Clonage et transfert de noyau : des connaissances à bien distinguer

Henri Atlan

Henri Atlan est bio-physicien et membre du Comité français de bioéthique. Cet article reprend l'essentiel de son exposé retranscrit par Valérie Peugeot lors du séminaire sur "génétique et société" organisé par le Centre International Pierre Mendès France en partenariat avec Transversales le 30 octobre et le 15 janvier derniers

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Comprendre la réalité du clonage pour mieux la maîtriser.

Parler du clonage est devenu très complexe. Les techniques de génétique se sont multipliées, elles sont en général mal ou peu connues, et il devient difficile de savoir quelle réalité elles recouvrent. La presse a tendance à utiliser ces termes non maîtrisés à tort et à travers. Le clonage est un mot employé pour décrire des expériences qui n'en relèvent pas, en particulier en créant une confusion avec la technique de transfert de noyau. On occulte ainsi le véritable débat critique dont nous aurions besoin sur ces techniques. Et surtout, cela renforce l'opinion qui consiste à dire que "de toute façon, puisque cela peut se faire, cela va se faire", supprimant ainsi la position d'arbitrage.

À ceci s'ajoute une autre difficulté intrinsèque, celle de la définition du gène. Il existe une série de définitions possibles, toutes exactes en fonction du contexte concerné. Le gène est à la fois un fragment d'ADN, une séquence, une unité fonctionnelle pour la transmission, une entité sur laquelle agit la sélection naturelle, etc. Aussi les prises de position sur le génome reposent-elles sur des conceptions très différentes.

La confusion entretenue

En février 97, au cours d'une conférence de presse retentissante, des chercheurs annoncent qu'ils ont réussi à cloner un mammifère, la brebis Dolly. En fait l'article paru dans Nature, qui fait le compte rendu de cette expérience, décrit le transfert réussi d'un noyau. Ce n'était pas la première fois qu'on opérait ce type de transfert, mais c'était la première fois qu'il réussissait sur un mammifère. Depuis les années 60, des embryologistes, contre les idées dominantes du moment, poursuivaient ces expériences, notamment sur des têtards. Il était alors couramment admis qu'un tel transfert ne pouvait réussir sur un mammifère, en s'appuyant sur le principe que ce qui a été différencié ne peut être dé-différencié.

L'objectif de l'embryologie est de déterminer comment l'oeuf d'un animal X va donner naissance à cet animal X, d'identifier ce qui au départ dans l'oeuf détermine le résultat final, et d'en découvrir les processus intermédiaires. Avec la découverte de l'ADN, on a cru tenir la réponse : le programme de développement y serait contenu. À partir de là, celui-ci fut considéré comme tout entier contenu dans le génome, sur la base d'une extension abusive de la notion d'information génétique et d'une interprétation littérale de la métaphore du programme génétique. En fait le programme de développement est constitué par un jeu subtil d'interactions entre gènes et cytoplasme, qui se modifie au cours du développement lui-même. Il y a eu alors confusion entre programme de développement et programme génétique, confusion qui a conduit à penser que le transfert de noyau était impossible. Ce qui est codé dans l'ADN, c'est une dimension linéaire du développement et non pas sa structure tridimensionnelle ; le programme se construit au fur et à mesure du développement. La confusion couramment répandue chez les biologistes entre codage et programme a encore été accentuée par la découverte des gènes dits "de développement", gènes qui jouent le rôle d'instructeurs du développement.

Il y a a fortiori contresens à parler de "reprogrammation" lorsque l'on opère un transfert de noyau. Le noyau contenant les gènes transféré dans l'ovule énucléé est - dit-on couramment - reprogrammé pour redevenir totipotent. Or les gènes de développement contenus dans le cytoplasme ne sont plus là puisqu'ils sont restés dans l'ovule de la mère donatrice. C'est par les protéines de l'ovule qui l'accueille que le noyau transféré va être reprogrammé. On voit ainsi que la totalité du programme ne se trouve pas dans le noyau et qu'en réalité on a affaire à un programme qui se fabrique et se modifie au fur et à mesure, à partir d'interactions qui changent au cours du temps, avant tout entre le génome et les protéines régulatrices.

Du fait de cette confusion, le paradigme dominant dans la communauté biologique a longtemps été le "tout génétique". C'est grâce à cette conviction que "tout est dans les gènes" qu'a été mis en marche (à quel prix !) le programme de séquençage du génome humain, censé dire tout de la nature humaine. Dolly a été une véritable rupture, un coup asséné au tout génétique. De plus ce succès fait avancer la biologie fondamentale et encourager la poursuite de ces recherches.

Mais alors pourquoi a-t-on fait un usage illégitime du mot "clonage" autour de Dolly alors qu'il s'agit d'un transfert de noyau ? Pourquoi présenter cela comme clonage alors que les expériences précédentes étaient présentées comme faisant partie de la recherche embryologique ? Tout simplement pour des raisons d'ordre médiatique.

On renforce l'impact médiatique de la découverte en présentant Dolly comme un clone et en jouant sur le fantasme du clonage de l'être humain.

Historiquement le clonage en biologie désigne une colonie de cellules issues de la division (non sexuée évidemment) d'une même cellule, et qui donc seront toutes identiques. Puis, on s'est mis à parler de clonage de molécules, de protéines, d'ADN, chaque fois qu'on utilise cette propriété de la cellule de se reproduire en très grand nombre, pour fabriquer une quantité importante. Cette évolution n'a posé aucun problème jusqu'à aujourd'hui. Mais on se met subitement à appliquer cela à un organisme tout entier. Cette extension serait à la limite justifiée, si l'on précisait systématiquement qu'il s'agit simplement de deux organismes/individus génétiquement identiques, ce qu'on ne fait pas. On entretient l'idée fausse qu'ils sont totalement identiques. Or deux individus génétiquement identiques ne sont pas identiques pour autant. Ni sur le plan biologique, ni sur le plan culturel et social, ni sur le plan psychique. Ainsi, même lorsque l'on prend le cas de vrais jumeaux (issus de la même cellule, comme Dolly), ils disposent de structures nerveuses et immunitaires différentes, car elles sont le résultat de processus épigénétiques, c'est-à-dire qui se produisent au cours du développement.

En conséquence, vouloir appeler "clonage" cette reproduction asexuée par transfert de noyau est un abus de langage.

Des individus reproduits à partir de cette technique sont bien entendu moins identiques que des vrais jumeaux, car ceux-ci partagent le même cytoplasme. Au contraire, dans le cas de Dolly, le cytoplasme n'est pas le même : le noyau abandonne le cytoplasme de la donneuse dans laquelle l'œuf initial a été produit, et qui n'a rien à voir avec le cytoplasme de la porteuse. Les deux individus en question vont donc avoir des ADN mitochondriaux différents et des cytoplasmes avec des protéines régulatrices différentes.

Aujourd'hui personne ne peut dire quelle va être l'influence de cette différence de cytoplasme sur les deux individus, notamment en termes de ressemblance physique. On suppose que les expériences menées actuellement de reproduction asexuée permettent d'atteindre une similitude physique proche de celle des vrais jumeaux, mais c'est loin d'être une certitude, et les expériences devront être multipliées sur différents animaux avant qu'on en acquière la conviction.

Distinguer le clonage humain
reproductif et non reproductif

Une fois entendu ce que clonage signifie réellement, il nous faut faire une distinction indispensable pour comprendre quelles sont les implications éthiques des applications technologiques. Il faut en effet distinguer le clonage reproductif, c'est-à-dire l'utilisation de cette technique pour faire naître un petit être vivant, du clonage non reproductif, qui permet de créer des tissus, des organes, des cellules, etc. La technique est la même, mais les conséquences éthiques sont radicalement différentes.

Tant qu'on se situe dans le cadre du clonage non reproductif, les problèmes sont limités. Pour l'essentiel de la communauté scientifique, ceci ne pose pas de difficulté éthique. Signalons toutefois que l'église catholique refuse l'usage de ces techniques à partir de tissus de l'embryon humain, car elle considère cela comme une atteinte à la dignité humaine, l'embryon étant une personne. Mais même en adoptant ce point de vue, le problème demeure d'une nature radicalement différente de celui posé par la reproduction non sexuée.

Cependant certains biologistes entretiennent l'amalgame entre les deux types de recherche : ils veulent pouvoir mener une recherche sans limite, y compris des expérimentations sur l'humain. Ils prennent prétexte des limites que l'on mettrait à la seconde catégorie pour dire "si vous interdisez, vous arrêtez la recherche, donc puisqu'il ne faut pas arrêter la recherche, il ne faut rien interdire".

Certes l'interdiction de clonage non reproductif embryonnaire humain constitue un frein à la recherche. Mais le clonage reproductif quant à lui soulève les plus grandes inquiétudes, dans l'opinion publique, comme auprès des responsables politiques. L'expérience Dolly, présentée comme du clonage, a suscité une levée de boucliers au plus haut niveau. La raison invoquée était un mauvais argument : celle de la peur de fabriquer des copies conformes, et ce faisant d'attenter à la dignité humaine liée à son unicité. Or nous savons que le clonage n'est pas la fabrication de copies conformes, seulement de copies génétiquement conformes.

L'interdiction paradoxale

La conclusion unanime à laquelle ont abouti jusqu'à ce jour la totalité des comités éthiques nationaux ou internationaux (UNESCO, Conseil de l'Europe...) qui se sont prononcés sur le sujet est claire : il faut interdire le clonage humain reproductif. Certains ont voulu en faire une interdiction absolue, d'autres ont préconisé un moratoire de plusieurs années. Leurs points de vue divergent sur les modalités à adopter pour faire passer cette interdiction dans le droit, notamment en France où certains considèrent que la loi française prévoit déjà cette situation et d'autres demandent que ce soit plus explicite. En tout état de cause, la France a adhéré à la Convention européenne qui, elle, prévoit explicitement l'interdiction. Aux États-Unis, le comité d'éthique a, de façon inhabituelle, préconisé une législation fédérale pour interdire ces recherches. Projet qui a été bloqué par le Congrès américain, influencé par le lobby qui prétendait que, ce faisant, on arrêterait toute la recherche.

Le comité d'éthique français, ou du moins la large majorité de ses membres, considère qu'il n'existe pas une seule raison rédhibitoire, mais un faisceau de raisons dont chacune contribue à aller dans le sens de l'interdiction. Ce qui est essentiel dans cette démarche, c'est que pour la première fois on se pose la question de l'éventuelle interdiction, avant que les techniques ne soient mises au point, ce qui ne fut le cas pour aucune des techniques de procréation développées jusqu'ici (fécondation in vitro-FIV-, injection intra-cytoplasmique de spermatide…). De ce fait, il ne s'agit pas d'interdire d'appliquer à l'être humain une technique existante, mais d'interdire la recherche et le développement qui à terme pourraient permettre de transposer la technique de la souris ou de la brebis vers l'homme.

Les raisons d'interdire

Le risque d'irresponsabilité est le plus couramment invoqué. Il repose sur le manque de recul, l'insuffisance d'expérience sur l'animal : nous ne savons pas si l'enfant issu du clonage reproductif va devenir un adulte normal avec un comportement et un vieillissement normaux. Cet argument technique, repris entre autres par le comité américain, justifie le moratoire.

En admettant que le recul technique soit acquis, d'autres raisons d'ordre social (et non pas biologique puisque l'on sait que l'idée du tout génétique est fausse et qu'il n'y a pas identité totale) s'imposeraient elles aussi pour tendre vers l'interdiction.

En premier lieu cela bouleverserait la filiation : l'individu qui naîtrait de cette technique serait à la fois le frère jumeau ou la soeur jumelle (décalé dans le temps) de celui dont on a retiré le noyau, et son fils ou sa fille. Même si certains anthropologues, évoquant les différents systèmes de parenté qui ont traversé l'histoire de l'humanité, ont pu affirmer que cette nouvelle filiation était envisageable, ils oublient que tous les systèmes de parentés construits jusqu'ici partaient de la reproduction sexuée, ce qui n'est pas le cas ici. On pourrait d'ailleurs retourner cet argument de la filiation de façon conventionnelle : faire entrer ce type de filiation dans les moeurs en fixant de nouvelles conventions. Par exemple, nos sociétés décideraient que si quelqu'un est cloné alors qu'il ou elle est âgé de moins de 18 ans, le produit du clonage est son frère ou sa soeur. Inversement, s'il a plus de 18 ans, il s'agirait de son enfant. Mais une telle convention obligerait à revoir intégralement l'édifice juridique de la famille.

Un autre argument d'ordre social est lié au risque d'instrumentation du génome : on risque de fabriquer un individu non pas pour ce qu'il sera mais pour faire s'exprimer son génome. Il ne s'agirait alors plus d'une technique de reproduction, mais d'une technique de fabrication, au vu d'un produit génétique bien déterminé. La personne est mise au service du génome. De fait, on supprime ainsi l'indéterminabilité génétique qui normalement fait partie du processus de reproduction sexuée. Un des témoins convoqués par le comité américain, issu de l'église catholique, donne à ce sujet une analyse très fine et très convaincante. Il témoigne en effet en expliquant que "cette technique est une offense à la dignité humaine, mais cette offense est liée à la pratique elle-même et non au produit de cette pratique".

Une autre source d'inquiétude apparaît : les résultats de cette technique seraient vicieux, car si Dolly ne sait pas qu'elle est un clone, en revanche, les êtres humains le sauraient, ne serait-ce que par la très probable ressemblance physique. Et ceci pourrait créer une source de discrimination entre les êtres "normaux" issus de la reproduction sexuée et les êtres "clonés". Et ces derniers auront beau se révolter, ils ne pourront rien changer à leur condition. Dans un contexte régressif, on peut même imaginer que cela débouche sur la (re)création d'esclaves. À cet argument très fort, certains répondent que l'on peut éduquer le public, de la même manière que l'on a combattu l'esclavage. Auquel cas on peut se demander pourquoi l'humanité irait se rajouter un problème supplémentaire à résoudre !


Les raisons d'hésiter

Il existe cependant une série d'arguments en faveur de la poursuite de ces recherches qui méritent d'être examinés. On peut écarter d'entrée de jeu un argument insupportable, et pourtant entendu à plusieurs reprises, qui consiste à dire que le clonage va permettre de constituer des réserves d'organes. Il est probable que ceux qui avancent cette raison ont le plus souvent une mauvaise compréhension de ce qu'est le clonage : ils ne réalisent pas qu'il faudrait tuer l'individu pour utiliser ses organes, ou ne réalisent pas qu'un clone est un être humain à part entière.

Certains invoquent le besoin de reproduire un être humain qui est en train de mourir (des parents qui sont en train de perdre leur enfant, un conjoint qui va mourir, etc.). Déjà des milliers de personnes se sont portées candidates pour participer à des expériences de clonage pour des raisons de cet ordre. On voit bien là que cet argument repose encore une fois sur la confusion entre identité génétique et identité de personnes et témoigne d'une projection sur l'ADN, sur le clone, de fantasmes de réincarnation, d'immortalité de l'âme, etc. Cet argument est irrecevable, car il est impensable que la biologie et la médecine se mettent au service de fantasmes de refus de la mort.

D'autres mettent en avant - et ce sont là les arguments les plus difficiles à rejeter -de possibles applications médicales ou pseudo-médicales du clonage. Ces applications sont a priori rares ; un nombre limité de scénarios est envisagé, mais ceux qui veulent pouvoir les mettre en œuvre avancent qu'il n'y a pas de discontinuité avec les autres techniques de procréation médicalement assistée, qu'elles ont toutes la même légitimité. Le comité français défend en revanche qu'il y a discontinuité puisque pour la première fois il s'agit d'une technique de procréation non sexuée.

Les scénarios concernés sont de deux types. Il s'agit en premier lieu du cas d'un couple stérile, l'homme étant définitivement dans l'impossibilité de procréer car ne disposant d'aucune spermatide. On pourrait alors imaginer prendre le noyau de sa cellule qu'on transporterait dans l'ovule de sa femme, ce qui permettrait de préserver le couple. Outre les problèmes de filiation déjà évoqués, ce scénario est réfuté car on glisse alors dans "l'acharnement procréatique". Si la technique était déjà au point, à la rigueur on pourrait admettre qu'elle soit utilisée exceptionnellement dans ce cas-là. Mais puisque cette technique n'existe pas encore, cela ne vaut pas la peine de prendre tous ces risques sociaux évoqués préalablement. Il existe un seuil à ne pas franchir pour satisfaire un désir extrême de procréation.

Le deuxième scénario correspond à celui de l'enfant leucémique qui nécessite une greffe de moelle et pour lequel on ne trouve pas de donneur compatible. Les parents pourraient alors demander que leur enfant soit cloné et que l'on prélève sur son clone la moelle osseuse qui lui est nécessaire. De fait, c'est une situation qui existe déjà car des parents font un deuxième enfant dans ce but, sans que la greffe soit toujours compatible. Le second enfant serait probablement aimé d'autant plus qu'il a permis de sauver son aîné, mais il est difficile de mesurer l'impact psychique d'une telle démarche sur les deux enfants.

Comme pour le scénario numéro 1, le comité français a répondu que puisque la technique n'existe pas et que ces situations sont très exceptionnelles, il n'est pas nécessaire d'exposer les sociétés à de tels risques.

Au final, la question suivante s'impose : est-ce que la possibilité, dans des cas exceptionnels d'argumenter pour une justification morale du clonage reproductif humain, est suffisante pour qu'une société autorise la mise au point de techniques et de premières applications à l'homme ? En l'état actuel des techniques et des connaissances, et au vu de tous les dangers de désorganisation sociale et de régression morale brièvement évoqués, la réponse semble devoir être négative.

D'autant qu'on peut espérer que, dans le temps du moratoire adopté par de nombreux pays, les progrès d'autres techniques biologiques et médicales permettront de traiter ces cas particuliers pour lesquels le clonage reproductif humain semble aujourd'hui le seul recours.