Nanodébats : la société civile est maintenue hors du jeu politique

17  janvier 2006 | par Dorothée Benoît Browaeys

Le train des Nanos est lancé. Ses objectifs, sa direction, ses moyens de développement ont été définis par une série de rapports d’experts, le plus souvent scientifiques. En France, des académiciens ont donné leur avis sur le plan technique ( [1]), des sénateurs ont planché sur les questions biomédicales et industrielles ( [2])( [3]). Mais la population n’est pas mise au courant, n’est pas sollicitée pour envisager les perspectives et donner un avis... Pourtant les modes de vie et de consommation, les liens sociaux, les comportements, les communications, les possibilités de soins mais aussi les risques vont être transformés par les nanoobjets qui diffusent déjà dans des secteurs aussi variés que le textile, l’électronique, l’automobile, les médicaments, la surveillance, la dépollution, l’agro-alimentaire....De cette absence d’implication des citoyens résulte sans doute la radicale et prégnante contestation locale avec laquelle se débat aujourd’hui la ville de Grenoble, pôle de compétitivité.

Car, tout le monde n’adhère pas automatiquement aux nanotechnologies et au « monde » qu’elles inaugurent ou favorisent. Des questions émergent en effet....Et si les nanotechnologies concouraient à une perte de maîtrise d’objets répliquants ou capables d’auto-assemblage, à la baisse d’autonomie des individus, à la surveillance généralisée, à la concentration des pouvoirs, à une fuite en avant insensée, ou même à une aliénation croissante par la technique ? Qui pose la question des choix financiers et des alternatives ? Qui est en charge d’encadrer les risques et les usages dans une définition des limites face aux effets sociaux que ces innovations peuvent engendrer ? Quelles sont les tribunes où les politiques expliquent et rendent compte des orientations prises ? Sont-ils encore maîtres à bord ou bien les régulations économiques sont-elles seules aux commandes ?

Des processus d’interaction entre société civile, industriels, milieux académiques et pouvoirs publics ont été menés aux Etats-Unis, au Danemark ou en Grande-Bretagne et ils émergent à peine en France. Mais ces travaux et les recommandations qui en découlent restent à l’extérieur du système - hors-jeu politique- non incorporés à l’effort d’innovation. Les structures hexagonales comme l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), les Académies, les Agences sanitaires, les Ministères fonctionnent sans considérer les dimensions sociales, collectives, intégrées et hiérarchisées. Pourtant il y a urgence... Les crises récentes (amiante, sang contaminé, OGM...) et la contestation de plus en plus radicale d’un développement mal maîtrisé, non durable ou socialement responsable, font grandir des rapports de force, propices à des affrontements violents de pouvoirs. Les nanotechnologies pourraient bien constituer le prochain bras de fer aux enjeux bien plus vastes que ceux des OGM....

1- Les changements qu’inaugurent les nanotechnologies

La descente de la technique vers le microscopique n’est pas sans incidence dans le champ social. Trois types d’impacts peuvent être distingués : les effets sur nos capacités de mesure et de maîtrise, les effets biologiques (sanitaires et environnementaux) et les effets sur les liens sociaux.

En premier lieu, l’usinage des objets à l’échelle atomique ne permet pas une connaissance immédiate des caractéristiques structurales du matériau construit. Seule une observation a posteriori permet de savoir ce qui a été réalisé. Ensuite l’échelle nanométrique est dominée par les comportements individuels des atomes : c’est le règne de la physique quantique. De ce fait, la stabilité des propriétés des objets nanostructurés ainsi que leur maîtrise posent problème. De même, leurs caractéristiques sont encore loin d’être stabilisées. Ainsi par exemple, les nanotubes de carbone, fabriqués selon des modalités différentes par une trentaine de firmes dans le monde, sont difficiles à décrire (présence ou pas de catalyseurs) et donc à normer. Plus difficiles encore, sont les problèmes que vont poser les systèmes (encore virtuels) capables d’autoorganisation donc d’évolution (notamment en parasitant le vivant comme les virus) et de réplication. À cet égard, il n’est pas sûr que les nanos changent la donne qu’ont d’ores et déjà amorcée les outils biotechnologiques....

Les innovations nanotechnologiques posent aussi des questions nouvelles en matière de risques pour l’environnement et pour la santé. Si les nanoparticules peuvent varier en taille, forme, surface, composition chimique, biopersistance...., elles sont toujours très réactives du fait de leur surface d’interaction. Deux problèmes se posent : premièrement, les nanopoudres - du fait de leur finesse - peuvent diffuser très facilement dans l’environnement mais aussi dans tous les compartiments du corps, alvéoles pulmonaires, sang, et passer la barrière placentaire ou la barrière hémato-encéphalique (qui protège le cerveau). Deuxièmement, la forme des nanoproduits peut être à l’origine d’effets toxiques. Ainsi, par exemple, les nanotubes de carbone peuvent se ficher dans les alvéoles pulmonaires et provoquer des pathologies similaires aux fibres d’amiante. Or, dans les procédures d’enregistrement des nouveaux matériaux, nous n’avons aucunement l’habitude de considérer la structure moléculaire ou « organisation dans l’espace des atomes » du produit (seule compte la description de nature chimique du matériau dans les inventaires européens ou internationaux). Il y a donc une révision drastique des modalités de mise sur le marché des nanoproduits si l’on veut pouvoir discriminer les risques.

Enfin, l’ingénierie lilliputienne qui est invisible et embarquable, possède un grand potentiel d’interaction avec nos corps et nos codes sociaux. Elle permet de connecter l’inerte et le vivant, le naturel et l’artificiel, le cerveau et les machines Ainsi le continuum entre informations physico-chimiques, électroniques, génétiques, neuronales se profile - sans être encore validée cependant - avec la possibilité de piloter des organismes vivants par des dispositifs techniques. Implants cérébraux réparateurs ou dopants, nanocapteurs de surveillance, marquages identifiants comme les « Radio Frequency Identification Devices » (RFID, technologie déjà ancienne et qui n’est pas d’échelle nanométrique, mais dont le déploiement en cours soulève des problèmes similaires) ...sont en mesure de réorganiser nos liens sociaux.

2- Qui s’empare de ces questions ? Quelles sont les structures de vigilance sur les usages ?

Il apparaît que nous sommes peu armés pour analyser les impacts des nanotechnologies. En matière de risques, nous l’avons vu, des catégories nouvelles - considérant la forme des structures moléculaires (et plus seulement la nature chimique) - sont à créer au sein du comité ISO-C29 qui vient juste de se mettre en place alors même que des nanotubes de carbone, des nanocosmétiques, ou autres nanoproduits sont déjà sur le marché ! En matière d’impact social des techniques, aucune agence, aucun organe des ministères n’est chargé d’une mission prospective sur les usages. À aucun moment dans les procédures de mise sur le marché, la question des bénéfices pour la société, n’est traitée. En absence de toute rétroaction, les processus d’innovation sont donc totalement découplés de la demande sociale ou de l’intérêt collectif.

Alors que la contestation des biotechnologies agricoles a montré l’importance de considérer les effets sociaux de l’usage des OGM (cohabitation des cultures, concentration des firmes, perte d’accès aux ressources avec les brevets...) nous ne disposons toujours d’aucun moyen structurel pour que les impacts sociaux des nanotechnologies soient considérés et « métabolisées » par le système. Pourtant, dès 2003, l’association canadienne ETC Group (pour érosion, technologie et concentration) connue pour sa vigilance en matière de biotechnologies et d’équilibre nord-sud, a publié un rapport, the « Big Down » qui mettait en garde :« Les nanotechnologies les plus puissantes émergent dans un espace presque dénué de règles et de politiques » écrivait son directeur Pat Mooney. « Comment les gouvernements et la société civile vont-ils traiter les impacts socio-économiques, environnementaux et sanitaires sans décourager l’exploration saine des perspectives bénéfiques ? Plus récemment le groupe canadien a demandé la mise en place d’une Convention internationale pour l’évaluation des nouvelles technologies (ICENT) sous l’égide des Nations Unies ( [4]]). Dans un rapport sur la Nanogéopolitique, paru le 28 juillet dernier, Pat Mooney, explique le projet en soulignant qu’il faut mettre fin au « cycle de crises » et concevoir avec le traité ICENT « un système d’alerte ou d’écoute précoce capable de contrôler n’importe quelle nouvelle technologie d’importance ». Dans un rapport précédent consacré à la propriété intellectuelle, il a aussi pointé le problème des brevets dans le champ des nanotechnologies qui peuvent inéluctablement glisser vers « l’accaparement par quelques firmes privées des éléments constitutifs de la matière (tableau de Mendeliev) ».

3- Des débats publics sans prise sur l’agenda politique

Au plan international, des processus d’interaction avec la société civile sur les enjeux des nanotechnologies, ont eu lieu depuis 2004. Mais aucun ne semble avoir donné lieu à de notables inflexions politiques. La première concerne les Britanniques qui, dans le cadre du rapport de la Royal Society et de la Royal Academy of Engineering, ont réalisé deux ateliers de discussion - en janvier 2004 - avec une cinquantaine de citoyens qui ont seulement répertorié les avantages des nanos. On sait que le gouvernement britannique n’a pas retenu les propositions les plus ambitieuses, édictées dans le rapport de la Royal Society. Le débat public danois de juin 2004, a été mené par le Danish Board of Technoloy (DBT), qui est un organisme politico-administratif, doté du même statut que l’OPECST français mais avec une mission de veille sur le débat social et d’éclairage par le public (public enlightment). Il a donc toute chance d’être « mouliné » par les législateurs qui ont l’habitude -au Danemark- de travailler avec ces avis publics. Au cours de ce débat danois, les citoyens ont demandé que les nanotechnologies servent en priorité, à lutter contre la pollution, à prévenir les changements climatiques, à développer de nouvelles sources d’énergie, de nouvelles thérapeutiques... Par contre, ils se sont montré opposés à des objectifs concernant l’allongement de la durée de vie, l’amélioration des biens de consommation et méfiants vis-à-vis des profits par le secteur privé souhaitant que soit considéré comme prioritaire, l’intérêt de la société. Aux États-Unis, une école des citoyens - conférence d’expert suivie d’une discussion- sur les nanotechnologies a vu le jour au printemps 2004, sur initiative de l’Université de Caroline du Sud. De son côté, l’Institut américain Loka, qui œuvre pour l’implication de la société civile dans le pilotage de la recherche (à l’instar de la Fondation sciences citoyennes en France), a mené en septembre 2004, deux jours de discussion associant militants, experts du monde académique, des affaires et de l’administration, Douze recommandations très concrètes ont été formulées notamment « réserver au moins 3% des budgets nano des agences fédérales pour des projets de recherche-action communautaire pour intégrer les besoins et préoccupations des populations. Toujours outre-Atlantique, en avril 2005, une conférence de citoyens s’est tenue près de Madison (Wisconsin) dans la logique de la « Loi R&D en nanotechnologies pour le 21eme siècle » adoptée en 2003 par le Congrès américain qui stipule que « la participation du public doit être intégrée au fonctionnement du programme de recherche par l’organisation régulière et continue de discussions publiques ». Treize citoyens ont exprimé leurs exigences : étiquetage des nanomatériaux, charge aux industriels de faire la preuve de l’innocuité de leurs produits, pas de marché sans information sur les impacts sanitaires et environnementaux, pas d’usage des nanotechnologies qui peuvent porter atteinte à la sphère privée dans les agences publiques... Rien n’est prévu outre-Atlantique pour que les politiques se saisissent de cette « expertise profane ». En Grande Bretagne, au printemps 2005, une opération NanoJury a été montée, sous l’impulsion de Doug Parr, membre actif de Greenpeace. Ce dernier a réussi à impliquer des chercheurs du Centre de recherche interdisciplinaire (IRC) sur les nanotechnologies de l’université de Cambridge, des sociologues de l’Université de Newcastle et le quotidien The Guardian. De mai à juillet, un groupe de seize personnes a consacré une dizaine de soirées à analyser les enjeux des nanotechnologies. Vingt recommandations (davantage de transparence dans les projets de recherche, meilleure protection de la santé, de l’environnement et égalité d’accès aux techniques) ont été adressées à divers responsables industriels et politiques dont Adrian Butt, responsable du « Groupe de dialogue sur les enjeux des nanotechnologies » au sein du Ministère britannique de l’industrie et du commerce. Mais aucune promesse d’interactions (auditions, rendez-vous ou débats politiques) n’a été recueillie.....

Au plan européen, l’opération NanoDialogue, financée par la Commission, s’apparente davantage à un effort de communication ou d’éducation qu’à un questionnement sur les sujets qui fâchent. Même si la Commission européenne a mentionné l’importance d’intégrer la dimension sociale et de formuler les attentes et les inquiétudes » dans son Plan d’action Nanosciences et Nanotechnologies 2005-2009, on constate que ces questions figurent toujours « en bout de chaîne » dans une posture de « vérification éthique » ou « d’acceptabilité », sans entrer dans un travail de réflexion sur les pratiques. De même, la consultation publique - en cours- à propos de l’opinion émise par le Comité scientifique sur les risques sanitaires émergents ou nouvellement identifiés (SCENIHR) constitué à la Direction « Sanco » (Santé des consommateurs) sur les méthodes d’évaluation des risques potentiels liés aux nanotechnologies apparaît déplacée tant il s’agit là de sujets d’experts !

4- Prendre au sérieux la critique radicale

En France, la communauté d’Agglomération de Grenoble (La Metro) prépare une démarche de concertation dans un contexte difficile puisque beaucoup de projets sont d’ores et déjà engagés (à part Nanobio et Minalogic). Elle s’appuiera sur les huit recommandations formulées dans le rapport « Démocratie locale et maîtrise sociale des nanotechnologies. Les publics grenoblois peuvent-ils participer aux choix scientifiques et techniques ? » qui a été piloté par P-B Joly, socioéconomiste à l’INRA ( [5]). Notons qu’une de ses recommandations est de réaliser avant fin 2006 une conférence de citoyens posant la question « Est-il souhaitable de poursuivre le développement des nanotechnologies à vocation civile ou militaire, à Grenoble ? Si non, quelles autres priorités de recherche ? Si oui, selon quelles conditions et dans quelles directions ? ». Pour explorer un tel « jeu des possibles » il faudra permettre de véritables investigations économiques et sociales. La question est de savoir, en amont, quels sont les chercheurs qui vont oser étudier de tels scénarios et trouver des financements sur de telles perspectives ?

Ainsi apparaissent les conditions d’un débat public authentique où sont révélés les enjeux, les acteurs et leurs engagements, les conflits d’intérêt. En résumé, et selon la vision du « conflit négociable soumis à l’arbitrage démocratique » évoquée par Paul Ricoeur ( [6]), la mise en débat des nanotechnologies exige des efforts sur cinq fronts :
-  permettre une expertise plurielle et interdisciplinaire dans le secteur académique pour étayer des scénarios alternatifs de développement,
-  faire sortir tous les arguments à partir des perceptions citoyennes en renouvelant les questions souvent « étriquées » formulées par les experts, et en évitant les postures dogmatiques de type propagande.
-  Révéler les implications financières, les intérêts industriels engagés, les rapports de force.
-  Mettre en perspective l’intérêt collectif et les responsabilités des acteurs ( [7])
-  Inscrire le débat public comme un passage obligé de l’analyse politique, pour une instruction complète ( intégrant l’expérience et l’approche intégrée citoyenne) du dossier

La Commission nationale de débat public (CNDP), autorité administrative indépendante, pourrait mettre en œuvre un débat sur la « problématique générale » des nanotechnologies si deux Ministères la saisissent. Mais qui a vraiment intérêt à exposer ce champ à haut potentiel concurrentiel à la discussion populaire ? On a vu combien l’OPECST a mal vécu la mise en œuvre d’un débat public sur les déchets nucléaires... « Nous n’avons pas besoin d’un nouveau débat car nous avons déjà organisé des auditions donc la prise en compte de la population » a déclaré un député. Il semble y avoir, dans ce propos, confusion entre consultation et débat interactif - moment qui change les postures et surtout la manière de décider. Le débat public s’impose aujourd’hui pour décrisper les oppositions claniques stériles, pour composer avec des logiques divergentes qu’il faut rendre durables, pour répondre à l’évidente interdépendance des acteurs....Il constitue un incontournable outil d’enrichissement de la démocratie représentative, capable de faire vivre une démocratie technique pour définir collectivement les finalités prioritaires qu’entendent poursuivre nos sociétés.

* L’association VivAgora, fondée en 2003, organise des cycles de débats publics sur les enjeux sociaux des développements scientifiques et techniques. Elle entend favoriser l’interaction entre acteurs académiques, publics, industriels et associatifs, le décryptage des conflits d’intérêt et la proposition de solutions responsables et humaines. Elle propose un cycle de débats publics sur le Nanomonde en 2006, à la Cité internationale universitaire de Paris (voir programme sur le site)

[1] rapport de l’Académie des sciences Nanosciences, nanotechnologies. RTS N°18. Cachan (France) : Éditions Tec & Doc, avril 2004.

[2] Nanosciences et progrès médical par Jean-Louis Lorrain et Daniel Raoul - mai 2005

[3] L’évolution du secteur des semi-conducteurs et ses liens avec les micro et nanotechnologies par Claude Saunier - avril 2003

[4] NanoGeoPolitics : ETC Group Surveys the Political Landscape et aussi <html>[<a href="#nh5" name="nb5" class="spip_note">5</a>" class="spip_out">en français rapport de la Mission pour La Metro de Grenoble, remis par P-B Joly le 22 septembre 2005. Démocratie locale et maîtrise sociale des nanotechnologies. Les publics grenoblois peuvent-ils participer aux chois scientifiques et techniques ?

[6] Citation de Paul Ricoeur - 1991 Postface au Temps de la responsabilité, Lectures 1, Autour du politique. Seuil, Paris Essais. « Une démocratie n’est pas un régime politique sans conflit, mais un régime dans lequel les conflits sont ouverts et en outre négociables (...) Sous ce régime, le conflit n’est pas un accident ou un malheur ; il est l’expression du caractère non décidable de façon scientifique ou dogmatique du bien public (..) La discussion politique est sans conclusion, bien qu’elle ne soit pas sans décision ».

[7] démarche développée par l’association VivAgora pour le débat public, avec ses cycles de « débats responsables en trois temps » : identification des questions, révélation des conflits d’intérêt, délibération en fonction de l’intérêt collectif.