Jacques Robin

Jacques Robin. De la Transversalité à la Métamorphose, un enseignant

Le 9  juillet 2007 par Laurence Baranski

J’ai toujours écouté et appris avec application mes leçons scolaires, puis lycéennes, puis universitaires. Pourtant je ne comprenais toujours pas grand-chose au monde qui m’entourait. Je me suis alors mise en chemin et j’ai cherché : Qu’y avait-il à comprendre en ce monde ? Comment le comprendre ? Qui pouvait m’aider à comprendre ?

J’ai lu, j’ai provoqué des rencontres, j’ai questionné. Avec toujours cette même demande : aidez-moi à comprendre.

C’est ainsi qu’au fil des années, sur des chemins de traverse en marge des chemins d’enseignement officiels, je m’initiais à de nouvelles grilles de lecture du monde et de moi-même : la biologie des comportement, la complexité, la transversalité, la transdisciplinarité. Et je devenais progressivement une « personne symbiotique ». J’ai une grande reconnaissance pour mes enseignants successifs, qu’ils le furent au travers des conversations ou par livres interposés. Claude Grenier tout d’abord, puis tout particulièrement Henri Laborit, René Passet, Joël de Rosnay, Edgar Morin.

Un point commun apparaissait entre ces différentes enseignants, ou plutôt une personne commune : Jacques Robin. Michel Gonzalez, journaliste scientifique, m’avait dit à peu près en ces termes, on était en 1995 : « Jacques Robin est l’homme qui a le cerveau le plus riche d’informations et de liens entre ces informations que je connaisse. Et j’en connais... » En 1999 j’ai osé adresser à Monsieur Robin, c’est ainsi que je m’adressais à lui la première fois, un manuscrit que j’allais publier, ceci en vue de recueillir son avis, et peut-être une préface. Je me présentais dans mon courrier comme une élève nourrie de la pensée complexe et transdisciplinaire à laquelle il avait donné force et vitalité dès 1967, à travers le Groupe des Dix. Jacques ne m’a pas répondu. Je me suis dit « Laurence, retourne à tes études ». Pourtant, trois mois plus tard, mon téléphone a sonné, c’était Jacques Robin. Il s’excusait, avait été malade, mais avait fini par prendre connaissance de mon travail. Il avait aimé. J’en tremblais au téléphone. Cette appréciation était le plus beau des diplômes que je pouvais recevoir. Mais tout de suite après cet instant de plénitude valorisante, je me suis mise à crouler, jusqu’à presque m’effondrer, sous une pluie d’ouvrages et d’idées qui de toute évidence avaient dramatiquement échapppé à ma sagacité : « C’est très bien mais... Vous n’avez pas cité... Vous ne parlez pas de... Vous ignorez totalement... Il faut absolument lire... ». J’avais encore tout à apprendre. Je me suis redressée. Puis je me suis rendue au 33 rue de Sèvres, son domicile. C’était il y a 7 ans. Je n’ai plus quitté Jacques. Et je n’ai cessé d’apprendre.

Parmi ses multiples talents, Jacques en possédait un très précieux : celui de voir au-delà de ce que les personnes savaient d’elles-mêmes, de voir le potentiel qui était le leur et qu’elles ignoraient encore, l’endroit où la vie les invitait à aller, ce qu’ils leur était possible de réaliser et la manière dont nous pouvions nous réaliser. Grâce à ce talent, Jacques a aidé nombre d’entre nous à grandir. Il m’a aidé.

Ensemble, et très rapidement avec l’aide affectueuse, pertinente et complice de Philippe Merlant et de Patrick Viveret, puis par la suite de beaucoup d’autres, nous avons donné naissance au projet Interactions Transformation Personnelle-Transformation Sociale. Un projet qui œuvre pour plus de conscience et de lucidité dans les rapports humains, que ce soit dans le champ de la citoyenneté, de l’école, de l’entreprise, du social ou encore du politique et de l’exercice du pouvoir.

Durant ces 7 années nous avons aussi écrit. Des textes destinés au réseau Transversales Science Culture, ou des articles à diffusion plus large tout d’abord. Puis un début de manuscrit que Jacques souhaitait situer dans le prolongement de son livre Changer d’ère, paru au Seuil en 1989. Je l’accompagnais dans ce travail, ainsi que Claire Souillac avec laquelle il avait plaisir à travailler sur le thème de l’information, une grandeur physique, ne cessait-il de repréciser, dont les humains se saisissent depuis peu et qui bouleverse de manière totalement inédite nos rapports économiques et sociaux. Cela nous obligeant à imaginer un projet de société radicalement différent, avec en tout premier lieu des systèmes économiques totalement nouveaux, système rajoutait-il, dont on voit déjà les prémisses expérimentaux sur les 5 continents...

Puis un jour, nous étions sur la Terrasse du 33 rue de Sèvres, c’était en été 2005, Jacques m’a dit à quelques mots près ceci :

-  « Laurence, tu te rends compte, mille milliards de galaxies. Il y a mille milliards de galaxie !!!... Et nous, nous allons faire sauter la planète. C’est tout ce que nous aurons su faire. Les politiques sont irresponsables. La Droite comme la Gauche. Et même les mouvements altermondialistes. Personne ne parvient à comprendre et à se saisir de l’ère de l’information. Pourtant c’est vers l’économie de la gratuité qu’elle peut nous conduire. Et vers la coopération, la co-évolution entre nous et avec la Biosphère... et aussi vers le métissage. Le métissage, c’est essentiel, c’est notre avenir. »
-  « Est-ce que tu penses qu’on peut y parvenir ? »
-  « Je crois que c’est foutu. Mais il faut essayer (Jacques était un peu plus pessimiste en 2005 que dans les mois qui suivirent). Mais bon sang, tant qu’ils s’entêteront avec leur Croissance absurde, leur PIB mortifère et leur économie de marché d’un autre siècle... C’est stupide, irresponsable. Et certains osent encore dire que la situation écologique n’est pas si grave que cela. Mais ils sont aveugles. C’est la catastrophe généralisée qui nous attend ! »
-  « N’y a-t-il pas d’espoir ? »
-  « Si. La conscience humaine, c’est notre espoir. Prendre conscience qu’elle a sa propre aventure, qui s’inscrit dans celle beaucoup plus vaste de l’univers. 13,5 milliards d’années ! L’univers, la conscience humaine, et l’humanité. Leurs trois aventures sont liées. C’est cela qu’il faut intégrer. Et c’est sur ce socle qu’il faut fonder un véritable projet politique à la fois national et planétaire. Une écologie humaine et politique à l’échelle planétaire. »
-  « Est-ce cela que tu as envie d’écrire ?... »
-  « Oui. »

Mon imaginaire avait l’habitude de se promener dans les étoiles. Jacques regardait la Terre et les activités humaines avec une acuité, une lucidité et une intuition sans pareil. C’est ainsi qu’est né l’ouvrage L’urgence de la Métamorphose. Nous avons travaillé. Nous nous sommes aussi énormément amusés, parfois comme des enfants. Et moi, j’ai continué à beaucoup apprendre.

Nous avons bénéficié de l’aide inestimable de René Passet, ami de toujours de Jacques, qui nous a aidés tel un « sage-homme » à accoucher, et a rédigé la préface en resituant leur amitié dans l’aventure des combats d’idées et d’actions qui les avaient réunis toutes ces années. Edgar Morin, autre ami fidèle de Jacques, a accepté d’écrire la postface et nous a offert un superbe éclairage sur le processus « métamorphique ». Nous étions bien entourés. Jacques en fut très touché. Et moi très fière.

Véronique Anger qui fondait alors les Editions Des Idées et des Hommes avait la générosité de nous faire confiance et avait accepté de publier l’ouvrage. Henri Trubert, Editeur chez Fayard, l’avait refusé. Mais il nous a tellement poussé dans nos retranchements d’écriture et d’argumentation au fur et à mesure de l’avancement du manuscrit qu’il a grandement et intelligemment contribué au résultat final, le message que Jacques souhaitait livrer à ses contemporains.

Voilà... Jacques était convaincu que les deux moteurs de l’humanité sont l’amour et la curiosité. Il le disait. C’est aujourd’hui un héritage précieux de cœur et de pensée qu’il nous lègue. Nous n’avons plus qu’à nous en emparer et ceci sans aucune réserve. Car les idées ne s’appauvrissent pas au fur et à mesure que l’on s’en sert, il le savait. Au contraire, elles s’enrichissent, se fécondent, se démultiplient et nous permettent de grandir. C’est cela aussi l’Ere de l’information. Une ère qui nous permettra de sortir des limites que nous nous sommes imposées à force de systèmes économiques, sociaux et culturels repliés sur eux-mêmes, qui s’épuisent et nous épuisent. Une ère qui peut nous conduire, comme aimait le dire Jacques, à approcher la sensation de l’infini. Un infini à la fois dense et léger. Un infini à explorer de manière résolument responsable, lucide et toujours plus consciente...

Jacques, j’ai eu le bonheur et l’honneur d’être proche de toi durant ces dernières années. Merci, mille milliards de « merci », autant que de galaxies, pour avoir été pour moi, et pour nous, ce guide, ce passeur, ce merveilleux enseignant. Cet ouvreur de voies nouvelles. Tu m’as permis non seulement de trouver des réponses à mes questions, mais en plus de devenir « acteur » de ma propre vie.

Une toute dernière chose... Annie Batlle, Valérie Peugeot, Véronique Kleck, Cécile Blériot, Ann-Corinne Zimmer... Sur le terrain de l’activisme transversal et transdisciplinaire, nous étions plusieurs à être proches de toi. Nous nous nommions, avec beaucoup d’affection et d’amitié, « les femmes de Jacques ». Dans cet espace d’engagement citoyen que nous partagions, nous avions toute notre place. Tu nous la laissais et plus encore tu nous encourageais à la créer, à la prendre, à l’occuper, à l’animer. Car tu pensais, et tu l’as écrit, que la montée des femmes sur la scène politique, au sens large du terme, était une des raisons essentielles d’espérer en l’avenir de l’humanité. A ton niveau, et au nôtre, tu as ouvert ce chemin là aussi. Merci aussi pour cela.