais une troisième catégorie de monnaie, tout aussi extérieures au système monétaire internationale et aux devises nationales que les deux précédentes, se structure sous nos yeux. C’est dans le contexte des mondes dits "persistants" qu’elle apparaît, ces mondes virtuels en 3 dimensions, qui existent et évoluent en permanence, même quand le participant se déconnecte, dans lesquels chacun, derrière son ordinateur, peut se construire des personnages, vivre des aventures inédites ou jouer en réseau avec des adversaires situés aux quatre coins de la planète. Qu’ils s’appellent Second Life, World of Worcraft, Entropia Universe, The Sims Online, There, EverQuest..., ces mondes appelés aussi "métaverses"(3), se sont tous dotés d’une monnaie - "gold", "linden dollar", "PP - platinum pieces" ou "QQ coins"... Indispensable pour s’acheter une épée magique, une armure, ou encore pour ouvrir une boutique (virtuelle)...

A première vue aussi inoffensives que les jetons du Monopoly, leur diffusion et leur organisation commencent à semer le trouble. Rappelons que les monnaies non officielles - SELs, miles ou autres - ne sont acceptées, ou tolérées, par les autorités que parce qu’elles respectent un certain nombre de règles qui limitent leurs usages en évitant qu’elles entrent en concurrence avec les monnaies officielles. Première règle, la non convertibilité en devises nationales, condition sine qua non pour éviter une rivalité entre monnaies officielles et monnaies privées.

Seconde règle, tout aussi essentielle, l’affectation - une monnaie complémentaire est destinée à fonctionner à l’intérieur d’une communauté fermée, que celle-ci soit constituée des habitants d’un quartier, ou des compagnies aériennes et commerçants membre d’une même enseigne.

Inconvertibilité, affectation : deux limites en voie de disparition

Or les monnaies des mondes virtuels s’affranchissent progressivement de ces deux contraintes. La non convertibilité reste officiellement la règle dans la plupart de ces mondes virtuels, une règle en réalité totalement détournée, notamment par le biais de sites de ventes aux enchères de type eBay. Joueur invétéré, vous passez tous vos loisirs dans World of Worcraft, mais vous devez malheureusement vous absenter de cet univers fascinant pour aller exercer une activité professionnelle, vous éloignant 9 longues heures de votre ordinateur et ralentissant considérablement votre progression dans le jeu. Qu’à cela ne tienne, sur eBay vous trouverez le glaive magique que vous convoitiez et qui vous permettra aisément de gagner un niveau dans le jeu, glaive que vous achetez en euros sonnants et trébuchants à un autre joueur... Et la conversion est jouée ! Le glaive qui n’avait jusqu’alors qu’une valeur monétaire en "gold" vient de trouver sa valeur en euros, établissant ainsi une valeur de change entre monnaie virtuelle et monnaie réelle. Certains sites se sont spécialisés dans le suivi des cours et la conversion des "monnaies virtuelles" entre elles et avec les devises internationales, à l’instar d’IGE.

Mais Second Life va plus loin encore, en affichant officiellement un taux de change flottant avec le dollar US de sa monnaie, le linden$. L’imbrication entre $ et Linden$ est forte. Certains achats dans Second Life doivent être effectués en dollars, comme ceux de biens immobiliers. Pour le reste, il faut procéder en Linden dollars. Ceux-ci s’échangent sur le marché de change dédié "LindeX". Il a été créé par Linden Lab, l’entreprise détentrice de Second life, pour éviter que ces négociations ne se passent hors du jeu, diminuer la volatilité du Linden dollar et accroître la confiance des utilisateurs dans cette "monnaie". Le cours y est flottant, et sa valeur n’a cessé de s’apprécier au regard du dollar au cours des derniers mois. Les variations appellent l’intervention de Linden Lab pour en contrôler le cours (injection de monnaie renouant avec la tradition de la "planche à billets", création de nouveaux services payants pour accéder à certaines fonctionnalités ce qui revient à utiliser l’instrument fiscal, limitation du volume de Linden dollar qu’un individu peut échanger...). Si ces efforts de politique stabilisatrice sur ces monnaies virtuelles sont louables, la question reste entière : jusqu’à quel point ces entreprises seront-elles en capacité de jouer véritablement le rôle de "banque centrale" et de conserver la confiance dans leur devise ? En mai 2006 un véritable mouvement de panique s’était emparé du LindeX après l’annonce faite par Linden Lab d’une prochaine injection monétaire qui risquait de dévaluer le Linden dollar...

Quant à la règle de l’affectation, elle risque de voler en éclat assez rapidement. Pour l’heure chaque monnaie virtuelle est affectée à un monde persistant unique. Mais rien n’interdit d’imaginer un système de change entre ces différentes monnaies, un joueur passant d’un univers à l’autre en emportant avec lui ses richesses, créant ainsi un vaste territoire monétaire virtuel unique. Quand on connaît les chiffres de vente des différentes consoles de jeu - 57 millions pour les seules consoles de salon entre 2000 et 2005 aux États-Unis uniquement -, et quand on constate que toutes les nouvelles générations de consoles sont aujourd’hui dotées d’une micro monnaie virtuelle, et capables de se connecter à Internet, ouvrant ainsi à leurs propriétaires l’univers des jeux en ligne(4), on mesure la masse monétaire potentielle...

Une bulle financière... de plus ?

Faut-il pour autant s’en inquiéter ? Pour l’heure, les masses monétaires concernées restent relativement marginales, au-delà des effets de mode et de médiatisation liés à certains mondes comme Second Life. En effet la plupart des occupants de ces mondes ne se livrent pas à des activités nécessitant d’avoir recours à une monnaie. Dans Second Life, on estimait en Novembre 2006 que ce sont moins de 14 000 personnes sur un total de 1,86 millions de résidents qui menaient une activité rémunératrice - vendre des immeubles, créer et commercialiser des articles de mode, danser dans un bar moyennant paiement, donner un cours payant -, proportion qui a dû raisonnablement doubler depuis, mais qui reste somme toute très faible à l’échelle planétaire.

Cependant, au fur et à mesure que cette masse monétaire grossit, plusieurs questions politiques se profilent : ces monnaies peuvent-elles à terme faire peser un risque déflationniste ou inflationniste sur les monnaies nationales ? Rien n’interdit par exemple d’imaginer qu’un mouvement de panique dans un monde virtuel amène une conversion massive en dollars ou en euros. Ce risque n’est pas théorique puisque certains gouvernements s’en sont émus. En Corée, le législateur a interdit purement et simplement toute transaction de monnaie virtuelle issue des univers de jeu en ligne. Des brokers coréens spécialisés dans le commerce d’items pour jeu et de monnaie virtuelle - ItemMania et ItemBay - sont particulièrement visés. Les transactions entre individus à l’intérieur du jeu resteraient licites. Cette décision fait suite à la multiplication de jeux de hasards dans les univers virtuels et aux vols massifs d’identité par des bandes organisées qui utilisent les comptes de test gratuits pour générer en un laps de temps très court de la monnaie virtuelle puis la revendre contre des Won. La convertibilité monnaie virtuelle/monnaie réelle est ici particulièrement visée. Reste à savoir si, dans le contexte de déterritorialisation absolue liée à internet, une législation nationale peut avoir un quelconque effet : les brokers auront vite fait de s’établir en dehors de la Corée pour échapper aux poursuites potentielles.

En Chine, le commerce d’items virtuels était estimé fin 2006 à 7 Md ¥ (soit environ 694 M €), dont 4 Md liés au jeu en ligne. Un chiffre marginal à l’aune du PNB chinois (1 600 Md US$ en 2005) mais qui pourtant inquiète les autorités. Celles-ci ont commencé par lancer de sérieux avertissements en décembre dernier à Tencent, n°1 de la messagerie instantanée chinoise (équivalent de MSN), dont la monnaie virtuelle le Q Coin menacerait la souveraineté de la monnaie chinoise et ferait peser sur cette dernière un risque déflationniste. De fait 22,4 millions de chinois utilisent QQ, la messagerie instantanée de Tencent et le Q Coin est de plus en plus considéré comme une monnaie mieux adaptée que le Yuan aux paiements en ligne. Tencent a mis en place une Q banque, auprès de laquelle les détenteurs de Q Coin disposent d’un compte, et peuvent y acheter de la monnaie virtuelle. Celle-ci peut également être acquise à un cours inférieur de moitié auprès de vendeurs en ligne. En réaction, en en mars dernier, les autorités chinoises ont décidé de réglementer strictement les monnaies utilisées dans les univers virtuels. Pékin interdit les monnaies virtuelles à taux de change variable, bloquant ainsi les logiques spéculatives, et n’autorise les monnaies virtuelles que pour l’achat de produits et services virtuels de l’émetteur (en l’espèce Tencent) ; elles ne peuvent donc pas être utilisées pour acheter des biens physiques. Toute violation de ce règlement est aujourd’hui considéré comme une infraction financière.

Évasion fiscale, blanchiment d’argent, nouvel esclavagisme... l’arbre virtuel cache des forêts réelles.

Mais d’autres risques semblent attachés à ces monnaies virtuelles : le blanchiment d’argent semble trouver là un nouvel eldorado. Dans les jeux en ligne qui permettent la conversion en dollars, la pratique est maintenant fréquente. Un narco-trafiquant peut ouvrir une quinzaine de comptes dans un jeu, sous autant de fausses identités, puis procéder à des achats de biens immobiliers virtuels auprès d’un complice, qui récupère ainsi l’argent sur son compte en banque, ni vu, ni connu !

L’évasion fiscale n’est pas loin non plus. Ces économies virtuelles ne sont pas soumises à la fiscalité en vigueur dans le ou les pays auxquels sont rattachés les participants. Si l’on considère qu’il y a véritablement échange de biens et de services, assortis d’une transaction financière, alors rien ne justifie que l’imposition ne pèse pas sur cette activité économique à part entière. Ceci constitue à la fois une perte de revenus sèche pour la puissance publique, une concurrence déloyale pour les acteurs de l’économie réelle et un encouragement au blanchiment d’argent. Aussi l’Australie vient de décider de taxer les rentrées d’argent provenant d’un univers virtuel. De même les autorités États-uniennes attendent les résultats d’une commission d’enquête du congrès pour prendre position en termes de taxation et de propriété intellectuelle.

Enfin la création d’un marché du travail parallèle totalement dérégulé est également en jeu : on voit se multiplier les "gold farms", ces bâtiments tout à fait réels dans lesquelles s’entassent des jeunes gens derrière des ordinateurs, payés pour gagner des points dans des jeux virtuels - en particulier World of Warcraft - à raison de 12 heures par jour, dormant sur des matelas entre deux sessions. Ces points sont ensuite monnayés contre argent sonnant via une place d’échange de biens et services virtuels. Ce phénomène qui frappait jusqu’ici plutôt l’Asie, en particulier la Chine, se répand en Europe, entre autres en Roumanie. Cette forme d’embauche qui évoque les journaliers des temps modernes, s’attaque ainsi aux fondements du droit du travail.

Certaines entreprises à l’origine de ces mondes pervasifs ont bien compris que leur intérêt allait vers une forme d’autorégulation. Sony Online Entertainment interdit officiellement les conversion des PP, la monnaie utilisée dans EverQuest, vers des monnaies officielles et appelle les joueurs à dénoncer les offres de conversions qui pourront leur être faite. En Janvier dernier eBay a annoncé exclure de sa place de marché les items provenant de jeux virtuels.

Mais cela suffira-t-il pour autant à réguler cet espace monétaire en expansion immodérée ?

La créativité informationnelle polluée par la monétarisation

Dernière interrogation, qui touche au processus créatif : Second Life, pour reprendre l’exemple le plus médiatisé, a d’abord séduit une première génération d’internautes par le pouvoir créatif qu’il confère à ses utilisateurs. Ce monde virtuel était à son origine un formidable espace où l’imaginaire de chacun pouvait avoir libre cours et où de fait le pouvoir était entre les mains des créatifs. Même si aujourd’hui moins d’un habitant sur 7 de Second Life est un abonné payant et peut de ce fait participer aux activités marchandes, l’esprit global de ce monde persistant en est transformé. En effet, en y introduisant le Linden$ et plus globalement en le transformant en place de marché, les propriétaires de Second Life ont ouvert la porte à toutes sortes d’activités étrangères à ce processus créatif d’origine - publicité, placement de produit, recrutement, actions promotionnelles autour d’événementiels... - faisant fuir par la même occasion la première génération d’utilisateurs/contributeurs qui se sont sentis dépossédés de l’esprit dans lequel ils s’étaient impliqués dans Second Life. Ce constat, qui pourra sembler plus anecdotique à ceux qui n’ont jamais fréquenté de près ou de loin les mondes virtuels, est cependant essentiel car symptomatique de phénomènes que l’on retrouve dans d’autres univers créatifs, cette fois-ci bien réels (l’université, l’art...).

Ceux qui espéraient trouver dans une communauté informationnelle comme Second Life des mécanismes moins réducteurs que ceux des marchés (cf. l’article de Philippe Aigrain) en sont pour leur frais...

Au-delà de ces expériences bien décevantes des monnaies virtuelles, la rencontre entre nouvelles technologies et monnaie est porteuse de bien d’autres transformations : la monnaie poursuit sa dématérialisation et monte à bord du téléphone mobile devenu tour à tour porte monnaie électronique et carte de crédit(5) ; les individus décident de se passer des institutions et se prêtent de l’argent directement via le net, dans un phénomène de désintermédiation, couramment appelé banque peer to peer(6) ; des outils de micro paiement en ligne sont proposés avec des fonctionnalités d’accumulation destinés à réduire les coûts de transaction(7)... Chacun de ces phénomènes mérite d’être analysé à la fois dans ce qu’il peut avoir de déstructurant et dans les opportunités ouvertes pour faire évoluer le système monétaire actuel.

Certes les monnaies virtuelles sont aujourd’hui aux antipodes des aspirations portées par les monnaies alternatives de type SELs, SOL etc., mais, sur toile de fond de crise financière mondiale, il nous appartient plus que jamais de tenir les deux bouts de la corde : veiller d’une main à protéger ce que le système monétaire et banquaire actuel, dans toutes ses imperfections, peut avoir de stabilisant ; explorer les pistes d’espoir que nous ouvrent les monnaies plurielles et se servir des technologies de l’information comme levier de ces alternatives de l’autre.


1. François Vallejo dans Libération du samedi 18 août, décrivait la crise des fonds spéculatifs sur les prêts immobiliers américains ("subprimes") comme une revanche des pauvres contre les profits que les organismes financiers font sur leur dos, mais remarquait juste après qu’au bout du compte, ce seront les pauvres qui paieront la note de cette crise.

2. Pour une typologie des dispositifs monétaires hors monnaies nationales, cf l’article de Jérôme Blanc.

3. Pour "méta-univers"

4. Plus précisément les MMORPG : Jeux de rôle en ligne massivement multi joueurs

5. Cf. l’envol des téléphones mobiles moyens de paiement au Japon : 40% des clients de NTT DoCoMo, numéro 1 du téléphone mobile japonais, utilisent leur mobile comme moyen de paiement électronique en mars 2007.

6. Cf. http://www.prosper.com/ et http://www.zopa.com/ et sur une logique plus solidaire http://kiva.org/

7. Cf. le Web service d’Amazon FPS Flexible Payment Service