Porto Alegre : "Le monde était là"
par Philippe Merlant, rédacteur en chef de Transversales Science Culture


Paru dans Transversales Science Culture n° 67, novembre-décembre 2000


alternative : c´était le titre d'un numéro spécial de Transversales Science/Culture, paru il y a maintenant six ans 1. A la veille des élections présidentielles françaises, nous avions souhaité réunir "des textes de réflexion et de proposition pour une alternative de société en France et en Europe, et pour une "politique de civilisation" et de coopération sur notre planète". Exercice anticipateur s´il en est, le voilà aujourd´hui rattrapé par l´histoire...

Car qu´est-ce qui a commencé à se dessiner à Porto Alegre, tout au long de ce fantastique événement qu´a constitué le premier Forum social mondial, sinon une tentative d'élaborer une véritable alternative de société, à l´échelle de toute la planète ? Et tous ceux qui reviennent du Brésil en témoignent aujourd´hui : la réussite de ce Forum a dépassé ce que même les plus optimistes avaient osé rêver...

Quand la pensée unique vole en éclats

On attendait quelque 2 000 participants, ils ont été plus de 12 000 à se rassembler à Porto Alegre, venus de tous les continents, pour tenter d'ébaucher ensemble l'esquisse d'un nouveau monde. De ce point de vue, les images du face-à-face Davos/Porto Alegre, réalisé par les télés, furent éloquentes. Côté suisse, des "décideurs", tous occidentaux, tous de sexe masculin... Côté brésilien, un joyeux mélange de classes sociales, de races, de sexes et de couleurs... image vivante d´une humanité plurielle soudée par le désir d´habiter autrement la même "terre-patrie", selon l´expression d´Edgar Morin.

"Le monde était là", nous a expliqué René Passet 2 dès son retour de Porto Alegre : on ne saurait mieux résumer l´énorme différence entre le "World economic forum" et le Forum social mondial. L´expression dit assez l´extraordinaire retournement qu´a réussi à produire Porto Alegre. Par la négative, il a montré que la poignée de puissants réunis dans une petite station de ski suisse n´avait rien à voir avec ce qu´ils prétendaient être : une soi-disant "avant-garde" d´une humanité en voie de mondialisation. Porto Alegre les a remis à leur (juste) place : celle de "maîtres du monde" inquiets de voir chaque jour progresser le mouvement de résistance à leurs projets... et encore plus inquiets de voir ce front du refus s´adjoindre de plus en plus une capacité de propositions alternatives.

Même maladroite, même incomplète, même tendancieuse, la médiatisation de Porto Alegre (on devrait dire de Porto Alegre et de Davos, tant la comparaison des deux événements fut éloquente) a constitué un atout supplémentaire. Car elle a rendu tangible aux yeux du grand public l´idée qu´une autre vision de la mondialisation était possible, exprimable, sinon souhaitable. Plusieurs années de "pensée unique" ont volé là en éclats.

A Transversales, nous avons montré que l´une des zones de fragilité du capitalisme informationnel résidait dans le rôle croissant qu´il donnait à l´image et à l´imaginaire. Dès lors que les nouveaux acteurs civiques et sociaux ont su se saisir de la sphère de l´imaginaire (évolution que l´on peut faire démarrer avec Seattle, pour faire simple), et qu´ils sont passés du combat "anti-mondialisation" à l´idée qu´"un autre monde est possible", ils ont réussi en quelques mois à fragiliser une pensée dominante qu´on avait crue ­ au moins une décennie durant ­ triomphante et inexpugnable.

Face aux démons intérieurs

On ne peut épuiser en quelques lignes tout ce qui s´est passé à Porto Alegre : la qualité des débats, les 400 ateliers de travail, l´excellente organisation, la mise en place d´un groupe rassemblant plusieurs centaines de parlementaires de tous pays (qui vont continuer à travailler ensemble)... Bien sûr, le plus dur reste à faire : donner un contenu à cette alternative en gestation. Nous y reviendrons plus longuement dans l'éclairage de notre prochain numéro.

Tout ce qui s´est passé là-bas ne peut évidemment que nous réjouir. Il serait bon cependant de ne pas oublier qu'à plusieurs reprises, cette spectaculaire réussite a été sérieusement menacée d´implosion. Et qu´à chaque fois, ce sont les modes de fonctionnement interne ­ prépondérance des rapports de force, conflits de pouvoir... ­ et les réactions émotionnelles ainsi suscitées ­ diffusion d´un sentiment de méfiance face aux risques d´instrumentation ­, bien plus que les attaques extérieures, qui ont miné le terrain fertile du Forum social mondial.

De ce point de vue, on peut considérer que Porto Alegre a constitué un excellent révélateur, confirmant ce que nous évoquions dans l'éditorial de notre précédent numéro : "Notre ennemi, dans les années à venir, sera sans doute autant, sinon plus, nos "démons intérieurs" que la résistance de nos adversaires." Tant que nous continuerons à considérer que le rapport de forces est la seule loi qui vaille, à vivre le pouvoir comme un processus de captation et non de création, à refuser de voir que les logiques de peur et de méfiance sont devenues des questions politiques, nous serons sans doute incapables d´accoucher d´un autre monde...

L´association, du lien social au politique

On retrouve là le thème central de ce numéro de Transversales : l´association comme un concept susceptible de traduire sur le plan politique les formes nouvelles qu´a prises le lien social. Dans son dernier livre 3, Roger Sue montre comment l´association constitue une alternative à la fois à la communauté et au contrat. Il y voit les bases d´une authentique "troisième voie" qui prendrait le meilleur de l´individualisme et de la solidarité.

Il y a là tout un champ de réflexions nouvelles à ouvrir pour les nouveaux acteurs civiques et sociaux. D´abord, parce que ces mouvements eux-mêmes semblent encore trop souvent osciller entre la réaffirmation du lien contractuel (qui rassure notre individualisme invééré) et le retour à certaines formes de "communautarisme" (qui satisfait notre fibre sociale) sans chercher à incarner dans leurs pratiques un nouveau type de lien social. Ensuite, parce que si l´on postule que c´est la relation aux autres qui fonde les bases du "vivre ensemble", tout ce qui peut contribuer à améliorer la qualité de cette relation devient essentiel. Une autre manière de dire que la quête d´une authentique écosophie devient un enjeu politique majeur.

1. N° 32, mars-avril 1995.
2. Economiste, président du comité scientifique d´Attac... et collaborateur de longue date de Transversales.
3. Renouer le lien social (Editions Odile Jacob).