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Eve n’a pas fourvoyé Adam

Le 26  novembre 2006 par Armen Tarpinian

Resumé : L’interprétation traditionnelle du rôle d’Eve - la tentatrice mythique - a fait des ravages sur le plan religieux et a eu une influence sociale considérable sur la représentation de la femme. Le clivage masculin/féminin, manifeste dans le mythe biblique. ne doit pas nous étonner : ses inspirateurs, ses prophètes, ses apôtres, tout comme les exégètes de la tradition étaient des hommes... Il s’agit d’une traduction fallacieuse, simpliste et dangereuse d’un langage symbolique. L’interprétation littérale (Eve présentée comme la tentatrice et le viril Adam comme l’abusé, l’homme de Dieu doit s’éloigner de la femme et rester chaste) a induit et légitimé la misogynie et la ségrégation sexuelle qui perdurent. La Psychologie de la motivation permet de se recentrer sur l’universalité de la signification des récits symboliques : Adam n’est plus le symbole de l’homme réel ni Eve de la femme réelle. Adam est le symbole de l’être humain, homme ou femme, promesse ou menace pour lui-même et pour l’espèce. Eve symbolise la fonction imaginative humaine, anticipatrice, créatrice, mais également portée à s’aveugler et entraîner autrui dans sa cécité. On a abusivement attribué la virilité à l’homme et la douceur (soumission, passivité) à la femme. Or la virilité au sens de maturité et de force de l’esprit (et non d’agressivité et de brutalité) n’a rien a voir avec la différence des sexes. Elle est accessible à la femme autant qu’à l’homme. Il a fallu aux femmes être courageuses, énergiques et actives pour retrouver la juste estimation d’elle mêmes, leur liberté de sujets et de citoyennes.

La force du Féminisme

" L’humanité aura fait un grand pas dans sa montée vers elle-même - vers plus d’humanitude dirait Albert Jacquard - quand l’égalité entre la femme et l’homme sera inscrite au cœur de toute culture, dans les pratiques sociales, comme dans toute Loi constitutionnelle. La lutte pour l’émancipation féminine aura d’autant plus de portée culturelle et civilisatrice qu’elle ira loin dans l’élucidation des motivations qui poussent des individus ou des groupes humains à la domination et à l’abus des uns par les autres. Car la rivalité sexuelle n’est que le symptôme d’un mal plus universel, relevant d’une maturation insuffisante du psychisme humain. Cette immaturité se vit, intimement, par le besoin, demeuré infantile, d’être le plus aimé, et se décompose en vanité jalouse ou triomphante.

De la rivalité des sexes, il faut donc remonter à la rivalité tout court. Le problème dépasse largement les jugements de valeur qui pervertissent la capacité d’estime naturelle entre hommes et femmes. Ainsi, si l’on s’en tient à l’aspect le plus superficiel du texte, Adam et Ève (nous reviendrons sur la signification symbolique) ne nous apparaissent pas comme rivaux mais plutôt comme sottement complices ! Les vrais rivaux dans l’histoire biblique ce sont, dans l’Ancien Testament, deux hommes, Caïn et Abel, dans le Nouveau, Marthe et Marie, deux femmes qui se disputent l’amour de Jésus. En effet, si hommes et femmes peuvent se vivre comme rivaux, les hommes entre eux s’épargnent encore moins. L’histoire des guerres d’hier le montre avec ses hécatombes de jeunes gens. Mais, sur des registres moins tragiques, les femmes entre elles ne s’épargnent guère moins ... La psychologie de la motivation démontre dans le détail comment le besoin égocentrique de supériorité, la vanité - la dominance disait Laborit - peut se greffer sur toutes les différences. La rivalité égocentrique est l’aspect inabouti de l’amour de soi et d’autrui. Elle est l’excès d’amour-propre - l’amour plutôt « impropre » à nous apporter une vraie satisfaction - qui, dès l’enfance, décompose l’amour en amour-haine, suite à un trop peu ou à un trop plein de soins affectifs, d’amour et d’estime reçus (l’enfant frustré ou gâté). Sur fond de narcissisme individuel et dans le contexte d’une culture ancrée dans une conception faussée de la réussite, l’esprit de rivalité naît dans l’enfance, sous le regard des parents, et se développe dans la partie qui se joue dans la fratrie et plus largement dans le groupe familial : entre père, mère et enfant ; entre enfants du même sexe ; entre frères et sœurs, cousins, cousines... sous le regard des adultes souvent eux-mêmes en rivalité subconsciente. La pseudo-supériorité du garçon a longtemps fait des ravages dans les familles, mais ce n’est pas la seule cause de rivalité - triomphante ou blessée - qui s’y observe. Indépendamment du sexe, tout y concourt : beauté, force physique, intelligence, facilité d’expression et toutes formes de réussite scolaire, intellectuelle, sportive. Qui ne sait et qui n’a vécu où ne vit encore cela ?

La force du féminisme, à travers les souffrances surmontées et l’équité conquise, serait d’aider à mieux comprendre la racine du mal que les êtres humains se font vivre les uns aux autres : la propension à se penser le meilleur et crainte de se penser le pire. C’est cela la fausse motivation : deux erreurs sur soi-même (surestime et sous-estime de soi) qui commandent deux erreurs sur autrui (surestime et sous-estime de l’autre) et qui se renforcent en spirale. A moins que la rationalité masculine et l’intuition féminine - ou l’intuition masculine et la rationalité féminine ! - en comprennent le non-sens et en inversent positivement le dynamisme. Pour spécifiques qu’elles puissent être de l’homme et de la femme, rationalité et intuitivité, spiritualisation et sublimation (Diel), animus et anima (Jung), désignent avant tout des fonctions à l’œuvre dans le psychisme humain. Elles sont les voies par lesquelles le désir essentiel de satisfaction peut aller vers son but. Ces fonctions varient selon les individus, les cycles de culture (Occident-Orient), autant et davantage peut-être que selon les sexes. Elles restent potentiellement universelles. C’est dans cette perspective que la « troisième femme », dont Gilles Lipovetsky évoque l’avènement, et le "troisième homme » sont appelés, à travers les crises que ces évolutions entraînent, à nouer de nouveaux liens (Gilles Lipovetsky, La Troisième femme, Gallimard, 1997).

Mécompréhension du langage symbolique

On sait que la question qui a été posée à propos des Indiens l’a aussi été pour les femmes : ont-elles une âme ? On peut apporter une explication psychologique à cette question masculine délirante. Puisque dans la vie, alors souvent brève et pressée par l’angoisse de la mort et de l’enfer, le salut de l’âme et sa place au Paradis dépendaient de la répression des désirs charnels, la femme représentée par Ève, la tentatrice mythique, apparaissait comme l’envoyée de Satan, celle à laquelle il fallait résister. La mécompréhension du langage symbolique a fait des ravages au point de vue religieux (images et récits symboliques pris à la lettre, dogmatisation, disputes théologiques, croisades, guerres de religion, etc.). Elle a aussi eu une influence historique indéniable sur la représentation de la femme. A-t-elle une âme ? N’est-elle pas une sorcière ? Ève, à elle seule, a plus fait pour nuire à la représentation de la femme que toutes les figures masculines négatives du mythe biblique, Satan compris, ne l’ont fait pour l’homme. Car l’Être Suprême dans les trois religions du Livre est représenté au masculin. Quel que soit l’effort fait par l’Eglise pour la diviniser, Marie n’a pas rétabli la balance ! Le clivage masculin-féminin est manifeste dans le mythe biblique : ses inspirateurs, ses prophètes, ses apôtres, tout comme les exégètes de la tradition, étaient des hommes dont la préférence masculine, patriarcale, se lit dans l’énumération de la généalogie du Christ où n’apparaît, dans l’évangile de Luc, le nom d’aucune ancêtre-mère et quatre noms sur quarante dans celui de Matthieu... Dans cette optique, l’interprétation littérale des symboles bibliques fait apparaître Ève comme celle par qui le chuchotement du serpent a le plus de chance d’être entendu. Ce qui porte à plaindre Adam, l’homme qui s’interroge, hésite, et qu’Eve, la femme, fourvoie. Une telle interprétation a pu durer des siècles tant que le créationnisme biblique semblait aller de soi et que la répression des désirs charnels constituait un idéal imposé par un Dieu réel pour assurer le Salut. Cette culture s’entretenait avec plus ou moins de conviction dans les monastères, où l’extrême sobriété et l’absolue chasteté étaient de règle.

La mécompréhension du langage symbolique, son interprétation littérale, a fait d’Eve une femme réelle, alors qu’elle est un symbole d’une fonction commune aux hommes et aux femmes : l’imagination, qui peut être inventive et créatrice ou devenir « la folle du logis ». Encouragée par le serpent, symbole de l’esprit trompeur, l’imagination se laisse aller à exalter les désirs - symbolisés par la pomme - et s’en justifie (« Tu seras pareil à Dieu ! »). Redisons-le : Ève n’est pas une femme, elle symbolise avant tout la fonction imaginative susceptible de s’exalter et de s’aveugler. (C’est, symboliquement compris, cet aveuglement ou la paralysie de l’esprit qui en résulte, que Jésus guérissait). Ce choix d’une figure féminine pour symboliser l’exaltation imaginative des désirs démontre donc que ces récits mythiques ont été inspirés, ou transmis et interprétés, par des hommes. On peut imaginer qu’en d’autres cultures, matriarcales, Adam aurait pu être présenté comme le tentateur... Ces réflexions n’ont pour but que de souligner une des données historiques et culturelles fondamentales qui ont induit à la misogynie et à la ségrégation sexuelle. Le mérite de la Psychologie de la motivation est de sauver le récit biblique de l’interprétation littérale qui en déforme le sens profond. Elle nous recentre sur l’universalité de la signification des récits symboliques. Adam n’est plus l’image de l’homme réel, ni Ève de la femme réelle. Adam est le symbole de l’être humain, homme ou femme, que l’imagination, Ève, peut abuser, surtout si elle écoute le serpent, symbole de la tendance à la fausse justification, qui peut nous enfoncer dans la croyance, par exemple, que nous sommes supérieurs parce que nous sommes nés hommes ou supérieures parce que nées femmes. (Cette interprétation psychologique n’exclut pas d’autres significations complémentaires de ces personnages mythiques).

La virilité

En réalité, beaucoup de traits de caractère, attribués à l’un ou l’autre sexe, relèvent plutôt du sous-humain, voire de l’inhumain, que du masculin et du féminin dont ils défigurent les vraies et fécondes différences et refoulent la ressemblance essentielle. L’étude des motivations nous fait comprendre que toute vraie qualité peut se décomposer en deux contre-qualités : l’acceptation se décompose en résignation ou en indignation, l’amour en hyper-sentimentalité ou en haine. Ainsi en va-t-il de la virilité dont on sait qu’elle est facilement assimilée à l’agressivité ou à la brutalité. On lui oppose la douceur, qualité réputée féminine, que l’on confond souvent avec la passivité ou la soumission. Ces représentations stéréotypées constituent en réalité un double piège où les femmes comme les hommes peuvent se laisser prendre. Un dictionnaire ordinaire peut nous aider à le déjouer, pour peu qu’on le lise avec un regard critique. On peut y lire : « Virilité, qui a les caractères moraux qu’on attribue à l’homme : courageux, énergique, actif ». Question au Petit Robert : ces caractères moraux ne conviennent-ils pas également à la femme ? Ne fût-ce que pour supporter l’homme dont l’arrogance infantile, ou plutôt pubère, est prise pour virilité ! Cette pseudo-virilité s’élabore en effet à l’âge où le sujet est porté à se valoriser à partir de ses muscles, de la vanité qu’il greffe sur la différence de force physique, sur sa capacité de l’emporter sur l’autre. La vraie virilité, la maturité, se caractérise par une puissance plus fondamentale : non celle du muscle mais celle de l’âme et de l’esprit. La virilité, ainsi comprise, trouve à s’exercer dans les situations difficiles de la vie. Mais elle peut être aussi, quotidiennement, la force de nous guider nous-mêmes, sans soumission ni domination, dans les difficultés « minimes » de la vie relationnelle. Paul Diel y revenait souvent : « La virilité n’a rien à voir avec la différence des sexes. Elle est accessible autant à la femme qu’à l’homme. Elle dépend de l’esprit valorisateur capable de s’opposer aux fausses valorisations conventionnelles (Psychologie de la Motivation (1947), P.B.Payot , 2006) ». Ce sens universel que Diel donne à la notion de virilité confère à l’égalité des sexes un fondement que l’on peut dire décisif. Des étiquetages comme « sexe fort » ou « sexe faible » apparaissent alors dans toute leur inanité. Il n’y a pas de sexe fort ou faible. Il n’y a que la force ou la faiblesse avec laquelle chaque individu, homme ou femme, mobilise ses potentialités humaines et tente d’assumer lucidement et courageusement la condition humaine.

Il a fallu aux féministes être courageuses, énergiques et actives, pour retrouver la juste estimation d’elles-mêmes, leur liberté de sujets et de citoyennes. Pour affirmer l’universel et assumer le spécifique. L’anatomie ne décide pas du destin, elle le colore. Le destin est commun : homme ou femme, chacun est individuellement responsable de ce qu’il devient et de ce qu’il fait pour le devenir commun. La virilité c’est la force qui permet d’avancer sur ce chemin. Il y a deux sexes, mais il n’y a qu’une humanité."