Des outils pour une démocratie des choix technologiques


Jacques MIRENOWICZ
Chercheur, correspondant de l'Institut pour la communication et l'analyse des sciences et des technologies à Fribourg

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Organismes génétiquement modifiés, industrie nucléaire, autant d'avancées technologiques engageant l'avenir du monde... Alors que l'idéologie du progrès paraît aveugle et sourde, l'impératif d'une civilisation éclairée par une délibération collective au sujet des sciences et des technologies aiderait pourtant l'humanité à décider, en conscience, de ses lendemains. C'est ici que pourrait s'ouvrir la démocratie du XXIe siècle, guidée par une "éthique de la discussion". Regards croisés sur les premiers exemples de conférences de citoyens en France et en Suisse.

Au printemps 1998, deux pays européens, la Suisse et la France, ont mis sur pied, pour la première fois de leur histoire, une procédure de démocratie délibérative sur des enjeux technologiques clefs. Du 15 au 18 mai 1998, le Technology Assessment (TA), instance de conseil auprès du Conseil fédéral suisse, a organisé un "PubliForum"(1) sur le thème "Électricité et Société". Du 20 au 22 juin 1998, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), instance liée au Parlement français, a organisé une "conférence de citoyens" sur le thème "les organismes génétiquement modifiés en agriculture et dans l'alimentation". La question de fond à laquelle ces deux événements tentent d'apporter des éléments de réponse est celle de la démocratie confrontée aux avancées scientifiques et technologiques. Hier au sujet de l'énergie nucléaire, aujourd'hui au sujet des organismes génétiquement modifiés (OGM) dans l'agriculture et l'alimentation, trop de décisions sont prises sans tenir compte de l'avis de citoyens très réticents, parfois pour d'excellentes raisons.

Le progrès face au bien commun

Le progrès, à présent, ne signifie plus une science au service de sa seule gloire ou de la pure logique économique, mais une science "maîtrisée" au service du bien commun. Or, le bien commun intéresse tout le monde. Le progrès voudrait donc qu'on permette au citoyen "ordinaire" de soulever, en toute transparence, certaines questions clefs pour l'avenir de nos sociétés. Entre autres : quelles valeurs déterminent les choix technologiques ? Que font les autorités publiques pour favoriser la pluralité des options disponibles, pour laisser l'avenir le plus ouvert possible du point de vue des sciences et des technologies ? Que font-elles pour aider les citoyens à connaître ces options ?

Exemples : doit-on prendre des risques incalculables en produisant des déchets radioactifs à longue durée de vie pour éviter l'effet de serre, ou doit-on investir massivement dans les énergies renouvelables ? Doit-on opter pour les OGM afin de lutter contre les pollutions que crée l'agriculture productiviste et intensive, ou doit-on soutenir davantage la recherche en agriculture dite biologique ou intégrée ? Dans quelles irréversibilités engage-t-on nos sociétés dans les domaines si vitaux de l'énergie et de l'agriculture ? Que fait-on pour éviter de léguer à ceux qui nous suivront l'obligation d'affronter des situations qui pourraient s'avérer ingérables ? À l'évidence, ces questions suscitent de profonds désaccords. En mettant en scène ces dissensus face à des citoyens érigés en juges, ainsi que les controverses souvent très vives qui en résultent, la procédure appelée "conférence de consensus", mise au point au Danemark, s'avère très intéressante. (voir encadré page suivante). Le "PubliForum" suisse et la Conférence de citoyens française se sont inspirés de cette procédure. Il est donc justifié de les comparer. À commencer par le temps de préparation.

Le Technology Assessment (TA) s'est vu mandaté en décembre 1996, tandis que l'OPECST a été sollicité fin novembre 1997. Pour un premier essai et sur des sujets aussi délicats, un délai d'un an et demi paraît raisonnable pour planifier la méthode en toute sérénité et s'accorder sur la neutralité de la formation à donner au panel. En revanche, un délai de huit mois paraît bien court.

Questions de méthode

Le TA a confié l'organisation du PubliForum à un "groupe d'accompagnement" de dix personnes, dont trois membres du Comité directeur du TA, un économiste et deux spécialistes des procédures de démocratie participative travaillant à l'étranger. Les différents intérêts, privés et publics, concernant l'électricité en Suisse (dont les sensibilités pro et antinucléaires) étaient représentés dans ce groupe. De son côté, l'OPECST a confié l'organisation de la conférence à un "groupe de pilotage" de sept personnes, tous fonctionnaires d'État, dont six chercheurs. Parmi les trois personnes chargées de la méthode, aucune n'avait suivi de près une telle procédure. Parmi les spécialistes des OGM, aucun économiste n'était présent.

En Suisse, le groupe d'accompagnement a ciblé les thèmes centraux puis validé dix feuilles d'informations, les plus factuelles possibles, rédigées par un journaliste professionnel. En plus de ces feuilles, reçues deux semaines avant le premier week-end de formation, le panel a eu accès à une importante documentation, publique et privée, officielle et partisane. En outre, une politologue a rappelé les étapes de 30 ans de controverses en matière énergétique et un ancien directeur de l'Office fédéral de l'énergie (OFEN) - pro-nucléaire - a rappelé les principaux axes de la structure de production et d'utilisation d'électricité en Suisse. Les organisateurs ont tenu à donner un cadre éthique, social et économique, une vision d'ensemble de la société dans laquelle s'insèrent les différentes options technologiques pour produire, stocker, distribuer et utiliser l'électricité.

En France, le groupe de pilotage a constitué un dossier de presse comprenant des articles factuels et/ou critiques et des prises de positions révélant enjeux et conflits. Pris de court, il n'a pas pu l'envoyer au panel avant le premier week-end. Durant deux week-ends de formation, onze experts, presque tous chercheurs et fonctionnaires d'État, sont intervenus sur dix thèmes : évolution de la production agricole ; techniques d'élaboration des aliments ; principes de la nutrition ; bases de la génétique ; amélioration végétale et transgénèse ; contexte juridique national et international ; environnement ; santé ; agriculture ; économie du secteur agro-alimentaire. Une partie de l'élite française, la plus directement impliquée dans la recherche sur les OGM, a donc donné un cours intensif au panel. Surtout, les OGM semblent avoir été considérés comme un fait incontournable auquel les firmes privées soumettent la société, et non comme une option technologique parmi d'autres à envisager selon une vision de la société et/ou d'objectifs à atteindre au service du bien commun.

Un rapport français sous contrôle

Les rapports reflètent ces différences. Le panel suisse pose d'emblée la question du cadre éthique. Des commentaires sur le développement durable et les générations à venir lui font estimer que les objectifs à suivre en matière de production d'électricité sont incompatibles avec les énergies nucléaire et fossile. Logiquement, le rapport insiste sur l'importance extrême des énergies renouvelables et des économies d'énergie. C'est sous cette lumière qu'il aborde les enjeux de la libéralisation du marché, la prise en compte des coûts externes et les taxes d'incitation.

En dehors du jeu du libre marché global, pas de trace, dans le rapport du panel français, d'objectifs répondant à des critères, des valeurs, bref à une conception de la société. Focalisé sur les aspects gestionnaires et techniques, le panel demande : quels types d'OGM faut-il produire et sous quelles conditions ? Avec quels gènes ? Sous quels contrôles ? Avec quelles protections pour l'agriculteur et le consommateur ? Avec quel étiquetage pour respecter la liberté du marché ? Le rapport inclut des recommandations, en particulier en matière de responsabilité pénale, bien plus pointues que celles du panel suisse. Mais les OGM y apparaissent surtout comme un passage obligé pour rester compétitif vis-à-vis des États-Unis.

Deux phrases résument les différences d'enseignements que les deux panels ont reçus. Là où les citoyens suisses affirment : "la science ne doit pas être au service du profit, mais de l'homme", les citoyens français écrivent : "la puissance de la recherche publique est probablement la meilleure garantie de son indépendance vis-à-vis de la recherche privée et de l'influence des multinationales" !

L'organisation de ces procédures n'explique toutefois pas seule le succès suisse et le relatif échec français. En Suisse comme en France, les pouvoirs publics doivent, dans le domaine de l'électricité, composer avec une population violente à propos des déchets radioactifs, alors que sont posés dans le même temps les risques de l'effet de serre. Dans un contexte de libéralisation du marché européen, les conditions de mise en œuvre d'une expérience crédible sur ce thème semblent donc avoir été réunies en Suisse où, il est vrai, le dialogue sur ce sujet n'est pas, comme en France avec EDF, verrouillé par un monopole d'État.

La situation du génie génétique est incomparable. La concurrence féroce autour de cette technologie à peine sortie des éprouvettes, sur laquelle les pouvoirs publics comptent pour relancer la croissance comme sur les canaux de sauvetage - trop peu nombreux - du Titanic ne les encourage pas à favoriser un débat sur le fond. Rappelons qu'au moment même où se déroulait la Conférence de citoyens française, la Suisse était le champ d'une pénible bataille de chiffonniers entre les auteurs d'une initiative populaire très restrictive pour le génie génétique et des scientifiques barricadés dans un corporatisme aigu : les autorités publiques n'avaient préalablement pas éclairé le débat.

Pour favoriser le dialogue et éviter de répéter, dans d'autres domaines, les erreurs commises dans celui de l'électricité, pour se prémunir contre de nouvelles infernales irréversibilités, il est urgent de réfléchir aux conditions susceptibles de rendre possible la mise sur pied d'expériences de démocratie délibérative crédibles à chaque fois qu'une technologie flambant neuve sort des laboratoires. Il est temps de cesser de considérer que parce qu'une découverte est faite, elle doit s'imposer partout comme une fatalité naturelle et autonome.
1. La revue du Conseil suisse de la Science, Futura, n°3, 1998, a publié un dossier sur le PubliForum.

Déroulement des conférences de consensus

Lors d'une conférence de consensus, le panel de citoyens reçoit comme consigne de parvenir à un consensus sur les enjeux soulevés par le thème traité. Une fois choisis le cadre institutionnel et le thème de la conférence, la procédure se déroule en cinq étapes :

- la sélection d'un panel de citoyens (15 au Danemark) ;
- la formation du panel grâce à une documentation, puis le temps d'un week-end ;
- la sélection par le panel, lors d'un second week-end, des questions à poser puis des experts qui y répondront;
- l'audition publique, durant une journée et demie, de ces experts par le panel ;
- l'écriture, à l'issue de l'audition publique, d'un rapport de synthèse par le panel, rendu public par une conférence de presse le lendemain du second jour d'audition.

Les organisateurs peuvent vouloir donner un sens à la démocratie confrontée à l'essor des sciences et des technologies. Ils peuvent aussi chercher à maintenir la compétitivité de la nation en concédant des garanties de contrôle "citoyen" sur cet essor. Quoi qu'il en soit, la qualité intrinsèque d'une conférence - cadre donné à la formation, richesse des échanges internes au panel, lors de l'audition publique et du rapport final - doit être distinguée du relais médiatique. Quant au relais politique, il dépend de la réussite de la procédure, de la pertinence du thème choisi et de la volonté politique qui soutient l'expérience. Il dépend aussi de la capacité de la société civile à critiquer de façon constructive le travail important mis en œuvre lors d'une telle expérience.

J. M.