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3 questions à Bernard Stiegler : Dépasser l’opposition des producteurs et des consommateurs

Le 24  avril 2007 par Bernard Stiegler

1) Vous venez de publier avec Marc Crépon un petit livre sur la démocratie participative. Qu’est qu’une démocratie participative telle que vous l’appelez changerait à ce que vous dénonciez dans votre ouvrage précédent "La télécratie contre la Démocratie" ?

NDLR : Pour une meilleure compréhension de l’article, certaines expressions soulignées sont explicitées dans le glossaire, à la fin de l’entretien.

Tout d’abord de reconstituer tout simplement la démocratie : je ne suis pas sûr que nous vivions aujourd’hui réellement dans une démocratie, car celle-ci est précisément, en son principe même, ce qui repose sur la participation qui fait si grandement défaut. Une démocratie est participative ou n’est rien. C’est ce que j’ai appelé le pléonasme de la démocratie participative - qu’a pratiqué Ségolène Royal en omettant de poser la vraie question : pourquoi la démocratie actuelle n’est-elle plus participative, et tend-elle à être perçue du même coup comme une fiction, ou les hommes et les femmes politiques ne représentent plus, du même coup, les citoyens ?

Ma réponse est que c’est parce que le modèle industriel qui domine comme opposition des producteurs et des consommateurs est ce qui détruit toute possibilité de participation, et installe ce que j’ai appelé des milieux dissociés), là où les milieux humains constituent des milieux associés, au double sens que Simondon donne à cette expression [1]. Ce qui changerait, par conséquent, si était relancé un projet démocratique tel que nous l’appelons de nos vœux, c’est à dire tel qu’il reconstituerait de la participation non seulement dans la vie politique, mais dans la vie économique et sociale dans tous ses aspects, ce serait la réapparition d’un processus de sociation, c’est à dire d’un processus d’individuation psychique et collective) reposant en l’occurrence sur le développement systématique du milieu technogéographique [2] associé qu’est internet. Ce réseau est l’infrastructure d’un nouveau monde industriel et forme un milieu technique qui rend possible de nouveaux types de relations entre les citoyens - permettant en l’occurrence de dépasser l’opposition producteur/consommateur. Et je reprends à mon compte les idées de Pekka Himanen sur ce qu’il appelle « l’éthique hacker » [3], qui désigne un nouvel esprit économique et social engendré par l’apparition de la technologie relationnelle que supporte le réseau formé par le protocole internet. L’éthique protestante (à laquelle Himanen compare l’éthique hacker) fut elle aussi engendrée par l’apparition d’une technique relationnelle : l’imprimerie. La question qui se pose de nos jours aux hommes politiques est de même nature que celle que résolut Jules Ferry. Celui-ci posa en principe que l’écriture qui s’était socialisée dans le monde du commerce et de la production du fait du développement de l’imprimerie devait désormais devenir accessible à tous et former une démocratie industrielle. C’est ce qui rendit possible la société de ce que l’on a appelé le deuxième esprit du capitalisme (qui fut aussi celui de l’État-providence). L’une des nombreuses différences entre ces deux processus est évidemment leur vitesse : la socialisation du numérique est foudroyante. C’est l’une de nos difficultés.

2) Quel rôle voyez-vous pour ce que vous appelez les technologies de l’esprit dans la démocratie participative ? En sont-elles une forme ou un outil ?

Produire de la sociation, c’est développer l’individuation psychique et collective disais-je. C’est autrement dit lutter contre la désindividuation que provoque la rationalisation des relations par les techniques - que l’on appelle justement, de nos jours, des technologies R, ou « relationnelles ». Or, la désindividuation, c’est ce qui résulte de la décomposition de l’individuation telle qu’elle est toujours à la fois psychique et collective. Toute la question est dans la conjonction. J’ai essayé de montrer que ce et est toujours surdéterminé par la technique, qu’à partir de la Grèce et de la Judée, ce et est principalement la mnémotechnique de l’écriture, et que c’est de nos jours la technologie de ces nouvelles formes d’hypomnémata [4] qui se développent avec le réseau numérique - en passant par les technologies analogiques qui auront dominé le XXè siècle avec les médias de masse. Les mnémotechniques et les mnémotechnologies sont toujours des techniques et technologies de l’esprit, qui peuvent être mises en œuvre tout d’abord dans le sens d’une désindividuation, donc d’une « baisse de la valeur esprit », comme l’appelle Valéry [5]. Mais ce sont ces mêmes techniques qui permettent de lutter contre cette baisse - et pour l’individuation, psychique aussi bien que collective, c’est à dire pour la sociation. Or, nous savons tous que face aux défis inouïs qui attendent les milliards de terriens que nous sommes, l’avenir de la planète passe nécessairement par l’élévation de l’intelligence individuelle et collective. Il faut que le monde industriel apprenne à produire autre chose que du CO2 - qu’il faut remplacer par de la sublimation.

3) Vous appelez à la création de nouvelles formes de puissance publique. Comme peuvent-elles s’articuler avec une démocratie participative ?

La démocratie est une production de philia (comme toute société humaine précise Aristote) qui se singularise par le fait qu’elle repose sur le partage de cette organologie politique qu’est le savoir de la lecture et de l’écriture. Le démos se constitue en Grèce lorsque tous les citoyens lisent et écrivent et donc accèdent à la loi. Or, c’est ce qui rend possible une capacité individuelle et collective de projeter qui constitue un rapport historique à l’avenir - et dans ce qui devient, avec l’industrialisation, un long terme, changeant, et qu’il s’agit de vouloir. Face à une mutation qui devrait conduire à un véritable changement de modèle industriel, la reconstitution d’une capacité de projection à long terme est indispensable. Elle suppose, d’une part de lutter contre les tendances spéculatives toujours « court-termistes » qui dominent en ce moment le capitalisme du fait de son extrême financiarisation, et d’autre part, de reconstituer une puissance publique - mais qui sache s’agencer étroitement avec les initiatives privées en leur donnant de la visibilité à long terme, et ce, précisément en posant que la démocratie participative n’est pas seulement un projet politique, mais aussi et sans doute d’abord un projet économique fondé sur un changement de société industrielle.