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« Les trois écritures » de Clarisse Herrenschmidt (*)

Le 22  mai 2007 par Claire Weill

L’écriture des langues, parlées par les humains depuis au moins cent mille ans, a débuté vers 3 300 ans avant notre ère en Mésopotamie et en Iran. L’ouvrage de Clarisse Herrenschmidt, qui considère successivement les modes d’écrire les langues, l’écriture monétaire arithmétique puis l’écriture informatique et réticulaire, nous convie à pénétrer sous la forme du récit dans une œuvre majeure. Il nous livre une analyse profondément et étonnamment cohérente qui porte sur 5 300 ans d’histoire des signes dans la partie occidentale du monde (Moyen-Orient, Méditerranée, Europe, Occident).

Les modes variés d’écriture des langues sont d’emblée traités selon une même grille de lecture. Celle-ci s’avère dans la suite de l’ouvrage extrêmement féconde pour l’écriture des nombres à partir de leur expression graphique sur les pièces de monnaie frappée et sur la monnaie fiduciaire, puis l’écriture au moyen des ordinateurs véhiculée depuis peu par Internet.

Les langues permettent de dire ce qu’il en est de la langue, savoir présent dans les pratiques rituelles, l’éducation et les mythes. L’auteur nomme théorie du langage ce savoir initialement oral, social et symbolique, qui concerne la langue orale, écrite, la parole et la pensée. Ce savoir se trouve modifié par l’écriture, mais cette dernière en garde la trace. La construction de la psyché humaine passe par l’identification des êtres et des choses par leur nom dans la langue, et cette identité, que l’auteur appelle le contexte, reste tapie dans l’âme des sujets. Les écritures des langues viennent ensuite interagir avec le contexte différemment selon le mode de transcription de la langue qu’elles opèrent. Ainsi, les caractères peuvent noter un mot globalement (Mésopotamie sumérienne), le séparer en syllabes (syllabaire akkadien de Mésopotamie) ou, selon une division encore plus grande, en consonnes (alphabet consonantique), consonnes et voyelles (alphabet grec complet). Une lecture de plusieurs mythes d’émergence de l’Homme en relation avec ces différents modes d’écriture, « L’écriture double de l‘Homme », permet de mettre en évidence le contexte de manière magistrale.

Les figures géométriques inscrites sur les monnaies frappées sont ensuite lues comme l’écriture des nombres et de leurs rapports. Cette lecture originale de ce mode graphique s’avère extrêmement riche. L’écriture monétaire arithmétique est suivie depuis la création de la monnaie frappée jusqu’au développement de l’usage des nombres dans nos sociétés modernes, dans l’économie et les statistiques. Les chiffres représentés sur les monnaies véhiculent des quantités rapportées à la valeur de la monnaie elle-même dans son univers d’échanges. Il s’agit donc ici de la nature cardinale du nombre. Les chiffres romains notent l’écriture purement ordinale des nombres, les chiffres arabes peuvent représenter les nombres comme leurs rapports. L’auteur repère que l’écriture cardinale devient dominante dans les lettres de change, monnaie de papier, à la fin du Moyen Age, moment qui marque une transition sémiologique profonde dans l’écriture des nombres et l’évolution de leurs usages. En effet, cette vision cardinale du monde et des hommes, présente dans le mythe d’émergence de l’Homme que constitue « l’Homme moyen » de Quételet (1835), né du développement des statistiques, s’imposera puis s’accélèrera avec l’avènement de l’informatique et des réseaux.

L’écriture informatique « dépasse les précédentes en les conservant ». Elle amorce un bouleversement sémiologique majeur. Contrairement aux langues, mais comme les nombres, le code informatique n’est pas réflexif, au sens où il ne peut s’expliciter par lui-même en ne se servant que de ses signaux et de ses règles de fonctionnement : il faut avoir recours à une langue. Comme l’écriture des langues et celle des nombres, l’écriture informatique possède un mythe d’émergence. Celui-ci se loge dans le célèbre article de Türing de 1950 à l’origine de l’intelligence artificielle, dont l’auteur nous livre une nouvelle lecture. La sémiologie a ceci de fascinant qu’elle se situe à la frontière du monde visible. Les écritures modifient les hommes et les sociétés qui les forgent. Inversement, les signes donnent à voir l’invisible : l’écriture des langues rend la langue visible d’invisible qu’elle est en sa nature, l’écriture monétaire arithmétique rend visibles les rapports entre les nombres. Il reste que la nature de l’invisible dans l’écriture informatique et réticulaire est encore mystérieuse.

Cet ouvrage renouvelle notre regard sur l’écriture, en l’inscrivant de manière magistrale dans un ensemble plus large de systèmes sémiologiques, qui intègre la monnaie comme vecteur d’une écriture des nombres. Il propose des pistes de réflexion et de recherche et nous situe dans un moment singulier de l’histoire des signes. Ce faisant, il nous livre une précieuse clé de lecture du monde d’aujourd’hui, si difficile à déchiffrer. Il s’adresse aussi bien aux spécialistes qu’à un public curieux. Claire Weill

(*) Edition Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, mai 2007