Gènes et société

Michel Morange

Biologiste moléculaire et historien des sciences

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Les attitudes ambiguës que chacun d'entre nous adopte vis-à-vis de l'utilisation de certaines techniques génétiques sont le reflet des représentations que nous nous faisons des gènes et de leur action. La vision dominante actuelle - dont Henri Atlan avait déjà fait la critique dans Transversales(1) - paraît dépassée : elle est héritée des travaux effectués pendant la première moitié du XXe siècle et ne tient pas compte des enseignements issus de nombreuses expériences effectuées depuis lors. Michel Morange, biologiste moléculaire et historien des sciences, nous présente une nouvelle vision des gènes et de leur action, plus complexe et plus riche, et nous aide à mieux nous situer par rapport à ce mythique "pouvoir" des gènes.

Brigitte CHAMAK

1. "ADN : programme ou données ?", Transversales n°33, mai-juin 1995.


La société - chacun d'entre nous - a, vis-à-vis de la génétique, une attitude qu'un observateur impartial pourrait difficilement qualifier autrement que d'incohérente. Le même individu pourra, presque simultanément, adopter les trois attitudes suivantes : 1/ tenir un discours très ferme sur le fait que "nous ne sommes pas dans nos gènes" et que la personne humaine se construit progressivement par de multiples interactions avec l'environnement et les autres êtres humains ; 2/ exprimer la crainte que le décryptage du génome humain ne permette de connaître les caractéristiques génétiques de chaque individu et ne conduise à un renforcement de l'inégalité entre les hommes et au développement d'une politique eugénique ; 3/ demander un diagnostic génétique prénatal et accepter sans hésitation l'interruption de grossesse qui suivra la révélation d'une anomalie génétique chez l'embryon. Sans entrer dans le détail de ces attitudes et tenter de justifier leur cohabitation chez le même individu, il est clair qu'elles révèlent au mieux une certaine hésitation quant à l'importance accordée au "pouvoir" des gènes.

Une vision des gènes à réactualiser

Notre intention est de montrer que, dans notre société, la vision que nous avons des gènes et de leur action est scientifiquement dépassée. Peut-être la nouvelle vision n'a-t-elle pu s'imposer à cause de sa complexité, au moins apparente. Nous ne prétendons pas que la conception actuelle supprime, d'un coup de baguette magique, toutes les interrogations liées à l'étude des gènes. Nous pensons cependant qu'elle est en grande partie "libératrice" par rapport aux conceptions antérieures. De toute façon, une bonne connaissance de cette nouvelle vision est absolument requise pour pouvoir discuter de manière "raisonnable" les risques associés aux nouvelles pratiques de manipulation des gènes.

La conception des gènes actuellement dominante dans la société, celle qui inspire les peurs et suscite les débats, est héritée des travaux effectués pendant la première moitié du XXe siècle. Le gène est cette chose mal définie qui est transmise de génération en génération et dont les variations donnent aux individus qui les portent leurs caractéristiques particulières : couleur des yeux et des cheveux, maladies ou prédispositions à certaines maladies, mais aussi, peut-être, caractéristiques psychologiques et comportementales.

Ce qui a changé à partir des années 40 est à la fois peu et beaucoup : peu, car la relation précédemment énoncée entre les gènes - et leurs variations - et les caractéristiques des organismes vivants reste vraie ; beaucoup, car cette relation a cessé d'être abstraite : les biologistes commencent à dérouler la longue chaîne causale qui relie la modification des gènes à celle des organismes. Ils savent aujourd'hui que la seule fonction d'un gène est de permettre la fabrication, en lieu et quantité voulus, d'une protéine : c'est cette dernière qui va agir dans l'organisme pour en modifier les propriétés.

Comment ? À part quelques cas emblématiques, répétés à longueur de livres, la réponse est restée longtemps ignorée. Ce n'est que depuis une dizaine d'années qu'un double "court-circuit" expérimental permet de relier l'effet observé dans l'organisme à la protéine codée par le gène ou, inversement, le gène et la protéine à leur action dans l'organisme. Dès que les généticiens ont montré qu'une caractéristique transmissible au cours des générations était liée à une modification génique particulière, des cartes génétiques très précises - élaborées grâce aux grands programmes de séquençage - permettent assez facilement d'isoler le gène correspondant et la protéine pour laquelle il code. À l'inverse, si grâce à des études biochimiques on connaît bien une protéine - ce peut être une enzyme catalysant une des étapes du métabolisme, une protéine donnant aux cellules leur forme, un facteur de transcription contrôlant l'activité d'autres gènes ou un des très nombreux composants des voies de signalisation qui permettent aux cellules de communiquer avec leur environnement -, il est possible de modifier le gène correspondant, en général pour l'inactiver, et de rechercher les conséquences de cette mutation artificielle sur l'organisme entier. Ces études, en plein développement depuis quelques années, ont réservé aux biologistes une moisson de surprises. Comme toujours en science, l'irruption de l'inattendu est le meilleur levier permettant de faire basculer des connaissances devenues sclérosées.

Gènes, protéines
et fonctions complexes de l'organisme

Nous ne donnerons que deux exemples de telles surprises, avant d'esquisser une synthèse des enseignements tirés de ces très nombreuses expériences.

- La capacité d'apprendre. Le premier exemple est celui des gènes impliqués dans l'apprentissage avec, comme système modèle d'étude, les mouches - ces dernières sont en effet capables d'apprendre, par exemple à retrouver une source de nourriture. Au début des années 70, les généticiens mirent au point les méthodes permettant d'isoler les mouches chez lesquelles la mutation de certains gènes avait modifié les comportements, plus précisément la capacité d'apprendre. Je me souviens de la déception de ces généticiens quand, ayant caractérisé ces gènes, ils découvrirent qu'ils étaient déjà connus pour leur rôle dans le contrôle du métabolisme des sucres. Une tâche aussi noble que l'apprentissage dépendait de l'action de protéines banales, également chargées du contrôle des voies métaboliques.

- L'instinct maternel. Le deuxième exemple appartient aux très nombreux travaux d'inactivation génique que nous avons décrits précédemment. La protéine FosB participe aux premières étapes du processus très complexe qui permet à une cellule de donner naissance, par division, à deux cellules filles. L'inactivation du gène codant pour cette protéine entraîne un seul déficit apparent : la perte, chez les animaux dont les deux copies du gène ont été mutées, de l'instinct maternel. Comment expliquer que la mutation d'un gène ayant une action essentielle pour toute cellule vivante puisse engendrer un effet si spécifique ? Il faut d'abord réaliser que la protéine FosB agit de concert avec d'autres protéines pour assurer le bon déroulement de la division cellulaire et que, dans la majorité des cas, ces autres protéines peuvent pallier la déficience de FosB. Tel n'est cependant pas le cas dans certaines structures spécialisées du cerveau, nécessaires à la réalisation des comportements liés à l'instinct maternel. Lorsque la protéine FosB est inactive pendant le développement embryonnaire de l'organisme, les cellules dont la multiplication devrait engendrer ces centres du cerveau ne se divisent pas. Ces structures nerveuses ne se forment pas ou se forment mal, et la mise en place des comportements normaux ne se fait pas. Seule la prise en compte de cette longue chaîne causale et de l'organisation en structures emboîtées du vivant - complexes macromoléculaires, cellules, tissus, organes - permet de relier l'action élémentaire de la protéine FosB à des comportements complexes comme ceux liés à l'instinct maternel.

Les deux exemples précédents sont assez représentatifs des enseignements tirés des très nombreuses expériences réalisées. L'existence de composants protéiques élémentaires ayant des fonctions semblables - ce que l'on appelle la redondance - permet au vivant de résister aux mutations qui peuvent l'affecter. Les caractéristiques complexes des organismes vivants reposent souvent sur des composants élémentaires, impliqués dans de nombreuses fonctions et conservés presque identiques chez des organismes vivants très différents. La spécificité des effets observés résulte de l'association variable, de cellule à cellule et d'organe à organe, de ces composés élémentaires ainsi que de leur intégration dans l'un ou l'autre des très nombreux réseaux régulateurs indispensables au fonctionnement de toute cellule. À l'intérieur de ces voies et réseaux très complexes, le rôle propre de chaque élément, bien que souvent essentiel, est difficile à préciser. En outre, ce n'est qu'à l'intérieur de la structure hiérarchisée du vivant que l'action élémentaire des macromolécules biologiques trouve son sens. Quel sens biologique aurait l'action d'une protéine impliquée dans la division cellulaire - ou, à l'inverse, dans un programme de mort cellulaire - si n'existaient pas des cellules et des organismes ?

Manipulation des gènes :
quelle attitude adopter ?

Quelles leçons tirer de ce voyage dans les fonctions élémentaires des gènes ? La première, c'est qu'aucune des fonctions complexes de l'organisme n'est inscrite dans le génome, ni l'intelligence - à condition d'ailleurs que l'on ait pu définir précisément ce que signifiait ce terme -, ni le caractère ou le tempérament. Cette première constatation - rassurante sur le pouvoir exorbitant attribué parfois aux gènes - n'implique cependant pas que des altérations géniques ne puissent pas avoir des effets importants, tant sur l'intelligence que sur la personnalité. Car tout processus biologique complexe implique l'action de nombreux gènes dont les altérations peuvent modifier ce processus. La chaîne causale qui relie le gène élémentaire, et sa modification, aux caractères de l'organisme est longue et traverse plusieurs niveaux d'organisation du vivant. Cela rend les conséquences d'une mutation génique difficilement prévisibles et permet, éventuellement, aux autres gènes et au milieu d'agir, par exemple pour compenser l'inactivation d'un gène.

Que penser de la possibilité de modifier les gènes pour, par exemple, corriger les effets d'une mutation ? Les gènes ne sont en rien le résumé, la quintessence de l'organisme, ils ne sont que la mémoire qui permet à tout organisme vivant de fabriquer ses composants élémentaires. Modifier les gènes, remplacer une copie altérée d'un gène - responsable, comme dans le cas de la chorée de Huntington, d'une maladie génétique très grave frappant tous les individus portant la mutation à un âge précis - par une copie normale serait une intervention bénéfique. Ce qui doit freiner le développement d'une thérapie génique germinale n'est pas une question de principe, mais de problèmes pratiques. D'une part, la transmission de copies altérées du gène peut être évitée par l'élimination des embryons qui portent ces copies ; d'autre part, toute tentative de modification des gènes qui ne serait pas une simple correction d'une "erreur" génétique se heurterait à la complexité d'organisation du vivant : comme nous l'avons vu, les composés élémentaires du vivant participent à de nombreux processus biologiques et leur spécificité d'action ne vient que de l'association avec d'autres composants et de leur intégration dans les structures emboîtées du vivant. La modification des gènes codant pour ces composants élémentaires du vivant entraînerait des effets - probablement encore pour longtemps - difficilement prévisibles : la non-intervention sur le génome est donc requise, non par principe, mais par prudence.