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Ethique et Biologie de synthèse - Synthetic Biology

Le 7  décembre 2004 par Jean Claude Ameisen

L’une des grandes découvertes scientifiques des 150 dernières années est l’idée que l’ensemble de l’univers -y compris l’univers vivant qui nous a donné naissance- a émergé et évolué spontanément, en dehors de tout projet. Cette notion a estompé les frontières longtemps considérées comme absolues entre animaux et êtres humains, corps et esprit, cellules et individus qu’elles construisent, matière et vivant... A chaque avancée de la recherche biologique -théorie de l’évolution, génétique, neurosciences- correspondent des interrogations éthiques non seulement sur les applications concrètes possibles de ces découvertes, mais plus fondamentalement sur les conséquences que ces représentations nouvelles peuvent avoir sur nos conduites et nos valeurs.

Aujourd’hui, la biologie de synthèse nous confronte au projet de créer de novo des cellules vivantes, des bactéries pour commencer -au rêve de créer et de maîtriser des « machines vivantes ». Mais que signifie la notion de « machine vivante » si ce qui différencie le vivant des machines est sa capacité à se reproduire, à évoluer et à faire émerger la nouveauté ? Comment aborder un tel projet avec un état d’esprit d’« ingénieur » sans tenir compte du fait qu’il s’agit de construire des objets dotés de la propriété de surprendre l’« ingénieur » et de lui échapper ? N’y a-t-il pas, au cœur-même du projet, une contradiction entre le rêve extraordinaire d’être capable -enfin- de créer véritablement la vie et l’espoir implicite qu’il ne s’agirait pas réellement de vie, parce qu’elle n’évoluerait que dans les directions que nous lui aurions imposées ? Suffit-il de donner au vivant un projet, dont il a été jusque là dépourvu, pour qu’il perde soudain sa capacité à s’inventer ? Suffit-il d’être capable de faire émerger instantanément le vivant pour ne plus avoir à tenir compte de l’épaisseur de temps, des méandres de l’histoire et de la contingence qui nous ont donné naissance ? Devrions-nous d’abord mieux comprendre la vie avant d’essayer de la créer ou décider d’emblée de la créer le plus vite possible dans l’espoir de pouvoir mieux la comprendre ? Comment distinguer entre ce que l’on souhaiterait créer parce qu’on en désire la présence, et ce que l’on ferait naître simplement pour comprendre de quoi il s’agit, et dont on se retrouverait soudain -a posteriori- responsable ? Comment réussir à conserver le respect de la vie dès lors que nous la produirions comme un simple artefact ? Comment continuer à réinventer le dialogue entre nature et culture, dès lors que la nature elle-même se réduirait à une simple création de la culture ? Deviendrions-nous plus libres de l’emprise de la nature, ou au contraire prisonniers de nos propres réalisations ?

Ce sont ces questions anciennes que la biologie de synthèse revisite en les reposant en des termes radicalement nouveaux. Avant toute interrogation sur les notions de risque et de bénéfice, de maîtrise et de transgression, la première obligation en matière de recherche et d’éthique est, à mon sens, d’approfondir le questionnement sur la signification et les enjeux mêmes du projet. Si l’on peut -et doit- discuter de l’opportunité d’un moratoire, comme celui d’Asilomar, il y a trente ans, lors de l’émergence des premières possibilités de manipulation génétique, l’essentiel est de parvenir à ouvrir un espace et un temps à la réflexion et au débat. Et de continuer à retisser le lien toujours fragile entre la démarche de recherche biologique -l’interrogation sur ce que nous sommes capables de comprendre et de faire- et la démarche de réflexion éthique -l’interrogation sur ce que nous souhaitons devenir, sur la manière dont nous voulons librement inventer notre avenir.