Refondation
par Philippe Merlant, rédacteur en chef de Transversales Science Culture


Paru dans Transversales Science Culture n° 68, avril 2001


Une refondation peut en cacher une autre ! Tandis que le Medef voit piétiner ses efforts en faveur de sa fameuse "refondation sociale", ce sont les nouvelles forces civiques et sociales qui, alors qu´on ne les attendait guère à ce rendez-vous de l'Histoire, jettent aujourd´hui les bases de la fondation d´un "autre monde"...

La tenue du premier Forum social mondial, à Porto Alegre, fin janvier dernier, aura été de ce point de vue un accélérateur incontestable. Un extraordinaire retournement s´est produit là, dont on mesure chaque jour un peu plus les effets à travers l´actualité sociale et politique. C´est bien parce que ceux de Porto Alegre ont affirmé publiquement que le monde n´était pas une accumulation de marchandises, que tant de choses supposées hier inenvisageables sont soudain devenues possibles. Qui aurait pu penser, voilà seulement deux ans, que l´annonce des licenciements chez Lu-Danone, provoquerait une telle campagne de boycott, préconisée conjointement par les salariés, des syndicats, des associations, des maires, des députés... et même des ministres ? Car même si certaines voix divergentes se sont faites entendre sur les risques économiques d´une telle campagne, sa portée symbolique est évidente : affirmer que les consommateurs, pour peu qu´ils deviennent citoyens, ont le droit et les moyens de s´opposer à la logique des "licenciements boursiers" imposés par le capitalisme informationnel.

Trois piliers fondamentaux

Cette nécessaire refondation, Transvervales Science/Culture entend bien y apporter toute sa contribution. Plus que cela : il nous semble que l´époque a suffisamment changé pour que nous puissions (et devions) envisager une véritable refondation de la revue elle-même, dix ans après sa création. Une refondation qui reposerait naturellement sur ses trois piliers originaux : science, culture et citoyenneté.

Du côté de la science, si toutes les disciplines (et notamment la physique quantique et l´astrophysique) voient émerger de nouveaux éléments, c´est naturellement sur les sciences du vivant que portent aujourd´hui les interrogations majeures. Faisabilité technique du clonage humain, développement des OGM, remise en cause des lois de l´hérédité mendelienne par les "maladies du prion", révision des lois bioéthiques... l´actualité fourmille d´événements qui posent des questions fondamentales à la science d´aujourd´hui, mais aussi aux rapports entre "nature" et "culture". Deux articles de ce numéro y reviennent, sous la plume de Jacques Robin et de Brigitte Chamak. Plus globalement, la refondation de Transversales nous donnera l´occasion de réinterroger la transdisciplinarité, plus nécessaire que jamais au développement d´une véritable pensée complexe.

Du côté de la culture, le mouvement de création de nouveaux lieux culturels, dans lesquels les dimensions artistiques et sociétales apparaissent intimement liées, ne cesse de se poursuivre et de s´amplifier. L´ouverture de Mains d´Æuvres, à Saint-Ouen, en est un exemple éloquent, tout comme l´installation de Gérard Paquet, ex-fondateur de Chateauvallon, dans La Maison des métallos (Paris XIe) pour y mener son projet "Planète émergences" : un lieu où il sera autant question de la vision du monde que peuvent porter les artistes que des expériences alternatives menées ici et là par les acteurs sociaux. Car chacun sent bien que l´accouchement d´un autre monde ne sera pas possible sans intégrer pleinement les dimensions créative, émotionnelle et inventive que véhiculent si fort les artistes.

Du côté de la citoyenneté, enfin, nous ne pouvons que nous réjouir de voir que les thèses défendues par Transversales depuis des années rencontrent aujourd´hui un tel écho : qu´il s'agisse de la démocratie participative (qui, dans certaines villes, est apparue comme un enjeu central de la dernière campagne municipale) ou de l´économie plurielle (qui commence à devenir un peu plus visible et lisible aux yeux de l´opinion publique).

Mais il nous faut aller plus loin. Car l´accélération de l´histoire est devenue telle qu´il convient de prendre la mesure des urgences qui nous attendent. Or, les réponses apportées aujourd´hui par les tenants d´une "autre mondialisation" semblent un peu "jeunes" sur les enjeux majeurs de l'économie et du politique.

Sur le plan économique, les propositions issues de Porto Alegre apparaissent encore relever presque exclusivement de la logique "régulatrice", sans doute nécessaire mais certainement pas suffisante pour bâtir un autre monde. Toute la portée transformatrice de l´économie sociale et solidaire est ainsi sous-estimée et sous-utilisée. L´un des enjeux majeurs des prochaines années sera de capitaliser et de mondialiser toutes les expériences relevant de cette "autre économie", encore fragmentée et dispersée.

De même, sur le plan politique, la gouvernance mondiale qu´il s´agit de mettre en place doit s´accompagner d´un renouvellement des formes de la démocratie. Au-delà, on pressent bien que sont posées les questions du pouvoir, de sa conquête et de son exercice, plus ou moins pathogènes. La réflexion politique ne peut donc plus faire l´économie d´une réflexion plus profonde sur les mécanismes personnels de rapport au pouvoir.

Sur ces deux sujets, le rapport d´étape de Patrick Viveret sur les nouvelles formes de richesse fournit des pistes fertiles : nous ouvrons le débat dans ce numéro avec une contribution essentielle d´André Gorz, et nous y reviendrons naturellement dans les suivants. Car ces chantiers majeurs seront au centre de la prochaine "refondation" de Transversales Science/Culture, dont nous ne manquerons pas d´informer nos lecteurs dans les numéros à venir.