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Les monnaies locales : un outil pour la relocalisation de l’économie

Le 22  décembre 2007 par Jean Zin

Un autre monde est possible et une petite carte de paiement pourrait en être le sésame.

A l’occasion du lancement du SOL, monnaie alternative pour les réseaux de l’économie solidaire et les échanges de proximité, il faut revenir sur l’importance des monnaies locales pour la relocalisation de l’économie et la sortie du productivisme marchand, même si ce n’est pas dans l’air du temps et très loin des projets d’une gauche déboussolée...

Il est certes bien difficile de convaincre de l’utilité d’une monnaie locale, on croit même que c’est impossible à mettre en oeuvre alors que c’est sûrement la voie de l’avenir et que les outils en sont immédiatement disponibles, ce qu’on peut qualifier de miraculeux ! Le principal obstacle se situe désormais au niveau des mentalités qui devraient opérer un complet retournement en pensant le changement social à partir du local, dans l’esprit de l’altermondialisme.

Au lieu de tout attendre du pouvoir central et des stratégies top-down, il faudrait se convertir à la construction par le bas (bottom-up) d’une alternative locale à la globalisation marchande. Les prochaines élections municipales pourraient permettre d’en commencer l’expérimentation sans plus tarder. Hélas, c’est loin d’être gagné d’avance. Pourtant l’enjeu est de taille et il y a urgence !

C’est pourquoi nous allons essayer de répondre aux 3 questions :

  1. pourquoi une monnaie ?
  2. pourquoi relocaliser l’économie ?
  3. pourquoi une monnaie locale ?

- Pourquoi une monnaie ?

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, bien peu d’économistes se sont réellement préoccupés de la monnaie avant Keynes, qui a montré toute son importance dans la régulation des cycles économiques et l’arbitrage entre inflation et dépression. Ensuite, les monétaristes vont plutôt tenter de nous persuader que c’est une fausse route et que la monnaie est intouchable ou presque, sa régulation ne faisant que fausser les mécanismes du marché supposés optimaux ! Il est vrai que la marge de manoeuvre est étroite, mais elle reste néanmoins décisive.

La monnaie est un instrument ambivalent, au point qu’on pourrait croire parfois qu’elle est l’origine de tous nos maux. Pourtant c’est une réalité éminente, puisque c’est un objet entièrement social, incarnation de la totalité sociale et de la confiance dans la société comme un tout. En effet, la monnaie est toute de symbole, on le sait depuis qu’elle est devenue monnaie-papier avant de devenir pur jeu d’écriture entre ordinateurs en réseau. La monnaie n’est qu’un droit de tirage sur la richesse produite, on le sait au moins depuis que l’afflux d’or des Amériques a fait monter les prix en Espagne (et les salaires, notamment des soldats) dès lors que les moyens monétaires augmentaient sans augmentation équivalente de la production, c’est même là l’origine de l’économie politique (du mercantilisme qui identifie la richesse en or au pouvoir). Il n’y a pas d’objet plus social que la monnaie, objet de convention frappé du sceau du souverain. Il n’y en a pas non plus qui représente autant la totalité comme telle (plus encore que le langage).

La gratuité des biens communs est absolument nécessaire. Il n’est donc pas question de vouloir tout monétiser. De plus, l’ère de l’information étend la gratuité à la reproduction numérique qu’on tente en vain de brider. On ne peut généraliser la gratuité pourtant, en dehors de petites communautés, car on a absolument besoin de donner un prix aux choses comme au travail, afin de pouvoir économiser les ressources rares et reconnaître la valeur des compétences (on sait comme le travail domestique est méprisé de ne pas être reconnu monétairement). En fait on a surtout besoin de la monnaie comme système d’information et d’arbitrage pour établir nos priorités et répartir nos dépenses aussi bien au niveau individuel que collectif. L’importance de la monnaie n’a rien d’un énoncé théorique. Ce n’est pas une question de "valeur" morale, c’est un fait constaté qu’un apport monétaire crée de l’activité et dynamise les échanges. Comme toute marchandise, il faut que la monnaie soit rare (qu’il y ait de la misère) pour que ce soit une monnaie forte, alors qu’il y a de l’inflation (diminution de la valeur de l’argent) dès lors que la monnaie excède les ressources disponibles. La déflation est très mauvaise pour l’activité économique même si cela renforce la valeur de la monnaie. Le Japon en a fait l’expérience pendant plus de 10 ans. Il faut un peu d’inflation mais pas trop : c’est un peu la pression sanguine des échanges. De fait, on peut considérer que dans le système économique, le flux monétaire est l’équivalent du flux sanguin dans le corps (ce qu’avaient bien vu les physiocrates), flux d’informations en sens inverse du flux de matières et de marchandises qu’il régule. L’argent comme équivalent universel a un peu le même rôle que l’énergie dans le domaine physique où elle peut se convertir en travail (puisque l’énergie c’est ce qui se conserve et se transforme).

Non seulement on a besoin d’argent, mais la situation devient dramatique quand l’argent vient à manquer, comme en 2001-2002 en Argentine ! Les côtés négatifs de la monnaie ne doivent pas occulter les côtés positifs. Tout est une question de bon usage et de régulation politique. On ne peut rêver d’un monde sans monnaie mais plutôt à des monnaies plurielles adaptées à nos fins économiques et sociales. Ainsi, la monnaie étant facteur d’inégalités (c’est là son plus grand défaut), on peut essayer d’y remédier en empêchant la monnaie de s’accumuler, tout simplement en faisant une monnaie qui perd de la valeur avec le temps, une "monnaie fondante" (une monnaie avec inflation intégrée). A cette condition, nous devons nous réapproprier le pouvoir monétaire qui nous échappe aujourd’hui et qui a toujours été le privilège du souverain mais c’est un pouvoir qui n’est plus possible qu’au niveau local (que voudrait dire se réapproprier l’euro ?). Il ne s’agit pas d’ajouter une monnaie à d’autres, mais de substituer (en partie) une monnaie sociale et "fondante" à une monnaie marchande et capitalisable.

- Pourquoi relocaliser l’économie ?

Face au chômage de masse actuel et à la surévaluation de l’euro, on pourrait être tenté par le retour aux politiques keynésiennes qui ont si bien réussi pendant les "Trente glorieuses". Ce serait pourtant une erreur d’en attendre autant car le monde a changé et ce n’est pas tellement l’argent qui manque actuellement dans la planète financière, c’est sa répartition qui est trop inégalitaire. Outre que l’injection de liquidités dans une seule partie du monde est difficilement réalisable quand on n’est pas la monnaie de référence comme le dollar (pour peu de temps encore peut-être), on risque surtout de nourrir avec cet excédent de ressources la bulle immobilière ou d’autres bulles spéculatives qui résultent de la concurrence que se font les riches entre eux pour l’acquisition des richesses, sans créer pour autant ni richesses supplémentaires ni emplois.

Ce n’est pas une raison pour ne rien faire, mais pour faire autrement, de façon plus subtile et différenciée, avec différentes monnaies. La question qui se pose, c’est celle du niveau pertinent d’intervention monétaire qui n’est plus celui de la nation (qui agit encore par le déficit budgétaire), ni même de l’Europe (aux pays trop disparates), mais le niveau le plus local. C’est sans doute ce qui est bien difficile à admettre. Pourtant, non seulement c’est au niveau local que le pouvoir monétaire retrouve toute son efficacité mais les monnaies locales constituent l’instrument indispensable d’une relocalisation de l’économie devenue nécessaire pour équilibrer la globalisation marchande et entretenir un tissu économique dynamique et performant tout en privilégiant les circuits courts et protégeant l’économie locale d’une marchandisation à outrance.

La volonté de relocaliser l’économie peut apparaître exotique et, pour tout dire, bien peu crédible alors que la globalisation étend son empire partout, mais c’est justement pour cela qu’il faut l’équilibrer en préservant le tissu économique local. On sait que la libéralisation des échanges laisse des zones entières dévastées alors même que la productivité dépend de plus en plus de ce qu’on appelle les "externalités positives" c’est-à-dire non seulement les infrastructures et les voies de communication mais aussi la qualité des ressources humaines et le dynamisme économique local. Aujourd’hui, le développement local est encore plus essentiel que par le passé. Il faut donc bien relocaliser en partie l’économie, protéger les entreprises locales, non pour s’isoler du monde mais pour mieux s’insérer dans les échanges globaux en préservant nos richesses locales. Si chaque niveau garde sa pertinence, il devrait être bien clair que ce n’est plus la nation, ni même la région qui est devenue le plus déterminant dans cette reconquête du bas vers le haut (bottom-up), mais bien le niveau le plus local, celui de la municipalité ou des communautés de communes, là où se traitent les problèmes pratiques et humains, où il faut s’adapter au terrain pour préserver les ressources locales et valoriser les compétences disponibles.

La stricte logique économique des "avantages comparatifs" et des "régions qui gagnent" suffit à donner une place déterminante à la relocalisation de l’économie dans une économie-monde. S’y ajoute un autre enjeu, encore plus déterminant : celui de l’écologie et de la nécessité de privilégier les circuits courts, au moins pour réduire les transports. Certes, il n’est pas mauvais de laisser croire que l’écologie pourrait être un facteur de croissance et une chance pour l’économie, si cela peut accélérer la reconversion écologique. Mais on n’échappera pas à une décroissance de nos consommations matérielles et donc à une réorganisation des circuits économiques au profit des circuits courts.

Favoriser les échanges de proximité constitue une nécessité écologique porteuse de grandes conséquences au point qu’on peut dire qu’elles sont révolutionnaires. Contrairement à ce qu’on peut s’imaginer, il n’y a rien là d’impossible alors que, malgré la mondialisation, 80% de l’activité économique reste locale, et qu’on se dirige vers une économie dominée par les services (la plupart du temps locaux). Il ne s’agit que de protéger et développer cette activité. On trouvera du coup que cela n’a pas grand chose de révolutionnaire, ne s’opposant pas frontalement au libéralisme. On aurait bien tort car, même si les intérêts des capitalistes ne sont pas vraiment menacés par une telle stratégie, c’est bien la seule voie possible d’une protection de la concurrence mondiale, d’une sortie du capitalisme et du dépassement du salariat à plus long terme, nouveau système de production qui se construit d’abord à l’intérieur du système précédent comme le capitalisme s’est développé dans les zones franches de la féodalité. C’est une voie qu’on peut emprunter dès maintenant, sans attendre un hypothétique renversement du capitalisme mondial, dont il n’y aurait d’ailleurs rien de bon à attendre, sinon le pire sans doute ! Bien qu’on attende tout encore d’un pouvoir central, qu’on voudrait plus autoritaire et qu’il suffirait de "prendre" pour tout changer, c’est dans notre vie quotidienne, au niveau local, que nous pouvons retrouver dès maintenant un pouvoir plus démocratique et reconstruire une vie collective plus conviviale, améliorer réellement notre qualité de vie. Ce ne sont pas les élections présidentielles qui devraient être les élections les plus importantes mais les élections municipales !

- Pourquoi une monnaie locale ?

D’autres "monnaies plurielles" peuvent être utiles, qu’on peut désigner comme des monnaies de réseau, systèmes d’échange à l’intérieur de réseaux spécifiques (par exemple de l’économie solidaire) ou même de simples cartes de fidélité multi-entreprises. Mais une monnaie locale est une monnaie territoriale, attachée à un pouvoir local démocratique. Cela en atténue fortement les perturbations éventuelles et procure de nombreux avantages au niveau de l’efficacité et de la régulation, redonnant au niveau local le pouvoir politique perdu au niveau national sur la monnaie et l’économie, pouvoir de création monétaire mais aussi de répartition et de taxation.

Non seulement c’est au niveau local qu’une monnaie complémentaire est le plus efficace, sans être incompatible avec la monnaie officielle, mais c’est bien l’outil privilégié de la relocalisation de l’économie : puisque sa validité se limite à un territoire, il faut donc la dépenser localement. L’expérience des SEL (Systèmes d’Echanges Locaux) a montré, bien qu’à une échelle très réduite, l’efficacité de ces monnaies locales. Beaucoup d’autres expériences de par le monde ont montré l’utilité de ces monnaies locales, notamment lors de crises monétaires comme en Argentine, ainsi que leurs faiblesses. Parfois de simples bourses d’échange de temps permettent de dynamiser les échanges locaux avec une forme primitive de monnaie qui s’apparente plus au troc et n’est pas généralisable mais qui a toute son utilité aussi.

Avec des monnaies municipales, on passe à une toute autre échelle puisque cela toucherait tous les habitants de la commune qui recevraient une carte de paiement destinée aux échanges locaux. Dans un premier temps, cette carte pourrait se limiter à obtenir des réductions supplémentaires chez les commerçants ou les artisans locaux - comme une carte de fidélité - mais la mairie pourrait distribuer des montants différenciés de monnaie locale selon les populations concernées ainsi que des "monnaies affectées" à certaines prestations (sur le modèle des "Tickets restaurants"), améliorant sa politique sociale sans que tout cela ne coûte rien ou presque au budget municipal ! L’acceptation de cette monnaie par les différents acteurs est fonction de la confiance qu’elle aura suscitée mais il faut éviter qu’elle devienne l’apanage d’une catégorie particulière (comme les "minima sociaux"). Il est certain qu’elle intéressera d’abord ceux qui ne trouvent pas à employer leurs compétences sur le marché concurrentiel mais il faut obtenir des professionnels installés un petit pourcentage au moins en monnaie locale pour amorcer la pompe et assurer sa pérennité.

Le but étant le développement local et humain, cette monnaie locale devra faire l’objet d’une gestion fine et attentive afin de ne pas en créer trop par rapport à ce qu’on peut acheter avec. Une des caractéristiques de la monnaie locale, c’est d’échapper aux taxations habituelles, en particulier à la TVA. Cette dernière fonctionne dés lors comme une taxe douanière, un droit de douane pour les produits extérieurs. C’est la meilleure façon d’instituer un protectionnisme local sans se couper du marché et s’enfermer dans une impossible autarcie. Bien sûr on est ainsi en contradiction avec le dogme européen d’une "concurrence libre et non faussée", et l’absence de toute taxe n’est pas viable si le système se généralise. Il faudra donc instituer au niveau municipal un autre système de taxes, ne s’appliquant qu’à partir d’un certain niveau de revenu et non pas directement sur le produit lui-même, mais aboutissant pour les professionnels à une taxation en monnaie locale sensiblement inférieure à la TVA elle-même. Ce qui est toléré pour les SEL risque de se heurter ici à l’administration fiscale, mais il faudrait surtout trouver un compromis, et pour cela commencer d’abord l’expérimentation. A noter que ce qu’on appelle la "loi Vauban" permettant de payer ses impôts locaux en "travail forcé", ces impôts devraient pouvoir se payer en sol ! On peut trouver aussi un intérêt plus spécifique à une monnaie locale dans les lieux touristiques où cela permet de ne pas faire payer tout-à-fait le même prix aux touristes et aux locaux...

La caractéristique d’une monnaie locale, c’est de n’être pas facilement convertible en monnaie ordinaire et d’avoir une validité limitée (comme les Ticket restaurants). C’est ce qu’on appelle une monnaie de consommation ou monnaie fondante, qui doit être dépensée rapidement et pouvant faire ainsi l’objet d’une régulation à court terme. Malgré tout, il ne faut pas que cette conversion soit trop difficile, affectant sa crédibilité et son acceptation par la population. Il faut donc prévoir, après un temps minimum de 6 mois par exemple, une convertibilité à un taux assez désavantageux et qui peut être variable (entre 75% et 50% ?). La difficulté d’un tel dispositif, c’est qu’il doit s’adapter à un monde très mobile et donc qu’il faut pouvoir convertir aussi une monnaie locale dans une autre monnaie locale. Cela peut sembler le plus difficile, c’est pourquoi c’est une grande chance de disposer d’une monnaie alternative comme le SOL capable d’assurer assez facilement ces fonctions de conversion entre monnaies locales (en fonction de la distance ?) et la mise en réseau des premières expériences sans risque de faux monnayage (qui était le plus grand risque jusqu’ici).

Les cartes sont prêtes, les terminaux de paiement (gratuits), les logiciels de gestion aussi. C’est le moment ou jamais de tenter l’aventure qui ne se réduit pas aux limites de la commune qui en bénéficiera mais constitue bien la base d’une alternative locale à la globalisation marchande, réappropriation de nos vies, de nos échanges et de la monnaie, beaucoup plus efficace qu’une illusoire "propriété collective" des moyens de production qui n’est rien qu’une version étatique du capitalisme. L’enjeu ici est à la fois démocratique, social, économique, écologique !