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Dé-penser l’économique

Le 20  octobre 2005 par Rédaction Transversales

Alain Caillé- MAUSS / La Découverte, 2005.

Le pinceau du peintre va de l’encre à la feuille. Les touches précises s’étendent selon une composition équilibrée, mais qui ne livre pas encore tout son secret. Le peintre suspend un instant son geste. Puis, dans un mouvement soudain et ferme, il ajoute deux touches, et arbre, animal et montagne nous sautent au regard. C’est cette petite magie qu’Alain Caillé a réussi en réunissant des textes écrits pendant plus de 20 ans sur la place à assigner et à refuser à l’économique par rapport à d’autres ordres de réalité, et en y ajoutant une introduction magistrale et la transcription d’une conférence de 2003 sur « bonheur, richesse et utilité ». Grâce à la mise en perspective qu’il en effectue, les textes qui nous étaient déjà familiers où il a construit avec ténacité sa critique de l’impérialisme de l’utilitarisme prennent un sens plus fondamental. En effet Alain Caillé réussit à éviter l’écueil sur lequel tant de critiques de l’économisme viennent s’échouer quand ils nient la portée propre de la pensée économique, sa puissance lorsqu’elle parvient à isoler un système dans lequel elle installe une logique de fonctionnement concret du marché. Que le lecteur fasse l’expérience de relire juste après les deux premiers chapitres ce texte difficile (parce que méthodologique) qu’est « Embedded ou disembedded : contextualité et indépendance des ordres ». Alain Caillé nous explique qu’il faut reconnaître la logique propre du marché lorsqu’il parvient à s’installer comme « ordre », comme registre de réalité dans un certain domaine, mais aussi reconnaître que la création d’un ordre de marché procède toujours d’un choix - essentiellement politique - qui lui provient d’un contexte. Si nous perdons la maîtrise de cette relation entre le contexte général et le marché, si nous cessons de confiner le marché, de le domestiquer (dans ma propre terminologie), il développe une logique destructrice et inhumaine. Il nous faut donc ne pas nier l’identité propre du registre économique tout en reconnaissant la part irréductible du non économique dans l’économique.

Lui même rédacteur, Alain Caillé a fait écho à un grand nombre des orientations fondamentales de Transversales et les a parfois précédé. De la critique de l’économisme au projet d’alternatives constructives aux formes actuelles de la mondialisation, de la notion critique d’échelle humaine à la reconnaissance du don et de la gratuité, nous devons beaucoup à ses analyses. Cela impose de reconnaître les points sur lesquels il interpelle des idées qui ont parfois été considérées comme allant de soi dans ces colonnes. Car si Alain Caillé nous invite à reconnaître l’irréductible au marché dans l’économique même, il nous invite à le faire de l’extérieur, avec le poids d’autres ordres au premier rang desquels le politique. Il se méfie du PIB corrigé et des monnaies plurielles qui tentent d’injecter le non économique dans l’économique lui-même et par là risquent de rendre confus les enjeux de l’articulation des ordres.

Ayant reconnu cette interpellation, et mesuré sa pertinence, il nous faut satisfaire au devoir joyeux de rendre, et lui retourner, à lui comme à tous les rédacteurs et lecteurs de Transversales un autre questionnement. L’économisme n’est pas qu’affaire épistémologique, c’est aussi une politique qui a installé dans la réalité mille institutions et leurs hiérarchies, orienté le changement technique, défini des cadres juridiques, et sculpté les liens entre gouvernements, citoyens et acteurs économiques. Tout cela a une immense inertie et il nous faut aujourd’hui trouver les leviers concrets qui peuvent renverser ces tendances, entamer le rééquilibrage. Au moment où Polanyi publiait sa magistrale mise en perspective en 1944, Keynes et Beveridge nous offraient de tels leviers, adaptés aux conditions de l’époque. Le défi actuel est plus complexe, non traitable par de seuls leviers d’un contrôle social et politique macroscopique. Dans une telle situation, il nous fait saisir de nombreux leviers en même temps dont toute une série - du commerce équitable à de nouveaux indicateurs du développement, des recanalisations de l’économique par les monnaies spécialisées au contrôle des flux financiers, des fiscalités favorables aux biens communs à la mutualisation des revenus - se laissent mal enfermer dans les catégories de la distinction des ordres. N’est-il pas possible d’explorer ces possibles en échappant cependant au risque de renforcer l’économisme ? La vraie ligne frontière pour choisir les instruments de la réinvention du politique pourrait consister à rejeter fermement tout ce qui contribue à une reductibilité supplémentaire de dimensions étrangères à l’économique (le bonheur, la santé par exemple) à l’ordre du marché, mais sans s’interdire de mettre les mains dans le cambouis de l’économique. On refuserait ainsi les PIB corrigés - malgré leur indéniable valeur polémique - au profit d’indicateurs qualitatifs non économiques, mais on pourrait investir les monnaies spécialisées, le commerce équitable et l’organisation du couplage entre l’économique, les biens communs et les biens publics sociaux. > Lire l’introduction.