Associations en réseaux : du mythe au laboratoire
par Valérie Peugeot, déléguée internationale de Vecam (réflexion et action pour l´internet citoyen).


Paru dans Transversales Science Culture n° 67, février 2001


Fin des hiérarchies, renouvellement des modes participatifs, réorganisation des structures, création de communautés ouvertes... Comme il est beau le monde que sont censés nous dessiner les réseaux ! Une nouvelle mystique se construit sous nos yeux, dans laquelle se mêlent associations et réseaux électroniques, tiers secteur et internet.

Tout se passe comme si politologues, sociologues des organisations et militants voyaient dans la combinatoire "associations en réseaux" s´ouvrir toutes les impasses auxquelles ils se sont heurtés dans les modes d´organisation politique traditionnels. Voici l´association en réseau, chargée de toutes les frustrations et attentes héritées des institutions, mouvements syndicaux, partis politiques, associations traditionnelles et autres corps intermédiaires.

En réalité, qu´en est-il ?

Quelques certitudes...

Du côté des certitudes, il est évident que l´outil internet constitue un formidable levier, un démultiplicateur de l´action associative. Contacts facilités, campagnes amplifiées, communication relayée... le tout à peu de frais : l´association, même petite, peut organiser son action à une échelle jusqu´alors inaccessible.

Deuxième certitude, celle de la déterritorialisation : de plus en plus d´associations s´attaquent à des enjeux transfrontaliers, de la spéculation financière à l´écologie, de la pauvreté à la bioéthique. La plupart des acteurs associatifs, y compris ceux dont l´action s´inscrit d´abord dans le territoire local, ont compris que ces enjeux appelaient sinon des réponses globales, pour le moins un partage d´expériences, une coordination des actions à l´échelle internationale. Si, dans le discours, les institutions politiques prétendent aussi à l´action internationale, dans la pratique, le secteur associatif a su bien mieux et à une vitesse incroyable ­ en moins de cinq ans, pour la plupart ­ tirer le profit maximum d´internet pour organiser des actions transfrontalières : mouvements paysans, campagne contre l´AMI, sommets de Prague, Seattle, Porto Alegre, etc.

Troisième constat : le réseau facilite la mobilisation d´énergies bénévoles nouvelles. En rendant possible la participation à distance, il permet à ceux qui, par manque de temps ou de goût, ne se retrouvaient pas dans les réunions associatives traditionnelles, de réagir à un texte en élaboration, de traduire un article, d´apporter des éléments d´information ou des contacts...

... et intuitions...

Côté intuitions, on en citera deux, assez répandues.

Le réseau diminue les hiérarchies. Si des études en ont déjà démontré la véracité dans le monde de l´entreprise, c´est par analogie et empirisme qu´on en arrive à la même conclusion dans le monde associatif. Encore faut-il savoir si la question hiérarchique est si centrale que cela dans l´univers associatif. Ne s´agit-il pas plutôt de conserver un équilibre entre le pouvoir des bénévoles et le travail des salariés ? Ou de faciliter le renouvellement des responsabilités ? Ou encore de permettre à un nombre plus grand de bénévoles d´entrer en mouvement ?

Le réseau facilite les modèles de démocratie participative versus démocratie représentative. Attention à la confusion : l´outil ne favorise rien s'il ne sert pas une pensÈe et une volontÈ participatives. Aujourd'hui, effectivement, de premières expériences ­ forum UE/ACP 1, Mistica 2 ­ montrent que, bien utilisés, les réseaux permettent de créer des communautés virtuelles où chacun peut exprimer et construire son jugement sur un mode très participatif. Mais ces expériences, encore rares, appellent deux commentaires. D´une part, elles doivent leur réussite à des équipes humaines fortes derrière les machines ; et qui dit ressources humaines dit financement. Peu nombreuses sont les associations (et leurs financeurs) disposés à investir pour faciliter la démocratie participative en leur propre sein. D´autre part, elles touchent rarement au cæur des enjeux de pouvoir. Plus on se rapproche des décisions, et plus les réseaux semblent inopérants. En partie parce qu´ils n´ont pas été pensés pour cela.

Des partenariats entre chercheurs et associations

A quand le logiciel garant de la diversité culturelle, qui permettra une traduction simultanée de nos écrits dans les langues de nos choix afin que nos interlocuteurs reçoivent systématiquement tous nos messages électroniques sous une forme multilingue ? Il est encore loin le logiciel capable de résumer la substance d´un texte avant de le mettre en ligne, laissant le soin au lecteur d´aller en consulter la version complète si bon lui semble, évitant le bruit dans les réseaux et facilitant la construction de dialogues multiples. Quand les associations pourront-elles organiser leurs assemblées générales avec participation à distance télévisuelle et système de vote sécurisé ? Quand seront-elles équipées des logiciels (déjà existants sur le marché) de rédaction collective ? A quand et pour qui les fameux collecticiels qui permettront de construire de la pensée collective, de l´organisation non hiérarchique ? A quand des outils accessibles à tous permettant de la cartographie de compétences, d´énergie militante, du partage de savoirs à l´instar des premières explorations portées par les arbres de connaissance ? Quand les associations disposeront-elles d´outils de simulation leur permettant, tout comme certaines administrations, de mieux mesurer l´impact d´une décision qu´elles préconisent ou combattent (par exemple, l´impact écologique d´une construction d´autoroute ou les conséquences en termes de migrations sociales d´un choix urbanistique) ? Où sont-ils les outils qui permettent de conserver la mémoire complexe d´un débat au sein d´une communauté virtuelle, sans en gommer les controverses et la complexité ?

En réalité, ce dont nous avons besoin aujourd´hui, c´est d´un double lien entre chercheurs, producteurs et associations. Les intuitions évoquées ont besoin de faire l´objet d´un rigoureux travail d´observation sociologique. Seul celui-ci, dans un incessant mouvement interactif avec l´expérimentation militante, permettra de répondre à la question politique majeure : l´entrée dans la société en réseau permet-elle véritablement aux associations d´expérimenter de nouveau modes de rapports au pouvoir, que ce soit en interne ou dans leur relation aux institutions et aux autres corps intermédiaires ?

En second lieu, ce sont des partenariats de fond qui doivent être noués entre le monde associatif et le monde de la R&D, afin que les développements technologiques cessent de répondre aux seules commandes du secteur privé et à la seule logique du débouché marchand et de la rentabilité, mais se nourrissent des besoins et des imaginaires du secteur non lucratif. Au Canada, un chef d'entreprise a créé une fondation entièrement dédiée au soutien des artistes multimédia. Ces derniers, au fil de leurs imaginaires, entraînent les outils sur des terres que le marché aurait laissées inexplorées et qui, pourtant, ouvrent de nouvelles perspectives technologiques et sociétales.

En Europe, nous devons obtenir que les associations aient directement accès à la commande publique, sous réserve bien entendu que leur demande contribue à l´intérêt général. L´Etat n´a pas le monopole du bien commun, a fortiori quand il laisse le plus souvent celui-ci aux mains du secteur privé. Les entreprises par nature n´incluent pas dans leur choix des développements dont le retour sur investissement ne s´inscrit pas dans le court terme. Alors que la forme associative peut au contraire penser une création de richesses et d´intelligence collective inscrite dans le long terme. A quand un programme de recherche et développement européen construit en partenariat avec les réseaux associatifs ?

1. http://www.ue-acp.org.
2. http://www.funredes.org/mistica/