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Dynamiques et défis de la démocratie participative

Le 24  avril 2007 par Yves Sintomer

La proposition de Ségolène Royal de mettre en place des jurys de citoyens pour évaluer l’action des élus a suscité des réactions extrêmement vives (on été évoqués pêle-mêle Pol Pot et Mao, la Terreur et Pétain !). L’idée d’une démocratie participative mérite-t-elle autant d’indignité ? Quelles sont ses dynamiques potentielles, à quels défis se heurte-t-elle ?

Dans son sens large, la démocratie participative réside dans l’institutionnalisation de la participation citoyenne dans la mise en place des politiques publiques. Les dispositifs en ce sens se sont multipliés en Europe et dans le monde au cours des deux dernières décennies, dans des contextes pourtant extrêmement divers : Agendas locaux 21, planification stratégique participative, budgets participatifs, commissions de débat public, jurys citoyens, conférences de consensus, conseils de quartier, développement communautaire, voire ouverture des partenariats public-privé aux associations : la liste pourrait encore s’allonger. Parallèlement, des ONG et des mouvements sociaux largement indépendants des partis politiques jouent un rôle croissant dans le monde. Ils ont pu créer leurs propres rassemblements, comme le Forum Social Mondial, et sont parfois associés à la « gouvernance globale » impulsée par certains organismes internationaux.

Mais c’est surtout dans son sens plus restreint que la démocratie participative fait débat, notamment lorsqu’elle est opposée à la « démocratie de proximité ». Dans cette dernière, qui prédomine en France, la participation reste essentiellement consultative et les élus conservent le monopole de la définition de l’intérêt général, et donc de la prise de décision. Si les citoyens sont engagés à exprimer leur point de vue particulier dans le cadre d’un dialogue avec les responsables politiques, ces derniers font librement la synthèse de la discussion, pratiquant une « écoute sélective » des arguments qu’ils intégreront ou non. A l’inverse, la démocratie participative vise à donner un réel pouvoir de décision ou au moins de co-décision et de contrôle aux citoyens. Loin de se cantonner à la proximité, les dispositifs qui l’incarnent peuvent se tourner vers des questions générales. Dans une telle dynamique, la démocratie représentative classique s’articule avec des procédures permettant aux simples citoyens de participer à la prise de décision, directement, à travers des délégués étroitement contrôlés ou grâce à des porte-parole tirés au sort. C’est cette perspective qui choque les tenants d’un républicanisme classique, qui pensent avec l’Abbé Sieyès que les citoyens « nomment des représentants bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général, et d’interpréter à cet égard leur propre volonté ».

L’idée de démocratie participative a des antécédents, en particulier dans les thématiques autogestionnaires des années 1960 et 1970. Après une éclipse dans les années 1980 et 1990, la problématique a fait peau neuve sous l’influence du budget participatif de Porto Alegre, au Brésil. Dans cette ville, un dispositif complexe permet aux citoyens qui le souhaitent de participer à la définition du budget communal. Fondée sur un ensemble de règles co-élaborées par l’exécutif municipal et les participants, la procédure a permis une redistribution des ressources en direction des plus pauvres. Les classes populaires ont investi un dispositif qui a par ailleurs favorisé une modernisation de la gestion et a largement sapé les vieux liens clientélistes. Du coup, budget participatif et démocratie participative sont devenus le nouvel étendard d’une partie de la gauche, après l’effondrement du socialisme bureaucratique et alors que les démocraties libérales sont confrontées à une crise de confiance des citoyens à l’égard du système politique. Simultanément, des institutions peu suspectes d’être subversives, comme l’ONU ou la banque mondiale, ont repris l’idée dans une logique moins radicale pour lutter contre la corruption, favoriser une meilleure utilisation des fonds publics ou combattre la pauvreté. Parallèlement, la prise de conscience que nous vivons dans une « société du risque » (U. Beck) où les sciences et les techniques permettent de résoudre certains problèmes mais ont des effets induits imprévisibles (les incertitudes liées aux manipulations génétiques ou le réchauffement climatique n’en étant que les exemples les plus manifestes) a conduit des associations, des scientifiques et des hauts fonctionnaires à souligner la dimension éthique et politique des choix scientifiques et techniques et à demander leur démocratisation. L’implication d’acteurs aussi divers donne aujourd’hui une crédibilité et un poids croissant à cette dynamique participative : les grandes innovations du passé, à commencer par la démocratie parlementaire et l’Etat social, n’ont-elles pas été le fruit de la convergence d’intérêts, d’organisations et de valeurs largement hétérogènes ?

Comment expliquer que ces thématiques gagnent un peu partout du terrain ? Si des acteurs politiques peuvent s’en saisir avec succès, c’est parce qu’elles correspondent à des évolutions de fond. Les principales institutions, de la famille à l’école en passant par les partis, ont vu leur caractère autoritaire s’affaiblir au cours des dernières décennies, et cela a des répercussions sur les conceptions élitistes de la politique. De plus, la crise de l’action publique traditionnelle place les services publics devant un choix : céder la place aux logiques marchandes ou se moderniser en s’appuyant sur la participation des usagers. Parallèlement, les partis jouant moins qu’autrefois leur rôle de médiation entre le système politique et la société civile, un gouffre s’est ouvert que l’institutionnalisation de la participation semble pouvoir combler en partie. Enfin, la conscience se fait jour que la politique n’est pas forcément un jeu à somme nulle, où les élus devraient par force perdre du pouvoir s’ils étaient amenés à le partager : si la politique dans son ensemble regagnait en crédibilité, tout le monde n’aurait-il pas à y gagner ?

Bien sûr, la démocratie participative n’est pas une recette miracle et les expériences engagées sont confrontées à une série de défis :


-  Comment assurer une participation quantitativement significative et socialement représentative de l’ensemble des citoyens ?
-  Comment surmonter les problèmes d’échelle et faire du local ou du sectoriel un tremplin plutôt qu’un piège, en évitant les corporatismes et l’esprit de clocher ?
-  Comment intégrer les savoirs citoyens à la modernisation de l’Etat, afin que les services publics soient réellement au service du public ?
-  Comment permettre une délibération de qualité ?
-  Comment la démocratie participative peut-elle déboucher sur plus de justice sociale ?

Ces questions difficiles ont débouché sur un foisonnement d’innovations pratiques et conceptuelles, dans un mouvement qui ne fait que commencer à s’engager.

La politique est en train de basculer d’un terrain vers un autre, marqué par la relativisation du rôle des appareils partidaires. La démocratie participative ne constitue qu’un pôle dans cette évolution. D’autres tendances jouent sur des crispations autoritaires et sur des mécanismes charismatiques. Elles se manifestent dans le règne des sondages et d’une politique spectacle où l’argumentation est réduite à sa plus simple expression.

La démocratie participative ne constitue-t-elle pas un contrepoids à cette « démocratie d’opinion » :


-  lorsqu’elle s’incarne dans des procédures qui favorisent une délibération de qualité,
-  lorsqu’elle combine différents types de légitimité plutôt que de les opposer
-  lorsqu’elle permet au processus de décision politique d’incorporer les énergies venues des mouvements sociaux en préservant leur autonomie.

Elle doit certes affronter de sérieux défis et génère des problèmes nouveaux, mais l’enjeu n’en vaut-il pas la chandelle ? Des budgets participatifs aux jurys citoyens, n’est-il pas urgent de multiplier les expérimentations ?

Yves Sintomer (La revue parlementaire, décembre 2006)

Yves Sintomer est Directeur adjoint du Centre Marc Bloch Berlin/Université Paris 8

Co-auteur de « Gestion de proximité et démocratie participative » (avec M.H. Bacqué et H. Rey, La Découverte, Paris, 2005), il vient de publier « Le Pouvoir au peuple, Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative », La Découverte Paris, 2007.