Dossiers

Biens communs et propriété


Santé, agriculture, recherche et culture

par Valérie Peugeot

Le 1er avril 2005 se tenait à l’initiative de l’association Vecam une rencontre à laquelle Transversales s’est associée, autour des enjeux du "développement, du bien commun de l’information et de la propriété intellectuelle". Cent cinquante personnes se sont retrouvées pour tenter ensemble de décrypter, derrière la complexité des textes internationaux, le projet politique dessiné par les contours du droit de la propriété intellectuelle. Paysans, créateurs, personnes malades, chercheurs... se heurtent dans leur vie quotidienne à des règles de droit qui semblent chaque jour un peu plus déséquilibrées, chaque fois un peu plus défavorables aux pays du sud.

Nous vous livrons dans cette lettre quatre articles écrits par des intervenants de cette rencontre, correspondant à l’une des quatre thématiques débattues - santé, agriculture, recherche, culture. Bien entendu, ces textes ne peuvent rendre compte à eux seuls de la richesse des échanges, mais ils vous permettront de sentir les contours de cette question essentielle pour l’humanité à l’ère informationnelle : comment construire un équilibre entre information privée et information en partage ? Comment s’assurer que tous, pays du Nord et du Sud, pays à forte présence culturelle ou pays isolés, aient accès à la connaissance et puissent apporter leur contribution à la diversité culturelle ?

Vous pourrez retrouver l’intégralité des actes dans l’ouvrage paru chez C&F Editions et que vous pouvez commander en ligne sur le site de C&F Editions. Vous pouvez également retrouver le programme complet de la rencontre, les références bibliographiques qui l’accompagnent et quelques photos en vous rendant sur le site de Vecam.



Google sonne la victoire du libre et du gratuit !

le 7 juin 2007  par Jean Zin

On accusait les défenseurs des logiciels libres et de la gratuité numérique d’être des communistes (dixit Bill Gates), en tout cas des idéalistes, des rêveurs inconscients des réalités du business et des conditions de reproduction des créateurs alors que la gratuité numérique est un fait technique incontournable où copier n’est pas voler car ce n’est rien prendre et que cela ne coûte rien ! Quand aux logiciels libres c’est aussi une contrainte technique qui découle de la complexité et du caractère évolutif de l’informatique.

On peut penser que Microsoft est condamné à plus ou moins brève échéance pour obsolescence. Ce ne sont pas quelques anarchistes barbus qui vont donner le coup de grâce, ce n’est pas une action morale ou idéaliste, non, mais l’arme de la gratuité qui va se révéler simplement dévastatrice pour conquérir des marchés (ensuite quand il y a monopole par étouffement de la concurrence c’est une autre histoire qu’on connaît bien jusqu’à faire de Bill Gates l’homme le plus riche du monde par confiscation d’une rente illégitime). Il y a toujours eu un avantage décisif à la gratuité sur Internet, pas seulement à cause du prix à payer mais surtout à cause du "coût de transaction" qui ralentit la communication et les échanges. C’est ce qui fait qu’il y a un seuil important entre un prix à payer aussi dérisoire qu’on veut et un accès immédiat complètement libre et gratuit. La possibilité technique de la gratuité s’impose par le jeu de la concurrence et non par l’action politique.

Le but de Google, c’est de profiter de sa position dominante pour la renforcer encore, devenir encore plus indispensable et s’assurer ainsi pour l’avenir d’une grande inertie protégeant l’entreprise d’une concurrence toujours dangereuse qui pourrait rapidement dans ce domaine prendre sa place grâce à une quelconque innovation qui s’avèrerait décisive. C’est pourquoi Google devient de plus en plus tentaculaire et s’étend partout où il le peut, toujours au bénéfice des utilisateurs...

Google proposait déjà gratuitement des application en ligne : Google Mail, (traitement de texte, tableur et travail collaboratif), Google Talk (messagerie instantanée), Blogger (création de blogs), Calendar (agenda interactif), Picasa (traitement d’image) et Page Creator (création de site web). La nouveauté c’est non seulement de pouvoir intégrer ces applications directement dans les différents navigateurs mais aussi de pouvoir s’en servir hors ligne ce qui les met directement en concurrence avec les produits Microsoft (Word, etc.) et Linux (OpenOffice). "Google Gears" est non seulement gratuit, c’est aussi un logiciel libre (du moins presque...). C’est sans doute ce qui signe la fin du modèle "propriétaire" un peu comme Apple a dû abandonner une partie de sa spécificité au profit d’une certaine compatibilité IBM (Intel) qui doit une bonne part de son succès au fait que la copie en était un peu plus libre !

Les logiciels de Google ne sont peut-être pas encore assez à la hauteur mais il est intéressant de constater que la gratuité et l’ouverture ne sont pas l’apanage des petits ou des marginaux dans les réseaux numériques, c’est l’arme des plus grands utilisant avec tous leurs moyens les potentialités techniques que les anciens monopoles voudraient vainement brider. Aucune utopie là dedans, ce ne sont que les affaires et le jeu des puissances relatives mais il y a bien un complet changement de logique dans ce "business model" qui signe notre véritable entrée dans l’ère de l’information (de la gratuité numérique, de la programmation collaborative et de l’innovation collective). Les conséquences en seront considérables, à l’opposé des combats d’arrière garde des droits numériques et de toutes les tentatives actuelles de retour en arrière.


Brevets, industrie et recherche du point de vue du développement

le 20 avril 2005  par Philippe Aigrain

Les brevets sont le symbole de ces dispositifs que les pays développés ont inventé pour - selon l’expression de HaJoon Chang-« retirer l’échelle » afin empêcher des pays moins avancés qu’eux de suivre la route qu’ils avaient suivi précédemment. En effet il n’est pas d’exemple d’avancée technologique qui ne soit inscrite d’abord dans l’imitation et le perfectionnement de savoirs et de savoirfaire déjà manifestes dans l’état des techniques à un instant donné. Parmi les pays dit « technologiquement avancés » d’aujourd’hui, il n’en est pas un, des États-Unis aux Pays-Bas ou à la Suisse, qui n’ait à un moment rejeté les brevets comme obstacle à son propre développement, ou bien adopté des législations en la matière qui encourageaient la copie des inventions étrangères.

Le débat sur l’impact des régimes de propriété et d’accès aux connaissances dépasse aujourd’hui considérablement cet affrontement traditionnel des pays dominants et de ceux qui veulent les concurrencer. En effet, deux nouveaux facteurs interviennent à l’époque récente. Le premier est l’émergence des technologies de l’information et plus généralement des technologies à base informationnelle comme les biotechnologies. L’effet des monopoles de propriété, dont font partie les brevets, se trouve amplifié lorsque ce monopole s’applique aux ressources informationnelles au point d’aboutir à une déconnexion complète entre coûts de production et de développement et prix de monopole. Cette tendance s’applique à l’information pure (logiciel, médias) mais également aux biens mixtes dont l’usage repose sur le contenu informationnel (semences, OGM, variétés végétales, médicaments biotechnologiques).

À l’opposé, le choix d’un régime de biens communs, de droits d’usages partagés par tous, permet de nouvelles formes de coopération et d’innovation dont les logiciels libres, la gestion coopérative des ressources génétiques, l’annotation coopérative des génomes, la science ouverte et des développements récents en recherche biomédicale sont les meilleures illustrations. Dans une telle situation, les pays en développement, pour peu qu’ils aient pu construire ou maintenir des infrastructures essentielles de biens publics sociaux (éducation, santé, infrastructures de base pour l’énergie et la communication) peuvent devenir des participants directs à une société mondiale des connaissances et tirer tous les bénéfices possibles de l’innovation dérivée (partant de l’état présent des techniques).

Dans ce contexte, la généralisation mondiale de régimes de brevetabilité étendue représente un grave danger non seulement pour le développement des pays du Sud, mais pour le développement humain en général. Certains interprètent l’article 27.1 de l’Accord sur les ADPIC comme imposant cette généralisation. Le projet en cours de débat pour la modification de la loi indienne sur les brevets a choisi cette interprétation, en instituant non seulement une brevetabilité des molécules chimiques que la loi de 1970 avait rejetée, mais également la brevetabilité des idées sousjacentes des logiciels et du traitement de l’information.

Un rejet croissant de la brevetabilité informationnelle (logiciels, méthodes de traitement de l’information, séquences génétiques, organismes les contenant) se développe, notamment en Europe, et même aux États-Unis. Les effets absurdes de la brevetabilité informationnelle sont de plus en plus visibles. Cela encourage différentes coalitions [1]] à résister à l’extension de la brevetabilité et à son application indiscriminée. Les projets américains soutenus par la Commission européenne concernant le Substantive Patent Law Treaty (SPLT) à l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle ont été rejetés tout net par un ensemble massif de pays émergents et pauvres lors de l’assemblée générale de l’OMPI qui s’est tenue en septembre 2004.

Frustrés dans leurs efforts d’imposer un régime global d’omnibrevetabilité, les États-Unis recourent de plus en plus à des accords bilatéraux pour imposer leurs vues (voir par exemple le cas de l’accord États-Unis - Maroc), allant jusqu’à imposer des clauses qui vont bien audelà de ce qui est prévu dans l’Accord sur les ADPIC, même si on interprète ceuxci de façon maximaliste (par exemple en portant la durée des brevets pharmaceutiques audelà de 20 ans dans un pays pourtant doté d’une industrie de médicaments génériques). En parallèle, les États-Unis ont accueilli en novembre 2004 une réunion trilatérale des offices de brevets étatsuniens, européen et japonais, pour continuer à faire progresser dans une arène « technique » ce qui avait été rejeté dans les institutions internationales. L’OMPI a également organisé en février 2005 à Marrakech une réunion pour faire progresser des options que l’« Agenda pour le développement » qu’elle est supposée étudier rejette explicitement. Il semble que les mois à venir vont amener une intensification des débats et conflits sur la délimitation du domaine de brevetabilité et l’affirmation des exceptions (licences obligatoires, notamment au titre de l’article 30 de l’Accord sur les ADPIC) nécessaires pour le développement et l’innovation.

Aussi nécessaire qu’il soit, le rejet d’une brevetabilité excessive au nom du développement ne peut suffire à lui seul. Quel régime alternatif de financement de la recherche et de l’innovation, de soutien au transfert de technologie, et d’orientation des objectifs de recherche peutil soutenir un développement humain équilibré ? Il faut de ce point de vue saluer la récente proposition d’un projet de traité cadre pour la recherche médicale à l’Organisation Mondiale de la Santé, proposition qui a réuni le soutien d’un grand nombre de scientifiques, politiques, ONGs et associations dans le monde développé comme dans les pays en développement. Ce projet de traité est l’un des premiers efforts pour proposer un cadre cohérent, couvrant à la fois le financement avec des obligations fonctions du PNB, la disponibilité des résultats et la définition des objectifs de recherche sur la base de priorité de santé publique et non du profit de quelques multinationales pharmaceutiques. Une effort similaire est en cours pour la rédaction d’un projet de traité sur « l’accès aux connaissances » soumis à l’OMPI.

L’un des effets les plus importants des brevets porte sur la nature des cibles d’innovation. La relation entre l’existence de systèmes de brevets forts et l’adéquation des technologies est un sujet qui devrait retenir beaucoup plus l’attention, notamment du point de vue du développement. Combien d’innovations simples ontelles été abandonnées parce qu’elles n’offraient pas de potentiel d’appropriation monopolistique, alors qu’elles auraient pourtant été adaptées aux conditions spécifiques des pays du Sud, qu’il s’agisse d’énergétique, d’irrigation, de thérapeutique, ou d’infrastructures éducatives ?

Enfin, il faut ici adresser un signal d’alarme. Dans les pays développés euxmêmes, l’innovation, la justice sociale, et l’appropriation humaine des techniques peuvent souffrir grandement d’une propriété intellectuelle abusive, alors que les bénéfices retirés des revenus de ces monopoles sont très inégalement distribués et échappent de plus en plus à l’impôt. Mais la situation n’est pas plus univoque dans les pays pauvres ou émergents. Si la réponse qui est apportée aux protestations contre la biopiraterie et le pillage des savoirs traditionnels consiste en un encouragement de mécanismes de type brevets, il faut s’attendre à une véritable organisation locale du pillage par les acteurs économiques ou étatiques locaux, alliés à des sociétés des pays développés.

Ce n’est qu’en reconnaissant positivement les biens communs, en organisant directement des transferts et termes d’échanges justes, en construisant des synergies de développement dans des régions relativement homogènes sans imposer une liberté des échanges à plus grande échelle systématique et par là destructrice, que l’on pourra construire progressivement cette communauté mondiale, diverse et fragile, qui est le propriétaire à venir des biens communs.


Ce texte est extrait du livre Pouvoir Savoir : Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle. Ce livre, coordonné par Valérie Peugeot a été publié le 1 avril 2005 par C & F Éditions. Il accompagne la rencontre "Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle" organisée par l’Association Vecam à Paris.

Le texte est sous licence Creative Commons paternité, pas d’utilisation commerciale.

La connaissance doit être offerte en libre-accès... mais auteurs et éditeurs ont besoin d’une économie pour poursuive leur travail. Si vos moyens vous le permettent, n’hésitez pas à commander le livre en ligne (13 €)


L’accès aux médicaments compromis par les politiques bilatérales de renforcement de la propriété intellectuelle

le 20 avril 2005  par Gaëlle Krikorian

Accès aux médicaments et propriété intellectuelle

L’Accord sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC) fixe un modèle de protection de la propriété intellectuelle pour l’ensemble des États membres de l’OMC (Organisation mondiale du Commerce). Il impose, entre autres choses, la délivrance pour les produits pharmaceutiques de brevets d’une durée de 20 ans.

Sa mise en oeuvre, prévue dès la création de l’OMC en 1995 pour les pays développés, ne concernait les pays dits « en développement » qu’à partir de 2000 ou 2005 selon les cas, et ne devait s’appliquer qu’en 2006 dans les pays dits « les moins avancés » (PMA). Cela signifie cependant qu’un nombre croissant de pays pauvres ont - ou sont en train - d’intégrer à leur législation nationale les dispositions requises par l’Accord sur les ADPIC. Ainsi, dans de nombreux pays, les produits de santé ne peuvent plus, comme par le passé, être librement fabriqués et commercialisés, ce qui ne manquera pas d’avoir un impact significatif sur l’accès aux médicaments dans ces pays.

Suite à une certaine prise de conscience internationale, la conférence ministérielle de l’OMC à Doha en novembre 2001 a permis de clarifier l’existence de dispositions au sein de l’Accord sur les ADPIC permettant aux pays de contourner le droit des brevets en cas de nécessité. Une partie des entraves en matière de production, d’importation et de commercialisation de médicaments a ainsi été levée avec l’adoption de la « Déclaration sur l’accord sur les ADPIC et la Santé Publique »[1]. De son côté, l’accord dit « du 30 août 2003 »[2] validé par l’OMC lors de la conférence de Cancun en septembre de la même année permet en théorie l’exportation des produits génériques à partir des pays qui les fabriquent.

Ainsi, des améliorations ont pu être enregistrées. Cependant de nombreux problèmes demeurent ; la mise en application de ces textes reste à opérer et leurs effets réels à démontrer.

Mais surtout il est à craindre que les résolutions prises à l’OMC soient de peu d’efficacité puisque depuis peu, parallèlement aux réglementations multilatérales, de nouveaux standards de protection de la propriété intellectuelle se développent par le biais d’accords de libreéchange bilatéraux ou régionaux. La prolifération de ces accords risque de s’avérer plus lourde de conséquences encore que les accords de l’OMC dans le domaine de la santé.

Politique des États-Unis en matière de propriété intellectuelle

Dès les années 1970, un réseau d’influence conduit par une dizaine de compagnies étatsuniennes (industrie pharmaceutique, informatique et entreprises du spectacle, principalement) se tisse et milite pour l’intégration de la propriété intellectuelle dans le cadre des politiques commerciales du gouvernement des États-Unis et la nécessité d’imposer un régime international de protection de la propriété intellectuelle[3].

Ce processus initié et alimenté par le lobbying de représentants du secteur privé a finalement trouvé un relais étatique auprès de l’USTR (représentant américain au commerce) et a été intégré aux objectifs de la politique commerciale internationale des États-Unis. Pendant les années 1980 et 1990, par le truchement d’une succession de négociations multilatérales, régionales ou bilatérales, les standards voulus aux États-Unis se sont imposés à un nombre croissant de pays. Dans le même temps, ce mouvement pour un renforcement des standards de protection de la propriété intellectuelle s’est propagé dans les milieux politiques européens, canadiens et japonais. En 1986, les « aspects commerciaux » des droits de propriété intellectuelle intégraient les négociations de l’Accord général sur les Tarifs douaniers et le Commerce (GATT) et apparaissaient dans la déclaration ministérielle ouvrant le cycle de l’Uruguay. À l’issue de cette négociation, en avril 1994 à Marrakech, l’Accord sur les ADPIC imposait à l’ensemble des pays devenus membres de l’OMC un niveau minimum de protection de la propriété intellectuelle.

La mise en application de cet accord est aujourd’hui à l’oeuvre dans la majorité des pays. Parallèlement, depuis quelques années le rythme de négociation d’accords commerciaux bilatéraux ou régionaux impliquant les États-Unis s’intensifie - et tout particulièrement depuis le vote par le Congrès des États-Unis du Trade Act en août 2002 qui instituait le président Bush « Trade Promotion Authority (TPA) » afin de faciliter et accélérer les négociations commerciales.

Ces accords qui comportent systématiquement un volet en matière de propriété intellectuelle sont l’un des outilsclef de la stratégie des États-Unis pour poursuivre le durcissement des standards de protection de la propriété intellectuelle, audelà de ceux établis en 1994 par l’OMC, instaurant des régimes que l’on désigne sous l’appellation « ADPIC+ ».

Comme par le passé, ces accords bilatéraux ou régionaux servent de plateforme à l’élaboration de normes internationales[4]. Qu’il s’agisse de l’Accord sur les ADPIC ou d’accords bilatéraux ou régionaux, les standards adoptés représentent un seuil minimum de protection que les pays signataires s’engagent à appliquer, mais qu’ils peuvent également dépasser s’ils le souhaitent ou si des accords ultérieurs les y obligent. Et c’est précisément ce qui se produit avec les accords bilatéraux ou régionaux postérieurs à l’Accord sur les ADPIC. Ainsi, par ce jeu de vaetvient entre négociations multilatérales et négociations bilatérales et au fur et à mesure de la multiplication des accords et traités, on assiste à un accroissement significatif de ce qui est considéré comme « standard minimum » pour la protection des droits de propriété intellectuelle.

Depuis l’accord signé avec le Mexique et le Canada il y a dix ans dans le cadre de l’ALENA, de plus en plus de pays sont impliqués dans des négociations commerciales avec les États-Unis. Pour certains, des accords sont d’ores et déjà signés : Jordanie (2000), Chili (2003), Singapour (2003), Bahreïn (2004), Australie (2004). De nombreux autres sont en passe de faire ratifier des accords similaires par leur Parlement ou viennent de s’engager dans des négociations.

Un accord de libreéchange entre les États-Unis et les pays d’Amérique centrale (CAFTA)[5] a été conclu le 18 mai 2004 et devrait être validé par les parlements des pays concernés prochainement. En août dernier, la République Dominicaine s’engageait à rallier cet accord.

Le Maroc a conclu un accord avec les États-Unis le 3 mars 2004 qui est en cours de ratification par le parlement marocain. Il s’agit vraisemblablement de l’accord le plus restrictif à ce jour en terme de protection de la propriété intellectuelle.

La négociation de l’accord entre les Amériques du Nord et du Sud est actuellement gelée, mais devrait reprendre courant 2005. Elle concerne trentequatre pays d’Amérique latine et des Caraïbes. Son volet sur la propriété intellectuelle, en autre, suscite de nombreuses polémiques

-  notamment auprès des gouvernements brésilien et cubain. Le nombre croissant d’accords de libreéchange en Amérique latine inclura bientôt des accords entre les États-Unis et les pays Andins (Colombie, Équateur, Pérou et Bolivie). Depuis le 26 avril 2004, les États-Unis et Panama se sont engagés dans une négociation bilatérale.

Des négociations entre les États-Unis et la Thaïlande ont débuté officiellement en juin 2004. Cet accord sera le premier d’un réseau d’accords bilatéraux avec les pays de l’association des Nations de l’Asie du Sud Est. L’accord avec Bahreïn signé en 2004 fait partie d’un projet plus large d’accords commerciaux avec l’ensemble de la région du MoyenOrient qui devrait être conclu d’ici 2013. Des négociations avec les membres de l’Union douanière d’Afrique australe (SACU) sont également en cours et concernent le Botswana, le Lesotho, la Namibie, le Swaziland et l’Afrique du Sud.

Les État-Unis ne sont pas les seuls à imposer un durcissement des réglementations en matière de protection de la propriété intellectuelle. L’accord récemment conclu entre l’Union européenne et le Mercosur[6] conduira vraisemblablement à un renforcement des législations nationales sur la propriété intellectuelle. Cependant, la politique des États-Unis est de loin la plus agressive et efficace dans la production de réglementations « ADPIC+ » à un niveau national ou régional dans les pays en développement.

Les mesures « ADPIC+ »

Dans le cadre de ces accords commerciaux de libreéchange, les dispositions « ADPIC+ » requises n’imposent pas seulement aux pays signataires qu’ils mettent en oeuvre des standards plus contraignants que ceux de l’Accord sur les ADPIC, elles limitent également le recours à un certain nombre de flexibilités prévues par cet Accord et clarifiées par la déclaration de Doha.

Des pays susceptibles de jouer un rôle clef en matière de production de génériques, d’exportation et de transfert de technologies (Brésil, Thaïlande, Afrique du Sud, etc.) sont actuellement engagés dans des négociations bilatérales ou régionales avec les États-Unis et risquent d’accepter des dispositions sur les droits de propriété intellectuelle qui auront pour effet de limiter, retarder ou interdire la production de génériques ou l’accès des populations à ces produits.

Ces dispositions « ADPIC+ » concernent notamment :

* l’allongement des durées de protection par les brevets audelà des 20 ans requis par l’OMC (sous divers prétextes) ; * l’assouplissement des critères de brevetabilité ou leur élargissement ; * des limitations dans les recours aux flexibilités prévues par l’Accord sur les ADPIC de l’OMC (licences obligatoires, importations parallèles, etc.) ; * l’établissement d’un lien entre dispensation de brevets et obtention d’autorisation de mise sur le marché.

Outre les pays potentiellement producteurs, l’ensemble des pays en développement impliqués dans ces négociations est en passe de perdre une latitude pourtant indispensable en matière de politique de santé publique et d’accès aux médicaments.

Ces accords attestent d’un serein mépris à l’égard des engagements pris en 2001 à Doha et visàvis des malades des pays pauvres. C’est sans doute la raison pour laquelle le débat sur l’accès aux médicaments et la propriété intellectuelle doit aujourd’hui reprendre le devant de la scène internationale. Il est peutêtre temps que l’Organisation Mondiale du Commerce condamne la politique des États-Unis.


Ce texte est extrait du livre Pouvoir Savoir : Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle. Ce livre, coordonné par Valérie Peugeot a été publié le 1 avril 2005 par C & F Éditions. Il accompagne la rencontre "Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle" organisée par l’Association Vecam à Paris.

Le texte est sous licence Creative Commons paternité, pas d’utilisation commerciale.

La connaissance doit être offerte en libre-accès... mais auteurs et éditeurs ont besoin d’une économie pour poursuive leur travail. Si vos moyens vous le permettent, n’hésitez pas à commander le livre en ligne (13 €)


Le libre-accès à la connaissance, à la culture, aux émotions et à l’élaboration collective

le 20 avril 2005  par Hervé Le Crosnier

La numérisation et l’extension des réseaux pose d’une manière radicalement nouvelle le vieux rêve de la Renaissance : construire la bibliothèque universelle dans laquelle chacun pourra puiser sagesse, connaissance et émotions, afin de développer le respect pour les autres et le partage de la culture.

Mais le numérique porte en lui une autre nouvelle : cette bibliothèque sera mondiale. Elle traversera les époques, les civilisations, les regards sur le monde. Elle s’enrichira non seulement des oeuvres, mais des exégèses, des commentaires, des critiques, des rebonds, des échanges qui ont lieu autour des oeuvres. La véritable mondialisation, celle que nous attendons, la mondialisation des humains qui fera de nous tous des frères et des soeurs partageant le même intérêt pour la Paix, la protection de la nature et la démocratie collective est en germe dans ce formidable projet culturel coopératif.

Pour autant les obstacles sont encore bien présents, qui limitent drastiquement cet espoir. À commencer par la menace de la faim, le poids des maladies et la tyrannie des « catastrophes naturelles » qui n’épargent jamais les plus pauvres de notre planète. À continuer par les bruits de bottes et les menaces de guerre. Plus que jamais, face à cette mondialisation de l’obscurantisme, à ce cynisme de la puissance, à cette arrogance des nantis, nous devons opposer la construction collective d’une réflexion partagée, égalitaire. Dans un raccourci saisissant, le SousCommandant Marcos disait « Pour éviter la guerre, il faut que les idées parlent plus vite que les balles ».

Nous devons inverser le miroir, regarder le monde par le côté de la nécessité, et voir ensuite comment la propriété peut trouver sa place. La nécessité, dans le domaine qui nous préoccupe aujourd’hui, c’est organiser le libr-accès à la connaissance. C’est par le libre-accès mondial à la connaissance que se fera l’extension des savoirs, de l’éducation et de la compréhension du monde, tout ce qui permettra au mieux d’assurer à chacun un repas, un toit, des traitements médicaux, et la possibilité de participer à l’extension de la démocratie, dans son village, son pays, le monde. Les autres règles doivent servir ce but, notamment les régimes de propriété.

En plaçant ainsi le libre-accès mondial à la connaissance comme valeur cardinale de notre projet de développement dans le domaine de l’information, nous ne faisons que renouer, à l’heure de la mondialisation, avec ce qui est depuis trois siècles au fondement des droits de propriété intellectuelle dans les pays occidentaux. C’est pour « encourager les hommes éclairés à composer et écrire des livres utiles » qu’a été élaboré le premier statut des droits d’auteurs en 1710. Les besoins de la société sont l’objectif, et la propriété et le monopole qui lui est associé, un moyen.

Or actuellement, sous la pression des intégristes des droits d’auteurs, ce moyen devient une fin en soi. Alors que la « propriété intellectuelle » est une pure convention, ces intégristes veulent la réifier, en faire un droit « naturel » et donner chaque jour plus encore à celui qui a déposé un brevet ou publié un document un pouvoir démesuré de contrôle sur le devenir social de ses travaux.

Quand une recherche scientifique a été faite, que ses résultats sont là, nul ne pourra plus les effacer de la connaissance de tous. Quand une chanson a été mise en musique, un poème lancé vers la foule, un livre écrit... ces oeuvres sont là. Rien, nulle censure, nulle barrière, nul autodafé ne pourra les empêcher d’être sur les lèvres. Tous les régimes dictatoriaux qui s’y sont essayé ont échoué. Aujourd’hui, le numérique offre encore plus de possibilités pour empêcher la main-mise sur les oeuvres, pour faire circuler par delà les barrières le savoir et l’émotion. Un régime équilibré de propriété intellectuelle doit prendre cela en compte, faute de devenir un régime malthusien, finissant par diminuer la curiosité humaine, organisant le recul de la science.

C’est parce que les hommes et les femmes de notre planète peuvent s’entendre sur la nécessité de récompenser équitablement les créateurs, les innovateurs, les poètes, et les intermédiaires qui permettent aux oeuvres de nous atteindre, qu’un régime de propriété intellectuelle peut exister. Que l’équilibre se brise, que le contrôle des usages se mette en place (Digital Rights Management, traçage des lectures, interdiction des créations dérivées...), que l’on marginalise la lecture socialisée (écoles, bibliothèques...), que l’on tente de soumettre la recherche aux bénéfices des éditeurs scientifiques et des détenteurs de brevets... et c’est la dynamique même de la culture qui se met à battre de l’aile.

L’expansion de la culture, le libre-accès à la connaissance sont des Droits de l’Homme qu’il convient maintenant de défendre. C’est dans le cadre de cette défense que nous saurons trouver les justes formes de rétribution des droits de propriété intellectuelle. C’est dans cette logique de la nécessité et du partage que nous construirons un vaste domaine public mondial, riche des oeuvres du passé, mais aussi des oeuvres produites à la demande de la puissance publique ou des oeuvres que les auteurs placent volontairement dans un « domaine public consenti » (licences libres pour l’art ou le logiciel, licences Creative commons pour la création littéraire, archives ouvertes pour les publications scientifiques...). La logique de partage qui préside à la création culturelle, à l’élaboration de la connaissance, peut se retrouver dans un régime de propriété ouvert qui permette au monde entier de bénéficier des nouvelles opportunités que nous offrent les technologies du numérique.

La mesure du bénéfice d’un projet aussi essentiel pour l’avenir des droits humains ne peut se faire qu’en regardant les bénéfices que peuvent trouver à un tel changement des pratiques et des régimes juridiques les peuples des pays les moins avancés. C’est avec leurs yeux que nous jugerons des progrès. C’est avec leur concours que nous étendrons ensemble les Droits de l’Homme et ferons reculer les risques de guerre.


Ce texte est extrait du livre Pouvoir Savoir : Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle. Ce livre, coordonné par Valérie Peugeot a été publié le 1 avril 2005 par C & F Éditions. Il accompagne la rencontre "Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle" organisée par l’Association Vecam à Paris.

Le texte est sous licence Creative Commons paternité, pas d’utilisation commerciale.

La connaissance doit être offerte en libre-accès... mais auteurs et éditeurs ont besoin d’une économie pour poursuive leur travail. Si vos moyens vous le permettent, n’hésitez pas à commander le livre en ligne (13 €)


L’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce et la biodiversité

le 20 avril 2005  par Suman Sahai

Nous avons assisté dans les dernières décennies à un changement radical de la place des ressources biologiques. Ce qui était une ressource « naturelle », accessible pour tous, s’est maintenant transformé une ressource « économique », en cours de privatisation. Au cours de ce processus, une propriété publique, détenue et enrichie collectivement au sein des communautés, est transformée en une propriété privée, appartenant à quelques uns et détachée de plus en plus des communautés locales.

On retrouve les échos de ce changement dans les décisions nationales et internationales. Deux traités internationaux majeurs, l’Accord sur les ADPIC (Aspects des Droits de Propriété intellectuelle qui touchent au Commerce) au sein de l’OMC et la Convention pour la Diversité biologique des NationsUnies, avec deux approches contradictoires, sont en train de dessiner les régimes nationaux des États membres de l’OMC et des NationsUnies, en regard des ressources biologiques et des connaissances indigènes. L’Accord sur les ADPIC engendre la privatisation des ressources biologiques en autorisant le dépôt de brevets sur le matériel biologique et les savoirs indigènes qui leurs sont associés, alors que la CDB reconnait des droits aux communautés indigènes sur leurs ressources biologiques et leurs savoirs.

L’article 27.3(b) de l’Accord sur les ADPIC a placé les ressources biologiques dans le cadre des droits de propriété intellectuelle, et ce faisant ouvre la voie à la mainmise privée au travers de droits commerciaux exclusifs.

La diversité biologique est devenue le vivier dans lequel l’industrie biotech puise ses matériaux de base. Alors que les entreprises des pays développés maîtrisent les techniques de l’ADN Recombinant, les matières premières biologiques sont localisées principalement dans les zones tropicales et semitropicales d’un Sud en voie de développement. Il en va ainsi non seulement des ressources génétiques ellesmêmes, mais aussi des savoirs qui leurs sont associés, tels qu’ils résident dans les communautés indigènes.

Dans le but d’obtenir l’accès aux ressources biologiques, les industries transnationales du vivant, au travers de leurs gouvernements, ont étendu les droits de propriété intellectuelle jusqu’aux matériaux biologiques euxmêmes, et cela à l’échelle mondiale. Ce changement a eu lieu lors de l’« Uruguay Round », commencé en 1986 au sein du GATT et achevé en 1994 à Marrakech par la création de l’OMC. C’est durant ce cycle de négociations que la vie et les ressources génétiques ont été pris dans les rêts d’un unique système global pour les droits de propriété intellectuelle.

L’Accord sur les ADPIC couvre ainsi, parmi de nombreuses autres choses, le droit d’auteur et ses droits voisins, les marques déposées, tout comme les appelations d’origine accordées par exemple au Champagne ou au Whisky Ecossais, les dessins et modèlés industriels, les brevets et la protection des variétés végétales, le dessin des circuits intégrés des industries électroniques, la protection des informations sensibles, le secret des affaires et la concurrence déloyale.

Les droits de propriété intellectuelle sur les matériaux biologiques

L’élément central de l’Accord sur les ADPIC relatif à l’agriculture et à la sécurité alimentaire est l’obligation faite aux

États membres de l’OMC d’ouvrir le dépôt de brevet à toutes les inventions, qu’elles concernent les produits comme les processus, dans tous les champs de la technologie sans discrimination. La raison principale de ce nouvel intérêt pour les brevets est lié au développement très rapide de la biotechnologie dans l’agriculture.

Il y a quatre options ouvertes aux États membres par l’article 27.3(b) de l’Accord sur les ADPIC :

* la première consiste à accorder des brevets sur tout, ce qui inclut alors tous les matériaux et toutes les formes de technologies ; * la seconde vise à exclure les plantes, les animaux et les processus biologiques, mais pas les variétés végétales. Cela signifie que l’on peut refuser la brevetabilité des plantes sauvages, des animaux et des processus biologiques naturels par lesquels ils sont créés, mais pas celle des semences agricoles ; * la troisième option consiste à exclure les plantes, les animaux et les processus biologiques de la brevetabilité, mais d’introduire un droit sui generis pour la protection des variétés végétales. Un tel droit sui generis permet à chaque pays de créer un système législatif se limitant à la protection minimale définie par l’OMC ; * la dernière option vise à exlure de la brevetabilité les plantes, les animaux et les processus biologiques essentiels mais pas les variétés végétales, et d’accorder aussi un droit sui generis. Cette derière option signifie que les varétés végétales pourront être brevetées ou protégées par un système spécifique créé pour l’occasion.

La majeure partie des pays en développement ont choisi l’option trois. Un droit sui generis permet de s’adapter au problème réel des agriculteurs et permet à chaque pays de produire ses propres règles pour la protection des variétés végétales. Un tel droit sui generis reconnu est celui de l’Union Internationale pour la Protection des Obtentions végétales (UPOV). Il a été initialement développé en Europe et il est dorénavant adopté par les pays industrialisés. Le système de l’UPOV a connu plusieurs changements depuis sa création en 1961, mais jamais pour offrir des concessions aux fermiers ou aux fabricants de semences fermières.

L’article 27.3(b) est certainement un des plus controversé de l’ensemble du Traité de l’OMC. Il impose aux États membres de définir des règles pour la brevetabilité des microorganismes et des organismes génétiquement modifiés (au titre de « processus microbiologiques et nonbiologiques »), ce que la plupart des pays sont actuellement en train de mettre en place. Il y a une tendance actuelle qui montre que certains États, dont les ÉtatsUnis, aimeraient éliminer l’option d’un droit sui generis alors que la majeure partie des pays en développement sont au contraire en train de rédiger des législations nationales pour l’implémenter. Il y a des propositions pour que l’UPOV soit considéré comme le seul droit sui generis acceptable pour les obtentions végétales. Or l’UPOV ne va pas dans le sens de l’intérêt des pays en développement, car il n’offre aucun droit pour les paysans. Les droit vont à sens unique, et sont accordés à l’obtenteur, ce qui de nos jours signifie de plus en plus « la compagnie ».

Les brevets sur les semences limiteraient drastiquement l’autonomie des paysans qui devraient acheter des semences nouvelles pour chaque récolte. Les femmes seraient particulièrement pénalisées par l’adoption des règles de l’UPOV, qui limiteraient le droit de replanter leurs propres semences.Or ce droit leur permet actuellement de maintenir des cultures vivrières pour nourrir leurs familles.

Il y a aussi des contradictions entre les régimes de brevets définis par l’Accord sur les ADPIC et la Convention sur la Diversité biologique (CDB) et le Traité International sur les Ressources phytogénétiques pour l’Alimentation et l’Agriculture de la FAO (Food and Agriculture Organisation, agence des NationsUnies). Ces divergences sont largement considérées comme plus politiques que légales, et le gouvernement des ÉtatsUnis a fait de l’application de l’Accord sur les ADPIC une priorité de sa politique étrangère. On devrait donc voir émerger ces conflits au sein de l’Organe de Règlement des Différends de l’OMC dans les années à venir.

Les contraintes définies par l’UPOV 1991 vont diminuer de façon significative la capacité des communautés paysannes à être autosuffisantes en matière de semences et à conserver leur autonomie de choix. Cette réglementation met en avant les intérets des semenciers industriels du Nord plutôt que ceux des communautés paysannes. L’UPOV définit une obtention végétale protégeable comme étant « distincte » des autres variétés, produisant une descendance « uniforme », et restant génétiquement « stable » par delà les générations. Avec l’accord UPOV de 1991, une autre qualité, la « nouveauté » a été ajoutée aux caractéristiques minimales requises. Le critère d’uniformité peut contribuer à l’érosion génétique. De surcroît, maintenir une certification UPOV est en dehors des moyens de la majeure partie des paysansreproducteurs. Bien que les paysans se soient efforcés de cultiver des variétés végétales stables, conservant leurs qualités dans le temps, leurs variétés ne parviennent que rarement à remplir les critères de l’UPOV.

Ces conditions drastiques pour obtenir un certificat d’obtention végétale sous le régime de l’UPOV vont à l’encontre de l’objectif de maintenir et d’élargir la diversité biologique. Plus encore, le type même de protection qu’il offre est un droit exclusif de monopole. Cela contraste fortement avec les but plus larges d’une rémunération collective et d’une répartition équitable des bénéfices qui sont définis dans d’autres accords globaux comme la CDB et le Traité international de la FAO.

L’UPOV est contraire aux intérêts des pays en développement.

De nombreux organismes, dont l’OMC ellemême, tendent à réduire l’option d’un droit sui generis à un seul modèle législatif, tel qu’il est défini par l’UPOV. Pourtant, l’UPOV n’est pas mentionné dans l’Accord sur les ADPIC. De nombreux experts juridiques et économiques indépendants ont souligné que l’UPOV ne pouvait pas être accepté comme un droit sui generis efficace dans le cadre de cet Accord, et qu’il reste aux États un large espace de négociation, de flexibilité et un pouvoir discrétionnaire dans l’interprétation de l’option sui generis. Le régime de l’UPOV met en avant des variétés végétales adaptées pour des systèmes agroindustriels. Dans ces modèles, les paysans doivent payer des redevances pour les semences, et le secteur semencier devient une opportunité pour les entreprises agrochimiques et biotechnologiques. Les plantes sont sélectionnées pour donner leur plein rendement en fonction des intrants chimiques ou du choix des gènes brevetés, au détriment d’une biodiversité durable. L’UPOV décourage automatiquement les semences ayant un large spectre génétique qui les rend pourtant adaptées aux situations locales, tant pour le marché que dans les champs.

L’impact des régimes du type de l’UPOV sera désastreux pour les pays en développement. D’abord, les paysans qui ont contribué aux variétés sur la base desquelles les obtenteurs développent leurs propres activités n’auraient aucun droit, ceuxci étant réservés aux semenciers. Ensuite, les conditions liées à l’UPOV sont basées sur des économies de type industriel, dans lesquelles seulement 2 à 5% de la population vit de l’agriculture, et dans lesquelle existent peu de petits paysans pauvres et marginalisés. L’UPOV avantage particulièrement les pays pour lesquels l’agriculture est avant tout une activité commerciale. Pour la majorité des paysans en Asie, en Afrique et en Amérique latine, c’est une activité vivrière.

Appliquer l’Accord sur les ADPIC aux ressources biologiques est opposé aux intérêts des peuples indigènes, des hommes et des femmes vivant de la terre. Les femmes apportent un soin plus particulier à l’usage des ressources biologiques pour se nourrir, se soigner et d’autres activités quotidiennes, et elles utilisent ces ressources pour améliorer la santé et la nourriture de leurs familles autant que pour obtenir des revenus. L’Accord sur les ADPIC ne reconnaît aucun droit aux communautés locales sur leurs propres ressources et sur les savoirs qui leurs sont associés. Ils ne parviennent pas à reconnaître et protéger les droits des paysans, qui sont pourtant explicitement reconnus par la CDB et l’ITPGR. De plus, l’Accord sur les ADPIC, contrairement à la CDB ou l’ITPGR ne reconnaît aucun apport particulier des femmes dans les communautés rurales pour la conservation de la biodiversité. Il ne dispose d’aucun levier pour assurer le partage des bénéfices des technologies et de l’innovation, ou pour obtenir le consentement éclairé des peuples, et principalement des femmes, dont on collecte le savoir pour l’intégrer dans ces innovations technologiques.

Impact sur la biodiversité, les communautés villageoises et principalement les femmes

La biodiversité est la base de la nourriture et du bienêtre autant que de la sécurité et de la souveraineté alimentaire des hommes et des animaux vivants dans les communautés pauvres et marginalisées. Modifier profondément la dynamique millénaire de contrôle et d’usage de la biodiversité en imposant des règles de propriété intellectuelle va accentuer l’appauvrissement et la marginalisation des communautés locales. Les femmes, en leur sein, seront doublement désavantagées, à la fois en termes économiques et dans leur pouvoir de décision.

Les régimes de propriété intellectuelle sur les ressources biologiques, et leur commercialisation pour les échanges marchands va mettre en danger les ressources ellesmême. L’exemple du fermier canadien Percy Schmeiser et son procès qui l’a opposé à Monsanto autour d’une violation de propriété intellectuelle nous montre comment ce type de régime de propriété est utilisé par les grandes corporations pour imposer leur monopole. Monsanto a porté plainte contre Schmeiser pour les immenses dommages qui lui auraient été causés par une « violation » de son brevet sur du colza RoundUp Ready après la découverte de ce type de plantes dans les champs de Schmeiser. Le colza est une plante à pollinisation croisée, ce qui laisse ouverte la contamination du champ par des plantations voisines de type RoundUp Ready. Mais l’insistance de Monsanto dans ce procès nous montre comment les transnationales vont établir des monopoles sur les ressources biologiques. Ces actions auront des conséquences dramatiques dans les pays en développement puisqu’elles dénient leurs droits sur des ressources vitales et finiront par atteindre les capacités même de survie des communautés.

Les intérêts commerciaux qui fabriquent des ressources biologiques pour de larges marchés vont mettre en danger les ressources de base, et avec elles les savoirs qui ont été développés pour les cultiver et les utiliser. L’impact sur les femmes, et au travers elles sur leurs familles, seront immédiats. On assiste déjà à une disparition de plantes médicinales rares dans les régions de collines d’Inde en raison de la collecte menée par les compagnies pharmaceutiques. Une sousespèce de Taxus baccata, le Himalaya Yew des régions himalayennes est en voie de disparition en raison de sa surexploitation, liée à ses propriétés anticancéreuses. De larges zones du Kumaon et du Garhwal, dans l’Inde hymalayenne ont été vidées de leurs plantes médicinales par des ramasseurs qui les collectent pour de grandes compagnies indiennes ou étrangères. Cette dégradation de la flore signifie que les femmes perdent les ressources qu’elles utilisent pour soigner leurs familles et leurs animaux. Les brevets sur les semences vont détruire les capacités des femmes à sélectionner des variétés nouvelles, adaptées aux conditions locales pour la médecine et les cérémonies. Ceci va empiéter sur les conditions de sécurité alimentaire des familles autant que sur les identités socioculturelles des communautés. Les femmes ont sélectionné des plantes pour des usages particuliers, qui sont partie prenante des habitudes alimentaires autant que des pratiques religieuses locales. Certaines variétés sont offertes aux Dieux lors des cérémonies. D’autres jouent un rôle rituel dans les mariages ou les cérémonies de décés.

Quand les brevets seront autorisés, il n’y aura plus moyen de distinguer la source biologique, ni les connaissances clés qui ont servi à l’invention revendiquée, c’estàdire le savoir indigène des caractéristiques de telle ou telle plante. La biopiraterie est une forme de vol des propriétés intellectuelles des communautés locales. Dans le cas des brevets sur le turmeric ou le neem, le savoir ancestral des propriétés analgésiques ou fongicides respectives de ces plantes ont servi au dépôt de brevets à l’US Patent and Trademark Office. Les conséquences sont à double verrouillage. L’application du brevet en Inde pourrait conduire à un contrôle commercial sur le traitement de la douleur ou les produits antiseptiques dérivés du turmeric ou du neem, en le retirant aux femmes. Et d’un autre côté, le potentiel industriel et commercial que l’Inde pourrait tirer d’une exportation de ces produits vers les ÉtatsUnis est rendue impossible, du fait que le brevet, déposé aux ÉtatsUnis, permet de bloquer les importations.

Que ce soit dans le domaine des plantes médicinales ou en agriculture, il apparaît clairement que les femmes seront exclues de la prise de décision. Elle auront de moins en moins leur mot à dire sur le choix des plantations, car l’accès aux semences se déportera de plus en plus vers les plantes qui ont un seul trait dominant. Les femmes auront ainsi moins de choix et moins de souplesse pour valoriser des usages multiples des plantes (alimentation humaine ou animale, médecine, cérémonies,...). Comme la participation économique pour compenser ces pertes ne sera pas possible pour les femmes, ou bien sera l’occasion de leur faire porter un fardeau supplémentaire, il est plus vraisemblable que ces dépossessions deviendront permanentes.

Réponse du Sud

L’Inde, le Brésil, la Chine, Cuba, la République dominicaine, l’Équateur, le Pakistan, la Thaïlande, le Vénézuela, la Zambie et le Zimbawe ont demandé au conseil de l’Accord sur les ADPIC d’inclure des clauses additionnelles. Cellesci devront garantir que celui qui dépose un brevet relatif à du matériel biologique ou des savoirs indigènes doit indiquer le consentement de la source et du pays d’origine de la ressource biologique ou du savoir qui est inclus dans l’invention. Le déposant devrait aussi délivrer l’assurance du consentement éclairé et d’un partage équitable et juste des bénéfices suivant les régimes nationaux concernés.

Ces pays poussent aussi à l’instauration d’un régime qui garantisse des protections aux connaissances indigènes. En raison de l’opposition des pays développés, et particulièrement des ÉtatsUnis, aucune avancée n’a pu être enregistrée sur ces propositions. Au contraire, les pays développés se font les avocats d’une approche « ADPIC + ». L’Union Européenne et les ÉtatsUnis font pression sur les pays au travers d’accords bilatéraux pour qu’ils acceptent des régimes de propriété intellectuelle encore plus excessif que ce que demande l’OMC. Et nombre de ce type d’accords qui vont plus loin que celui sur les ADPIC sont d’ores et déjà signés.

Aller de l’avant

La seule solution pour garantir un marché équitable pour les communautés des pays en développement est de retirer la biodiversité de l’Accord sur les ADPIC. Et dans l’attente de la réalisation de cet objectif ambitieux, une solution consiste à mettre en place une nouvelle suspension pour cinq ans de l’implémentation de l’Article 27.3(b) afin que les pays en développement puissent élaborer leur stratégie. Dans tous les cas, les pays en voie de développement doivent s’assurer au minimum qu’il n’y aura pas d’extension de l’Accord sur les ADPIC, comme les pays développés essaient de le faire dans les traités bilatéraux.

Les pays doivent différer l’implémentation de l’Accord sur les ADPIC dans leur propre législation tant que les décisions prises à Doha ne sont pas stabilisées, et que leur compatibilité avec l’Accord sur les ADPIC n’a pas été garantie.

Une autre approche du problème pourrait être de négocier au niveau international pour établir la prééminence de la Convention sur la Diversité biologique (CDB) sur l’Accord sur les ADPIC. L’article 22 de la CDB précise : « Les règles définies dans cette convention ne doivent pas affecter les droits et les obligations des parties prenantes qui découlent d’un autre accord international, à l’exception des situations où l’exercice de ces droits et obligations pourrait causer des dommages sérieux ou menacer la biodiversité. »

Il est clair que l’implémentation de l’Accord sur les ADPIC se fait au détriment de la biodiversité. Les États signataires de la CDB doivent oeuvrer pour que l’implémentation de l’Accord sur les ADPIC soit rendu compatible avec les conditions définies par la Convention pour la Diversité biologique.


Ce texte est extrait du livre Pouvoir Savoir : Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle. Ce livre, coordonné par Valérie Peugeot a été publié le 1 avril 2005 par C & F Éditions. Il accompagne la rencontre "Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle" organisée par l’Association Vecam à Paris.

Le texte est sous licence Creative Commons paternité, pas d’utilisation commerciale.

La connaissance doit être offerte en libre-accès... mais auteurs et éditeurs ont besoin d’une économie pour poursuive leur travail. Si vos moyens vous le permettent, n’hésitez pas à commander le livre en ligne (13 €)