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L’émergence de l’humanité

Le 25  novembre 2008 par Jean Zin

Quand d’autres hommes peuplaient la Terre, Jean-Jacques Hublin, Flammarion, 2008

En toutes choses, il est bon de revenir au commencement, Ab Ovo. Le problème pour l’émergence de l’homme hors de l’animalité, c’est qu’il y a plusieurs commencements mais cela n’empêche pas qu’il est essentiel de comprendre d’où l’on vient. En particulier, contrairement à se dont on voudrait se persuader, l’homo sapiens est loin d’avoir été non-violent, ni véritablement en harmonie avec son environnement dans les époques pré-néolithiques supposées époques d’abondance et d’an-archie.

Il est significatif qu’un paléontologue du XIXème siècle (Gabriel de Mortillet mort en 1898, p154), libre penseur attaché à la laïcité n’ait pu se résoudre à reconnaître les premières tombes de Cro-Magnon découvertes en 1868 et témoignant à l’évidence d’un rituel religieux. La religion n’était donc pas une création récente des prêtres pour nous dominer mais nous sortions bien de l’obscurantisme depuis l’origine ! Dans l’enfance de l’humanité déjà, les mots étaient chargés de magie et les choses de sens, animés par nos projections et nos terreurs. Le savoir n’est jamais donné au départ, si ce n’est dans l’instinct animal, il progresse avec le temps et, comme on sort de l’animalité, on sort de l’ignorance : petit à petit, pas à pas. L’émergence de l’humanité, c’est l’émergence de la conscience de soi de l’être parlant, d’une pensée matérialisée dans un langage et d’un savoir cumulatif, ce qui n’a pas commencé tellement avant 50 000 ans, et ce qui n’est pas si long au regard des temps cosmiques ou même de l’évolution biologique...

Nous sortons à peine de la nuit même si nous courons toujours à la catastrophe mais inutile de regarder en arrière vers quelque paradis perdu quand il nous faut regarder devant, encore faut-il en faire le parcours précis pour démentir nos préjugés qui sont au moins aussi nombreux sur nous-mêmes que sur une physique qui n’en finit pas de contredire nos représentations. Le livre de Jean-Jacques Hublin est non seulement utile à reconstituer les différentes étapes de l’émergence de l’homme, dans l’état actuel des données, mais il donne aussi quelques points de vues originaux très convaincants, et pas seulement à propos de Néandertal dont il est un spécialiste reconnu.

Le "génocide" des néandertaliens

Contrairement à ce qu’on s’imagine, la mortalité violente serait bien supérieure ordinairement dans les tribus de chasseurs-cueilleurs à la mortalité en temps de guerre dans les pays civilisés (p171) ! Malgré qu’on en ait, dès qu’ils ont quitté l’Afrique et donc leur environnement naturel, les premiers homo sapiens, mieux outillés et plus intelligents que leurs prédécesseurs, se sont comportés comme les pire colonisateurs, massacrant partout où ils passaient tous les animaux de grande taille jusqu’à leur extinction complète (la technique du feu précipitant des troupeaux entiers des falaises étant particulièrement redoutable), aussi bien en Australie qu’en Europe ou en Amérique... (p181) L’Île de Pâques n’est donc pas le seul exemple de dévastations et de guerres fratricides, ni de l’effondrement des civilisations ("Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles", Paul Valery, 1919, La Crise de l’esprit).

Rien de moins assuré que la reconstitution de notre préhistoire, que de nouvelles découvertes peuvent remettre en cause du tout au tout, contrairement à la physique. Il n’en reste pas moins que, pour l’auteur, la disparition de Néandertal tout comme celle des grands animaux est probablement imputable à l’homme moderne. On a voulu mettre en cause la chute d’une météorite provoquant un refroidissement soudain, ce qui a pu avoir un rôle mais n’explique pas que seuls les grands mammifères aient succombé, ni que Néandertal spécialement adapté au froid et qui avait résisté à bien pire avant n’aurait pu y survivre ! En fait, sa disparition résulte sans doute de la combinaison d’une raréfaction des grands mammifères constituant sa nourriture principale et d’une compétition pour les territoires les plus favorables, exacerbée par la dégradation dramatique des conditions climatiques. L’homme de Cro-Magnon a donc eu sans doute un rôle actif dans l’extermination non seulement de la grande faune mais aussi des derniers Néandertals même si le qualificatif de génocide, que l’auteur n’emploie pas, est bien sûr déplacé ici, signifiant seulement que ces populations ont disparu et non pas qu’il y aurait eu une quelconque volonté d’épuration. Il est certain qu’il y a eu des violences, y compris à l’intérieur même de notre espèce, mais le plus décisif a sans doute été quand même la disparition de leur source principale de nourriture. Celle de Cro-Magnon était plus variée et surtout il pratiquait la chasse des petits animaux et la pêche des petits poissons, notamment grâce à l’utilisation de filets (p190).

S’il y a bien eu un mélange des cultures, l’hypothèse défendue encore par certains d’un métissage des populations n’est pas confirmée ni par les études génétiques ni par les fossiles retrouvés(ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’accouplements mais sans descendance). Il est encore moins crédible, comme on l’a soutenu récemment, que l’homme moderne soit issu de Néandertal, sélectionné par un pic soudain de glaciation, alors que son origine est-africaine (et moyen-orientale) ne semble plus faire de doute. Il faut se faire une raison, dans l’état actuel de nos connaissances, il semble bien qu’il y a eu plusieurs espèces humaines ayant cohabité pendant des millénaires avant l’élimination de la plus primitive (très proche mais pas autant qu’on l’a cru ces derniers temps), ce qui n’est qu’un cas particulier de la disparition de tous les autres types d’homme. Ces hypothèses, qui ne peuvent prétendre être certaines, ne sont certes pas politiquement correctes. Cela ne les empêche pas d’être les plus plausibles au regard des fossiles en notre possession. Mais reprenons quelques points de l’histoire de l’hominisation.

Le singe se redresse (4,5 millions, australopithèques, p35)

La première étape de l’hominisation, c’est de se tenir debout. A ce stade, le cerveau est encore celui du chimpanzé. Il n’y a rien d’humain encore, la station débout est une condition nécessaire mais non suffisante, elle ouvre le champ des possibles à l’évolution ultérieure. La fabrication d’outils n’est plus réservée aux hommes maintenant mais il est certain que la station debout achève la libération de la main, cela facilite aussi une tête et un cerveau plus gros (rappelons que pour Michel Brunet Toumaï était déjà bipède il y a 7 millions d’années !). Ceci dit, l’homme ne serait pas tant fait pour la marche que pour la course, la vitesse étant un élément vital quand on est à découvert.

Le singe nu (p36)

La station debout serait aussi une meilleure adaptation au soleil tropical et, du coup, nous n’aurions plus besoin que de nos cheveux pour nous protéger du soleil, ce qui permet de perdre les autres poils et, innovation humaine, de rafraîchir le corps par la peau et les glandes sudoripares. On s’est longtemps demandé quel était l’avantage évolutif de notre peau nue. On pensait que cela nous évitait des parasites mais la régulation thermique par la sueur est bien plus convaincante. Je suis persuadé que cette nudité fragile a dû encourager aussi la confection d’habits et d’abris, obligeant à une certaine indépendance de l’environnement. L’auteur, lui, fait l’hypothèse qu’en se rafraichissant par les pores de la peau, nous n’aurions plus eu besoin d’haleter pour évacuer la chaleur, comme les autres animaux, et que cela aurait pu favoriser l’utilisation de la bouche pour communiquer, dans un pré-langage (encore animal). Il faudrait donc se mettre à nu, perdre ses poils (son animalité), pour pouvoir parler ! On pourrait ajouter que la bipédie permet de développer les armes de jet (cailloux d’abord, lances plus tard), dont ne parle pas l’auteur mais qui auraient pu donner un avantage décisif sur les autres prédateurs.

Le cerveau (2,5 millions, Homo, p38)

C’est là qu’on a la plus grosse surprise car on apprend que, le cerveau ayant besoin de beaucoup d’énergie et d’irrigation, l’adaptation s’est faite en réduisant drastiquement notre intestin, ce qui supposerait une nourriture plus énergétique et facile à digérer, à dominante carnivore (ou cuite après la maîtrise du feu). C’est d’ailleurs ce qui lui fait attribuer la somnolence après les repas à une compétition entre l’intestin et le cerveau, hypothèse soutenue depuis longtemps par certains médecins mais contestée par d’autres qui l’attribuent plutôt à des causes hormonales et une dégradation du métabolisme du sucre avec l’âge.

En tout cas, non seulement nous serions devenus carnivores pour devenir plus intelligents mais on apprendra que le néolithique qui nous rendra beaucoup plus végétarien, avec un régime à base de céréales, nous a donné une nourriture certes bien plus abondante et régulière mais moins riche et moins bien adaptée à notre système digestif, cause de plusieurs maladies (coeliaques notamment).

Pour la maîtrise du feu, la question n’est pas claire mais pourrait remonter à Homo erectus, il y a 790 000 ans, en tout cas à partir de 400 000 ans, mais ne sera systématique qu’avec sapiens à partir de 250 000 ans (p126). Par contre, dès avant sapiens (dès les chimpanzés pourrait-on dire !) on constate des comportements "humains" et une grande solidarité envers des vieux ou des handicapés, cette solidarité ayant eu certainement un rôle crucial dans la survie de l’espèce.

Sinon, l’auteur relie l’allongement du temps d’apprentissage, nécessaire à mesure que le cerveau grossit, avec le fait que les périodes de fertilité des femmes n’étant plus visibles, la reproduction exigerait des copulations répétées et donc des relations plus intimes et suivies (p42).

L’enterrement des morts (110 000 ans, p100)

La question de l’enterrement des morts est d’importance mais n’est pas aussi simple qu’on croit. Les première tombes seraient le fait des premiers hommes modernes il y a plus de 100 000 ans au moyen orient et ne concernaient que des individus exceptionnels. Il semble que Néandertal n’ait fait qu’imiter cette pratique en de rares occasions et sans tout le cérémonial de Cro-Magnon qui charge la mort de symboles (poudre ocre, perles, parures, statuettes, fleurs). Il est difficile d’imaginer un enterrement des morts sans langage, sans le fait d’avoir un nom.

Le goulot d’étranglement (73 500 ans ?, p139)

Le petit nombre de nos ancêtres pose question. On invoque l’éruption du volcan Toba il y a 73 500 ans mais qui n’a pas affecté d’autres animaux, ni Néandertal. L’explication est sans doute plutôt culturelle, on pense à l’acquisition d’un langage identique au nôtre et au développement de la pensée symbolique. En tout cas, nous sommes tous frères et, à l’origine, de type africain adapté au climat tropical avant de perdre notre couleur de peau pour mieux synthétiser la vitamine D dans les pays moins ensoleillés et nous tasser un peu pour mieux résister au froid.

Le langage narratif et les mythes (50 000 ans, p147)

Pensée symbolique, parures et ornements ont laissé des traces bien avant 50 000 ans mais connaissent à partir de cette date un développement sans précédent. Pour Richard Klein , c’est "le changement comportemental le plus radical que les archéologues aient jamais étudié". L’homme était déjà anatomiquement moderne. Il le devient socialement (p151). Il y a effectivement une expansion démographique et un dynamisme culturel sans précédent avec bientôt les premières peintures rupestres et les véritables débuts de l’art et des religions chamaniques (qui débutent peut-être il y a 70 000 ans avec ce culte du Python, dont ne parle pas le livre mais que je trouve impressionnant ?).

Cette révolution, qui commence en Afrique, marque notre entrée dans le monde de l’innovation et de l’esprit. C’est le véritable début de notre histoire, assurant définitivement la suprématie de notre espèce. On peut supposer que c’est le moment où l’on commence à se raconter des histoires, où le langage n’est plus expressif ni impératif mais devient narratif par le détachement du sens et du son (ce qu’on appelle la double articulation), produisant toutes sortes de mythes. C’est au moment où le langage devient prose et se détache des choses (le mot chien n’aboie pas) que surgissent toutes sortes d’esprit et que le monde prend sens, se poétise. Il n’est pas étonnant si nous descendons d’une population de 15 000 individus que toutes les langues viennent d’une seule langue mère dont on croit savoir que le mot "tik" désignait à la fois le doigt et l’unité (p199).

Révolution néolithique (10 000 ans, p207)

La fin de la dernière glaciation coïncide avec la fin de l’art rupestre, une dispersion des populations par familles restreintes, avec un système moins strict et plus individualiste. La domestication des chiens se généralise. Puis, c’est la sédentarisation, les premiers villages datant d’avant même l’agriculture, au moment où le froid est soudain de retour (le Dryas récent, de 12900 à 11600 ans) (p204).

A côté de la révolution précédente, véritable émergence de l’humanité telle que nous la connaissons, on peut trouver que la révolution néolithique c’est de la petite bière. Il est certain qu’elle ne vient qu’en second et peut-être loin derrière mais elle n’est que son écho lointain. Comme souvent, le changement ne devient visible que longtemps après lorsqu’il a modifié profondément les modes de vie, au début simplement perfectionnés et enrichis. Tout de même, à partir du Néolithique, plus rien ne sera comme avant et d’abord au niveau de la population qui explose (multipliée par 10) ! Hélas, il n’y a pas de positif sans négatif. Avec l’apparition de la richesse et des stocks, c’est aussi l’apparition du travail et de l’esclavage, des dieux et de la guerre, avec des sociétés hiérarchisées de plus en plus inégalitaires.

Parmi les causes de stress bloquant la croissance, il faudrait compter aussi, me semble-t-il, le travail de force qui était beaucoup plus rare pour les chasseurs-cueilleurs. Les incursions dans la "médecine darwinienne" me semblent moins convaincantes, un peu trop rapides au moins. Ainsi, il parait que le mal au coeur des femmes enceintes permettrait de les protéger des toxines et que le baby blues servirait à les confiner au foyer après leur accouchement ! (p214) On ne peut éviter de tenir compte des adaptations plus récentes (par exemple à la digestion du lait), on ne peut en rester au menu du paléolithique, c’est du moins l’indication qu’on a sans doute besoin de beaucoup plus de vitamines.

Génétique contre racisme

Il n’y a certainement pas de "race noire" comme un crétin médiatique a cru intelligent de le prétendre récemment alors que nous avons tous les mêmes ancêtres et que la diversité génétique est la plus grande en Afrique justement ! S’il y a bien des différences génétiques entre les populations et les hommes qui les composent, elles sont la plupart du temps continues et ne définissent pas un type bien délimité. Il est très difficile pourtant de réfuter ce racisme des apparences (qui a l’évidence de la Terre plate) dès lors que les USA classent encore leur population en africains, européens, asiatiques et hispaniques... Le pire, c’est qu’on pourrait tout aussi bien prétendre qu’il y a une race noire américaine puisque les descendants des anciens esclaves seraient génétiquement prédisposés à l’hypertension mais ce n’est en rien parce que ce serait une caractéristique des africains mais seulement que les esclaves qui survivaient à la traversée de l’océan étaient ceux qui retenaient le plus le sel, quand les autres (70% !) mouraient de déshydratation au fond des cales des navires de négriers... (p221) De même les juifs des ghettos ont sélectionné une anomalie génétique les protégeant contre la tuberculose qui y était endémique !


Il y a bien eu plusieurs espèces humaines cohabitant pendant des millénaires (sans se rencontrer la plupart du temps) mais nous avons fait place nette, il y a bien longtemps, avec ce qu’on pourrait appeler de façon un peu abusive le premier génocide européen, celui de Néandertal. Ceux qui restent sont tous frères, descendants d’une petite population africaine d’un peu plus de 10 000 personnes qui ont sans doute inventé la langue mère, il y a un peu plus de 50 000 ans de cela. Ils nous ont transmis leur gènes mais aussi nous ont appris à parler, nous ont donné le langage qui nous a fait entrer dans un tout autre monde, celui de l’esprit ou de l’imaginaire, et commencer à sortir de l’animalité.

Notre entrée dans l’ère de l’information ne fait qu’en redoubler la rupture initiale entre le réel et le virtuel dans le devenir immatériel de l’économie (qui ne peut se passer bien sûr des flux de matière et d’énergie !). Chaque progrès cognitif nous a donné plus de puissance, à chaque fois durement payée. De même qu’il a fallu passer d’une économie de pillage à une agriculture durable enrichissant les sols, nous devons aujourd’hui passer du pillage de la planète à une écologie plus raisonnée, nouveau progrès cognitif absolument vital qui n’est pas gagné d’avance...