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Biologie de synthèse : enjeux et défis pour l’humanité

Le 13  décembre 2004 par Joël de Rosnay

Après l’essor du génie génétique et la prise de conscience des enjeux représentés par cette discipline, voici de nouvelles craintes - mais pour certains de nouveaux espoirs - engendrés par deux domaines émergents : la biologie systémique et la biologie de synthèse. Ils sont susceptibles de conduire à de nouveaux problèmes éthiques compte tenu du caractère récent des découvertes et des applications qui leur sont liées.

La biologie systémique ouvre la voie à la biologie de synthèse. La biologie systémique émerge de la convergence d’un certain nombre de secteurs : bioinformatique, étude du génome et du protéome humain, appareils d’analyse, tels que chromatographie en phase gazeuse, spectrométrie de masse, systèmes de détection laser, biopuces et imagerie moléculaire. Ces techniques permettent une véritable dissection du vivant pour en comprendre les composants et leurs modes d’action. Les techniques classiques d’analyse avaient conduit à un éparpillement de la vision que les biologistes avaient de la cellule et des organismes vivants. L’analyse était précise mais on ne comprenait pas les interactions et les interdépendances. Grâce à l’ordinateur, à la simulation et au « grid computing », (des ordinateurs fonctionnant en réseaux de traitements mutualisés grâce à l’internet), il devient possible de simuler des systèmes complexes, dont l’interaction de molécules avec des macromolécules et jusqu’au « comportement » physiologique schématique d’une cellule ou d’un ensemble de cellules.

C’est ainsi qu’est née progressivement la biologie systémique. Elle va se concentrer sur les interdépendances entre les éléments, en déduire des fonctions émergentes, prédire les propriétés de nouvelles molécules et, éventuellement, de médicaments capables d’agir sur ce comportement global. On a également la possibilité de fabriquer des « e-cells », cellules simulées, virtuelles, sur lesquelles on peut faire des expériences « in silico ».

L’autre secteur complémentaire qui se développe rapidement, présente, certes, des débouchés pour la médecine et la connaissance en biologie, mais ouvre des voies dont la bioéthique devra s’efforcer d’analyser les conséquences. Il s’agit de ce qu’on appelle en anglais « synthetic biology », que l’on pourrait traduire par « biologie de synthèse » ou « biologie synthétique ». Les objectifs de la biologie de synthèse sont la conception de novo de systèmes biologiques, tels qu’enzymes, biomatériaux, voies métaboliques, ou systèmes de contrôle génétique. Pour y parvenir il est nécessaire d’écrire des plans de configuration biologique, de copier les systèmes de régulation, de feed-back, de reconnaissance moléculaire et de tester les fonctionnements de chaque élément dans des e-cells et « in vitro ». Pour comprendre comment atteindre ces objectifs il convient de partir des bases de la biologie de synthèse. Il s’agit rien de moins que la reprogrammation complète d’organismes vivants (et pas seulement l’introduction d’un gène, objectif du génie génétique), afin de leur faire exécuter les fonctions souhaitées, même si elles n’existent pas dans la nature. Pour le moment une poignée de chercheurs, au MIT, à Princeton ou à Berkeley, travaille dans ce domaine. Ces pionniers de la biologie de synthèse sont : James J. Collins (Boston University), Michael Elowitz (Caltech, Pasadena, CA), Jay Keasling (University of California, Berkeley), Tom Knight et Drew Endy (MIT, Cambridge, MA), J. Craig Venter (Institute for Biological Energy Alternatives, Rockville, MD). Ces laboratoires ont réussi, par exemple, à introduire des fonctions « on », « off » dans des bactéries et programmer leur capacité à émettre une lumière fluorescente en fonction de molécules présentes dans leur environnement. Ces travaux posent d’importants problèmes dans la mesure ou certains laboratoires songent déjà à fabriquer des bactéries ou des micro algues productrices d’hydrogène (projet de Craig Venter, dont le laboratoire a récemment réussi à synthétiser un virus artificiel), des biodétecteurs de pollution, voire de nouvelles armes biologiques.

Pour réaliser une telle programmation les chercheurs ont mis au point, et utilisent désormais, un langage génétique voisin d’un langage de programmation informatique (avec des fonctions analogues à START, STOP, GO TO, DO LOOP, SUBROUTINE...bien connues des informaticiens). Des modules de programmation sont disponibles sur Internet et transférables en instructions biologiques. On les appelle des « DNA Cassettes » ou des « BioBriks ». Ces modules s’échangent couramment sur Internet entre chercheurs et laboratoires, sans contrôle ou vente de licences. L’objectif des chercheurs est la création d’organismes vivants et de fonctions n’existant pas dans la nature, ce qui, pour certains, jette les bases d’une bio-industrie de synthèse dont l’impact sera pour eux, plus important encore que l’industrie chimique de synthèse de la première moitié du 20ème siècle.

Quelles sont les applications actuelles de la biologie de synthèse ? Parmi les projets des laboratoires engagés dans ce type de recherches on compte la synthèse de molécules complexes n’existant pas dans la nature ; des enzymes synthétiques ; des cellules reconstituées avec des enzymes de synthèse ; des nouveaux matériaux et notamment des biomatériaux « soft » de synthèse pour le « tissue engineering » et l’administration de médicaments, ainsi que des biomatériaux « hard » de synthèse pour les nanotechnologies, la microélectronique, les membranes et les surfaces catalytiques ; la détection de menaces et risques chimiques et biologiques ; des nouvelles voies métaboliques pour la dégradation de substances dangereuses ; la production d’énergie (hydrogène ou éthanol) par la conversion efficace de déchets. Il existe déjà des sociétés qui fabriquent des bactéries devenant fluorescente (vertes ou rouges) si, une molécule dangereuse est présente dans l’environnement. Elles jouent le rôle de détecteurs ou d’éco-capteurs capables de signaler dans l’écosystème la présence de tels produits chimiques.

A partir du moment où l’on peut introduire des DNA cassettes dans un programme génétique totalement contrôlé, pour créer de nouvelles fonctions biologiques, les applications sont illimitées. Mais dans le cas du bioterrorisme ou de projets industriels susceptibles de réduire la biodiversité, des bactéries reprogrammées pourrait anéantir d’autres bactéries nécessaires à la diversité de l’écosystème. On ignore comment vont réagir de tels organismes de synthèse. Seront-ils détruits par les organismes existants dans l’écosystème ou bien vont-ils les remplacer ? Pourrait-il y avoir interdépendances et transferts de gènes entre bactéries « naturelles » et bactéries intégrant des DNA cassettes modifiées ? Si on avait à réglementer ou à créer un comité de surveillance, quelle serait sa composition et quelles seraient les questions à lui poser ? Est-ce que des grandes entreprises industrielles sont déjà sensibilisées à ces questions ? Le public est-il suffisamment informé ? Est-ce que la systémique, qui fait un retour remarqué dans cette discipline particulièrement analytique qu’est la biologie moléculaire, n’est elle pas en train de conduire à une vision nouvelle des interdépendances et de la dynamique des interactions dans les systèmes complexes ?

Quelles que puissent être les applications envisagées par les laboratoires de recherches et les grandes entreprises de la chimie ou de la pharmacie, la plus grande vigilance s’impose afin d’éviter des dérives résultant de la poursuite de seuls objectifs commerciaux ou militaires. Il serait temps d’organiser une nouvelle conférence internationale du type de celle d’Asilomar, qui, en 1975, avait conduit à un moratoire des chercheurs pour réfléchir aux risques du génie génétique avant de s’engager, « apprentis sorciers », dans un secteur prometteur. En ce début du 21ème, les enjeux de la biologie de synthèse pour l’humanité, paraissent encore plus importants.