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Lectures : notre avenir en question

Le 25  mai 2007 par Jean Zin

La guerre a eu lieu, Maurice Merleau-Ponty (1945)- Le temps de la fin, Günther Anders (1960) - Où va le monde ?, Edgar Morin (1981) - Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, Jean Baudrillard (2007) - La Réification, Petit traité de Théorie critique, Axel Honneth (2007)

C’est une plongée dans les livres qui viennent de paraître à laquelle je vous convie, plongée souvent utile pour explorer les questions du temps et qui parfois fait sens, parfois beaucoup de sens...

La conjonction d’un certain nombre de rééditions en petit format, en particulier les carnets de l’Herne, donne effectivement un éclairage singulier sur notre moment historique, témoignant à la fois de notre désorientation devant l’avenir et du besoin d’un retour critique sur notre passé, hanté par la disparition du communisme et de l’espoir d’un avenir radieux. C’est un retour dépourvu de toute nostalgie et qui témoigne que nous vivons un temps de ruptures et de révolutions, mais qui est plein de pièges aussi et d’une certaine délectation morose dont Edgar Morin tentait déjà en 1981 de se défaire, avec une grande lucidité.

Les réflexions de Maurice Merleau-Ponty sur la guerre, qui viennent aussi d’être rééditées en petite plaquette, complètent le tableau fort à propos, ainsi que la toute récente reprise par Axel Honneth du concept de réification, permettant d’ouvrir une voie peut-être, entre conscience de soi, dans toutes nos faiblesses, et reconnaissance mutuelle. L’ensemble de ces lectures laissent entrevoir, dans le secret de leur rencontre, le maigre espoir de retrouver un avenir malgré tout, "sortir du XXème siècle" enfin et redevenir responsables de nos actes, en passant de l’historie subie à l’histoire conçue.

Le coupable idéal

La guerre a eu lieu, Maurice Merleau-Ponty, Champ social, 1945

Pour commencer, ce rappel, qui nous vient d’un temps si ancien qu’on en avait perdu la mémoire, malgré toutes les commémorations répétées comme machinalement. Rappel de la guerre. La guerre ? Qu’est-ce donc ? Nous ne l’avons pas connu sinon dans les films, à la télé ou dans les livres d’histoire mais si loin de nous... Possible tant d’horreurs ? Cela n’est pas de nous et ne se reproduira plus ! La guerre n’aura pas lieu, on l’a cru, on l’a écrit. Et pourtant, la guerre est revenue encore plus cruelle, encore plus barbare.

Voilà ce que voudrait rappeler Maurice Merleau-Ponty à certains humanismes un peu trop béat et surtout aux naïvetés de l’individualisme. Cet aveuglement devant le poids du collectif et de l’histoire ainsi que devant l’évidence de menaces bien réelles, n’est donc pas chose nouvelle, on a pu éprouver à quel point il participait au désastre, à quel point cette trop bonne conscience mène au pire ! Il n’y a pas tellement de coupables, bouc émissaires trop faciles, mais tous étaient complices, complices de mensonges qui font des guerres comme des sortes de jugements de Dieu pour départager le vrai du faux...

La question est cognitive, collective, historique mais c’est bien l’idéal qui nous rend coupables et nous aveugle, c’est notre narcissisme collectif qui nous illusionne sur les autres comme sur nous-mêmes en nous faisant croire à notre liberté individuelle et souveraine, à notre merveilleuse intelligence et notre prétendue si haute moralité !

Le spectacle de la fin

Le temps de la fin, Günther Anders, Carnets de l’Herne, 1960

C’est une toute autre leçon que Günther Anders tire de la guerre, d’une guerre qui n’aura plus de fin à cause de la menace d’anéantissement qui pèse désormais sur nous avec la guerre atomique. La présence constante de la menace nucléaire suffit à nous priver d’avenir et nous faire habiter un monde déjà disparu, en suspens du moins, redoublant le sentiment angoissant de la disparition de l’existence que Heidegger appelait l’être-pour-la-mort.

On voit que c’est un peu le contraire de Merleau-Ponty rescapé d’une terrible nuit de l’esprit et qui s’éveille à un jour nouveau. On est bien plutôt dans une certaine fascination de la fin du monde qui donne une valeur d’autant plus grande à la vie qu’elle est promise à une disparition prochaine ! "Nous ne vivons pas dans une époque mais dans un délai", délai qui nous sépare de la fin. Ce qui se veut une transformation radicale de notre humanité n’est pourtant pas chose nouvelle, rejoignant les attentes eschatologiques des premiers chrétiens et d’une fin des temps que Agamben évoquait si bien dans "Le temps qu’il reste". On nous dit que cette fin dépend de nous mais c’est plutôt ce qui nous prive irrémédiablement d’avenir et nous condamne à l’impuissance.

Il n’en reste pas moins que la fin du monde est devenue possible comme horizon de notre action et que nous devons faire face à cette menace nucléaire, tout comme aux autres menaces qui pèsent sur nous à cause de notre puissance démesurée. Que ce risque nous semble moins important qu’à l’époque d’Hiroshima est sans doute trompeur car c’est maintenant que la prolifération rend le déclenchement du feu nucléaire de plus en plus probable et que notre aveuglement est le plus irresponsable. Il nous faut vivre avec ce risque comme nous vivons déjà avec la présence constante d’une mort toujours possible à chaque jour qui passe mais, cette fois, à un tout autre niveau puisque c’est désormais le "passage du genre des mortels au genre mortel" avec la possibilité réelle (sans être forcément probable) de la disparition de l’espèce.

L’avenir perdu

Où va le monde ?, Edgar Morin, Carnets de l’Herne, 1981

Au niveau éditorial, le plus significatif ici, c’est sans doute moins le texte d’Edgar Morin lui-même, d’une lucidité exemplaire, que la reprise qui est faite de cette question "où va le monde ?" comme si c’était quelque chose qui ne dépendait pas de nous, expression de cette incompréhension d’un mouvement de l’histoire sur lequel nous semblons avoir perdu toute prise. L’intérêt de cet extrait du livre "Pour sortir du XXè siècle" est malgré tout de nous fournir des points de discussions de l’impasse où nous nous sommes mis : "Tout dans ce monde est en crise" (p51) alors que l’avenir n’a jamais été aussi incertain. En effet, si Edgar Morin tente bien de surmonter l’impuissance à laquelle nous condamne la complexité du réel, l’équilibre de la terreur et la fin des utopies, il ne peut éviter un saut improbable vers un volontarisme problématique, avec une foi renouvelée dans la transformation du monde comme de soi-même qui semble bien idéalisée. Ce volontarisme est de l’ordre du pari le plus désespéré, dans une sorte de schizophrénie entre le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme d’une volonté un peu trop dépourvue de dialectique peut-être dans sa confrontation aux dures réalités. Certes, la question est bien celle de la volonté et du désir, non pas tant "où va le monde ?" mais "où nous voulons aller". Seulement, nous ne pouvons vouloir aller tellement au-delà de notre temps, au-delà de ce que nous sommes déjà devenus, au-delà des transformations déjà effectives dans le travail, la technique et les échanges à l’ère de l’information où tout a déjà changé sans que rien ne change jusqu’ici dans nos institutions comme dans nos rapports sociaux ! C’est bien plutôt ce retard douloureux sur notre propre temps qui appelle avec insistance une révolution à venir et non une sorte de sursaut moral.

Comment retrouver un avenir pourtant dans un monde si incertain ? Comment croire encore pouvoir changer le monde quand on a vu à quelles extrémités des idéologies trop sûres d’elles-mêmes pouvaient nous conduire ? Comment croire encore au progrès dont on connaît maintenant le négatif ? Passer de l’histoire subie à l’histoire conçue n’est pas retomber dans les mêmes travers, ce n’est pas faire ce que l’on veut, céder à tous nos caprices les plus arbitraires, encore moins laisser faire passivement mais c’est devenir responsables des conséquences de nos actes tout au contraire, faire ce qu’on doit faire, ce que notre situation exige. Il ne s’agit au fond que de s’adapter aux nouvelles forces productives immatérielles tout comme aux contraintes matérielles écologiques. Bien sûr il ne suffit pas de se vouloir écologiste, décidé à prendre soin de nos conditions vitales. Il y aura encore bien des conflits idéologiques à surmonter pour s’accorder sur ce qu’il faut faire ! Afin de ne pas perdre toute prise sur notre avenir, on sait du moins qu’il ne faudrait pas trop s’illusionner sur nos marges de manoeuvre alors qu’on ne peut qu’épouser avec plus ou moins de bonheur les transformations en cours, seule façon d’avoir une chance de les orienter à notre profit. Pour se réapproprier notre avenir, il faut se réconcilier avec notre monde et avec ce que nous sommes vraiment. Ainsi, la révolution dont je défends la nécessité n’est absolument pas un extrémisme, encore moins une utopie, ce n’est rien que l’adaptation des institutions aux transformations déjà effectives de la société et de l’économie. Il n’y aura jamais, non, de renaissance d’une humanité régénérée et purifiée de tout mal même si nous connaîtrons bien d’autres printemps des peuples ! On doit se réclamer de la tradition révolutionnaire et de ses aspirations généreuses mais pas sans critiquer aussi ses trop grandes espérances. La seule issue, c’est la clairvoyance sur nos faiblesses, c’est l’indispensable pardon de nos fautes (p94) constituant la condition préalable pour essayer de conserver ce qui nous reste, préserver notre avenir, faire au mieux plutôt que de rêver à quelque paradis terrestre...

Edgar Morin ne dit pas autre chose et pourtant il maintient la nécessité d’une transformation radicale qui semble bien illusoire et l’espoir invraisemblable d’une toute autre humanité sous prétexte que ce serait la seule façon d’éviter l’auto-destruction. Si la sauvegarde de l’avenir exige de tels bouleversements, la partie est perdue d’avance. Sinon, il faudrait relativiser un peu plus les risques encourus et l’asservissement ou l’abêtissement supposés généralisés, tout autant que les vertus supposées d’un monde réconcilié comme nous le serions avec nous-mêmes ! Le plus difficile est d’oser regarder la réalité dans ses deux faces, aussi bien positive que négative. Ainsi la confiance dans l’auto-organisation m’a toujours semblé un peu trop excessive et ne tenant pas assez compte de la réalité, des différentes temporalités et des capacités de mémoire ou d’apprentissage collectif. Non que la place de l’auto-organisation ne soit pas primordiale mais la "sélection naturelle" corrige immanquablement cette auto-organisation qu’elle canalise et contraint au cours du temps en fonction de l’expérience accumulée. Cette épreuve des faits finit toujours par la doter d’une organisation solide où l’auto-organisation garde un rôle adaptatif d’autant plus grand que toutes sortes de régulations et de procédures en garantissent l’efficacité. On ne repart jamais à zéro. Certes, les horreurs du totalitarisme ont suffit à justifier le rejet de l’Etat comme de toute organisation hiérarchique dans notre époque post-totalitaire, mais toute négation est partielle et il ne faut pas se précipiter pour autant à faire de l’auto-organisation une solution miracle. La réalité est toujours plus complexe et imbriquée. Nous habitons dans la contradiction, inévitablement. On a besoin à la fois d’analyse et de synthèse, d’organisation et d’autonomie, de pouvoir et de contre-pouvoirs, de l’Etat comme du marché, l’un se corrigeant par l’autre. Tout ce qu’on peut faire c’est entrer dans cette dialectique de l’organisation et de l’autonomie en se réglant sur le résultat effectif (le feedback) pour ajuster notre action sans trop d’idées préconçues.

Ce n’est certes pas très loin de ce que dit effectivement Edgar Morin mais le facteur temps est ici primordial. Inutile de vouloir tout changer d’un seul coup d’un seul, par cristallisation soudaine (ou percolation), le retard que nous avons sur notre propre actualité montre que malgré leurs fortes interdépendances les différentes sphères ne sont pas absolument synchronisées, ce qui exigerait des conjonctions fort peu plausibles. Il y a du jeu entre la réalité sociale et ses institutions. C’est là que l’initiative individuelle peut s’immiscer pour rattraper son retard, instituer de nouvelles fondations plus ou moins pertinentes et qui pourront éventuellement passer ensuite à un stade supérieur. En apportant ces quelques nuances, qui sont loin d’être négligeables, il semble bien qu’on puisse éviter les apories d’une révolution sur tous les fronts à la fois, ce qui pouvait apparaître par trop impossible. Du moins, c’est une proposition à examiner. En tout cas, si l’on peut avoir trop souvent l’impression que l’esprit se renie avec la force infinie de l’esprit et que tout semble perdu, l’histoire n’est pas finie et la vieille taupe creuse toujours...

La disparition du monde

Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, Jean Baudrillard, Carnets de l’Herne, 2007

Je n’ai pas autant d’estime pour Jean Baudrillard qui a toujours fait preuve de trop de complaisances, mais dans ce qui est l’un de ses derniers textes, c’est sa propre disparition qu’il semble mettre en scène avec celle du monde et du sujet. On est très proche de Günther Anders, cité nommément ici, avec le thème d’une disparition active de l’humanité, d’un "art de la disparition" illustré joliment par la photographie avec son sujet absent derrière l’objectif... C’est un monde de voyeurs, de spectateurs passifs qui ne font qu’accompagner de leurs maugréements le désastre auquel ils participent. C’est un monde dépourvu complètement de dialectique aussi, malgré les apparences, et c’est cette absence de dialogue avec le réel qui fait croire à la disparition de tout dialogue et qui fait que le réel se dérobe sous nos pieds. Certes l’image est belle du sourire du chat qui reste en l’air quand le chat a disparu, et il paraît bien terrifiant ce jugement de Dieu qui persiste dans un monde sans Dieu mais le monde réel ne s’est pas évanoui dans le monde virtuel ni le monde du vivant dans celui de la technique.

On peut tout-à-fait soutenir bien au contraire qu’on ne sort pas de la réalité mais de l’illusion, d’une croyance trop naïve dans une réalité dotée de vertus quelque peu magiques ! En fait, et bien loin de la dénonciation par Guy Debord de la "Société du Spectacle" comme rapports sociaux, ce qui se manifeste dans ce criticisme qui réduit tout à néant, ce n’est rien que la nostalgie d’une présence maternelle et d’un réel sans question, d’une pure apparence qu’on pouvait prendre pour la vérité vraie. On est là dans le malentendu le plus complet, celui où Matrix a sombré après un beau début. La réalité perdue c’est d’abord celle qui précède tout langage. Certes, on ne peut nier que le langage nous éloigne de la présence en nommant l’absence, et la mère est bien sûr toujours perdue, mais ce n’est pas d’hier et il y a tant de temps qu’on nous annonce la fin des temps, la fin de l’homme, la perte de l’esprit, de toute moralité et de la vérité même ! Ne voit-on pas que c’est une perte originelle, le combat toujours déjà perdu et dont toujours on doit se relèver ! Tocqueville, Kojève, Arendt se sont laissés aller à ces vaines nostalgies et ces craintes excessives. La bêtise est toujours triomphante et l’intelligence rare, soit ! Le sujet disparaît sans cesse dans l’objectivité de la science ou de la technique mais il résiste pourtant et s’impose avec insistance au sujet qui le renie. Toute objectivité a beau avoir sa part subjective, cela ne veut pas dire qu’il n’y aurait plus rien d’objectif car il y a bien une objectivité du sujet qui se manifeste dans la rencontre de l’autre comme dans la confrontation au réel.

L’erreur d’Anders comme de Baudrillard c’est de ne pas comprendre que les machines nous délivrent de tout ce qui est mécanique, ce qui n’est pas nous rendre superflus mais donne de plus en plus de valeur à tout ce qui constitue notre humanité au contraire (notre subjectivité, notre inventivité, nos émotions, nos capacités relationnelles). C’est surtout se méprendre sur le monde qui disparaît, sur sa dureté, sa bêtise, ses fausses croyances alors que nous sortons d’une nuit profonde, d’un esprit ensorcelé par des croyances fantastiques et que nous allons vers le surhumain bien plutôt qu’un retour vers l’animalité, même s’il ne faut pas surestimer non plus le monde qui vient et qui n’est certes pas sans problèmes ni contradictions mais il faudrait se rappeler d’où nous venons !

La reconnaissance précède la connaissance

La Réification, Petit traité de Théorie critique, Axel Honneth, nrf, Gallimard, 2007

En même temps que ces petites rééditions, sortait le dernier livre d’Axel Honneth, le successeur d’Habermas, de la théorie critique et de l’école de Francfort, qui réintroduit depuis quelque temps déjà le thème hégélien de la reconnaissance au coeur de la philosophie politique. En reprenant le terme délaissé de réification, il donne soudain à la question de l’objectivité un tout autre sens, point de vue intersubjectif qui permet de sortir des impasses métaphysiques de la représentation du réel et de redonner sens à la politique. La solution ne vient pas du monde, elle vient des autres. L’objectivité est construite de façon inter-subjective, comme la science elle-même. Notre monde n’est pas aux dimensions de l’univers mais de notre petit monde à nous, celui de nos relations, de nos interlocuteurs, de nos collègues, de nos rivaux. Voilà pourquoi si le monde s’effondrait, ce serait sans grandes conséquences car il n’y aurait plus personne à qui parler... Mais ce monde qui s’écroule pour l’instant, ce n’est guère que celui du capitalisme industriel, alors que le monde qui vient, il faut s’en persuader, c’est l’ère de l’information, de l’écologie et du développement humain, c’est le monde de la reconnaissance loin du monde déshumanisé,anonyme et complètement réifié qu’on nous promet !

L’émotif précède le cognitif. Pour Guy Debord aussi il n’y a de véritable communication que dans l’action commune. Prise dans une conception du monde préalable qui voile le réel et le fait comme disparaître, la réification ne se réduit peut-être pas aussi complètement que Lukàcs le pensait au capitalisme marchand mais il est certain que le règne du profit et de l’argent roi étend la réduction des choses comme des gens à de simples marchandises et le monde à un spectacle subi passivement. Certes la technique et la bureaucratie parviennent au même résultat mais ce sont bien les marchés qui envahissent tous les secteurs de la vie. Il faudrait malgré tout donner plus d’attention au langage dans cette objectivation du réel. Le fétiche est un effet primitif de la langue et de sa capacité à réduire la chose au mot, au symbole, au caractère dogmatique de la langue (Barthes disait même "fasciste"). Ce n’est pas une remarque marginale car c’est renoncer à l’abolition de toute aliénation, à toute transparence du monde, à l’immédiateté de sa présence, à son objectivation simplement ramenée à ses conditions inter-subjectives. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aurait que des relations sociales, comme s’il n’y avait pas des contraintes objectives mais il n’y a pas l’un sans l’autre et le langage, la rationalisation, le numérique, l’information ne nous séparent pas tant du monde sensible qu’ils ne nous relient les uns aux autres. D’ailleurs, à suivre Lacan, le surgissement du réel n’est rien que l’effet en retour du langage, ce qui échappe à ses filets et dément ses préjugés, ce sur quoi on se cogne. C’est un réel qui n’est pas près de disparaître !

Quelles leçons peut-on tenter de tirer au terme de ce parcours dans l’actualité éditoriale ? Reconnaître l’importance de la reconnaissance permet de comprendre le rôle du ressentiment dans le déclenchement des guerres et de relativiser la déshumanisation du monde, mais en quoi cela pourrait-il nous sauver du désastre ? Peut-être en reconnaissant aussi nos faiblesses trop humaines, ce qui pourrait nous délivrer d’un narcissisme trop pesant et d’un désir jaloux. Vouloir se faire plus grands que nous sommes nous fait apparaître plus petits, et se croire meilleurs que nous n’avons jamais été peut nous persuader qu’il n’y a plus d’hommes comme nous en avions rêvé ! S’il y a une réponse à la désorientation qui est la nôtre, à l’absence de réalité du monde et la perte de notre avenir, c’est peut-être de revenir à sa constitution inter-subjective, le désobjectiver, sortir de la réification pour revenir aux rapports humains, à ceux auxquels s’adressent tous ces discours catastrophistes ou désabusés, et surtout au désir de reconnaissance qui s’y exprime. Retrouver la dimension subjective de l’objectivité, c’est aussi redonner objectivité à notre monde, non pas vouloir projeter sur lui nos valeurs plus ou moins imaginaires et le conformer à des idéologies arbitraires mais épouser ses transformations effectives et tenir compte de ses limites au profit de tous, reconnaître la vérité enfin. On peut penser que ce serait la voie de l’avenir retrouvé, d’une politique de civilisation au plus près des réalités de notre temps et de notre fragile humanité, l’aventure humaine continuée...