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Et si la santé n’était pas qu’un "trou" ?

Le 18  mars 2004 par Philippe Merlant

On devrait connaître d’ici fin avril les grandes lignes du projet de loi de réforme de l’assurance-maladie. Lequel sera examiné par le Parlement en juillet, du moins si le gouvernement, passablement chahuté après les élections, reste fidèle au calendrier qu’il s’est lui-même fixé. En attendant, François Fillon, ministre du Travail et des Affaires sociales, et Jean-François Mattéi, son homologue à la Santé, répètent que les choix ne sont pas faits. Il n’empêche : le Haut-conseil pour l’avenir de l’Assurance-maladie, mis en place par le gouvernement, a rendu son rapport le 23 janvier dernier et celui-ci - heureuse surprise ! - a fait l’objet d’un consensus de ses 53 membres (partenaires sociaux, représentants de l’Etat, des usagers, des professionnels de la santé, des régimes de base et des systèmes complémentaires...) autour de quelques points clés :
-  réaffirmation du principe de solidarité dans la prise en charge (les cotisations ne tiennent pas compte de l’état de santé des assurés) ;
-  priorité donnée à l’amélioration de l’efficacité du système de soins (notamment par une orientation vers la qualité et une meilleure répartition géographique) ;
-  souci de mieux prendre en compte l’action sur l’environnement, les comportements de prévention, l’éducation sanitaire...

Ce consensus apparent ne saurait masquer les divergences. Ainsi, l’union syndicale Solidaires-G10 dénonce un rapport "en trompe l’œil" qui ne tire aucune conséquence du fait que le manque de ressources de la CNAM est d’abord dû à un ralentissement des recettes, contrecoup de la croissance du chômage : selon le Syndicat de la médecine générale (SMG), qui regroupe des généralistes "de gauche", 100 000 chômeurs en plus représentent environ 1 milliard d’euros de recettes en moins. Attac s’inquiète du fait que la responsabilisation des patients n’est abordée que dans sa dimension financière, "ce qui revient à demander aux pauvres d’être plus responsables que les riches" et appelle à la tenue d’Etats généraux de l’assurance-maladie, le 24 avril prochain, à Paris. S’appuyant sur un sondage réalisé par CSA qui montre le profond attachement des Français à la sécurité sociale, la CGT lance une campagne "Touche pas à ma sécu !" Mauvais procès d’intention à l’encontre du gouvernement ? En fait, les opposants sont vigilants sur deux points. D’abord, ils redoutent que le gouvernement ne revienne à ses intentions initiales : avant le rapport du Haut-conseil, Jean-Pierre Raffarin faisait de la distinction entre les besoins "essentiels" (donc couverts par le régime obligatoire) et les autres (susceptibles d’être pris en compte par les régimes complémentaires), la clé de toute réforme. Ce qui supposerait le déremboursement de certains soins et médicaments, ouvrirait la voie à une privatisation progressive de l’assurance-maladie, et renforcerait ainsi des inégalités sociales de santé dont la France est déjà championne en Europe.

Ensuite, ils se méfient du ton, excessivement alarmiste à leurs yeux, des diagnostics portés sur le système actuel. Ainsi, la CGT, tout en admettant qu’une partie du "trou" de l’assurance-maladie (un peu plus de 10 milliards d’euros en 2003, mais les autres branches de la Sécu sont soit excédentaires, soit équilibrées) est structurel, n’en chiffre la part qu’à la moitié du déficit, l’autre moitié provenant de causes plus conjoncturelles, donc susceptibles d’une évolution notable dès les prochaines années. La centrale syndicale rappelle aussi qu’une bonne part des exonérations consenties aux entreprises n’ont pas fait l’objet de la contrepartie de l’Etat normalement prévue, ce qui aurait pu réduire d’1,6 milliard d’euros le déficit 2003.

Sans doute convient-il d’élargir le débat au-delà des enjeux immédiats, donc de lui donner la portée sociétale et anthropologique qu’il mérite. Pour ce faire, une première condition réside dans l’abandon de l’obsession du "trou de la sécu". De plus en plus de voix s’élèvent pour signaler que la santé, au lieu d’être abordée en stricts termes de coûts, donc de dépenses improductives, devait faire l’objet d’une approche en termes d’investissement. Ainsi le sociologue Roger Sue estime qu’est venu le temps d’une économie "quaternaire", une économie de l’immatériel et de l’intelligence : son centre de gravité se déplaçant sans cesse davantage vers le capital humain, la santé - mais aussi l’éducation - est appelée à y jouer le rôle d’un facteur clé de performance, pour les individus comme pour le système économique dans son ensemble. La santé est l’un des secteurs où se joue la croissance de demain, et les associations sont appelées à y tenir un rôle déterminant. L’économiste Philippe Ulmann arrive sensiblement aux mêmes conclusions en analysant l’impact du facteur santé sur la croissance économique.

Seconde condition : l’idée de "responsabilisation", au lieu d’être traitée sur le seul plan individuel (ce qui revient généralement à culpabiliser les patients), devrait aussi être abordée au niveau collectif. Quand songera-t-on, par exemple, à mesurer les effets réels du stress au travail sur la santé (voir Repère ci-dessous) ? Et que penser du récent rapport de la commission d’orientation du plan national santé-environnement, qui conclut à la sous-évaluation constante des effets de la pollution sur la santé ? Comme de ce livre du cancérologue Dominique Belpomme (Ces maladies créées par l’homme) qui relève que 80 à 90 % des cancers seraient dus à la dégradation de notre environnement ? Par ailleurs, toute réforme de l’assurance-maladie serait contre-productive si elle ne s’inscrivait dans le cadre, récent mais indéniable, de la généralisation de l’"insécurité sociale". En Belgique, deux chercheurs ont tenté de la mesurer à sa juste valeur : ils observent notamment que la montée de cette insécurité sociale suit en parallèle l’évolution du Produit intérieur brut (PIB).

Troisième condition : il importe d’affirmer la primauté des politiques de prévention, au détriment des approches curatives donc réparatrices. Un rapport du Conseil économique et social (CES), coordonné par Guy Robert, plaide en ce sens, appelant de ses vœux une meilleure articulation entre le sanitaire, le social et l’éducatif. Tandis que le Syndicat de la médecine générale offre sans doute l’une des approches les plus intéressantes pour réussir cette nécessaire mutation de notre système de soins : le SMG estime notamment qu’il faut sortir du système du paiement à l’acte, qui pénalise les médecins pratiquant des consultations longues (aux vertus préventives pourtant prouvées), mais aussi lutter contre la désertification médicale de certaines zones rurales. Privilégier la prévention, tout le monde est pour, en apparence. Mais Patrick Viveret avait déjà souligné cet étonnant paradoxe : dans notre système de comptabilité publique, la prévention est moins "productrice de richesse" que la réparation. Décidément, il nous faudrait abandonner - et cette fois l’image n’est pas que symbolique - ces "thermomètres qui nous rendent malades"...