La révolution de l´intelligence passe par l´association
par André­Yves Portnoff, journaliste, directeur de l´Observatoire de la révolution de l´intelligence à Futuribles International.


Paru dans Transversales Science Culture n° 67, février 2001


La prise en compte de l´intelligence collective est devenue vitale pour la survie du monde. Réciproquement, l´informatique en réseaux favorise l´essor des démarches associatives.

Dans la société nouvelle, les échanges portent essentiellement sur des produits immatériels ; la valeur ajoutée obtenue par le travail n´est quasiment plus tributaire des ressources physiques, limitées par nature. Elle dépend d´une ressource infinie, la créativité humaine, cette aptitude à donner forme à ce qui n´existe pas, à construire des relations avec les autres, à conférer du sens au temps qui s´écoule, aux matériaux que nous transformons, à nos actions...

La créativité possède deux propriétés extraordinairement importantes. D´une part, elle naît du rapprochement des différences, de l´association d´idées, de cultures, de personnalités différentes. Elle implique donc le respect de l´autre, la tolérance, la conscience de nos solidarités.

D´autre part, elle ne supporte pas la contrainte : on ne saurait obliger une personne à avoir des idées alors que, dans la société des échanges matériels, il était loisible de recourir à la violence physique ou économique pour obtenir la force musculaire de la majorité des hommes. Bien sûr, cette ère n´est pas totalement révolue. Mais la création est conditionnée par l´existence d´un espace de respect de la dignité de l´autre et de liberté individuelle, qui permet aux individus d´être créatifs individuellement et efficaces collectivement en associant leurs talents.

Notre survie ne dépend plus de la création de puissance supplémentaire, mais de l´intelligence et de la sagesse avec lesquelles nous exploitons le pouvoir de production et de destruction que la technologie nous confère. C´est cela, en premier lieu, la "révolution de l´intelligence" alors que, pour la première fois dans notre histoire, l´éventualité d´un suicide de l´humanité entière ne peut plus être écartée : cette révolution ne signifie pas que l´intelligence critique a pris le pouvoir, mais que son respect est devenu vital pour la survie du monde.

Tchernobyl constitue de ce point de vue un avertissement éloquent. Sécurité et efficacité riment désormais avec liberté de l´esprit, même si la mise en æuvre de ce principe n´est ni facile ni suffisante. Ce qui a manqué à Tchernobyl, c´est d´abord la liberté, pour les scientifiques et les techniciens, de s´associer entre collègues soviétiques et étrangers pour construire par la libre confrontation des idées et des expériences une opinion scientifique, un consensus provisoire sur les questions nucléaires. La liberté ensuite, pour les citoyens, de se coaliser en associations pour interpeller le pouvoir soviétique sur le non-respect de l'état de l´art ainsi exprimé.

Non à la pensée disjonctive !

En dehors des situations extrêmes symbolisées par Tchernobyl, les problèmes de développement durable, toujours complexes, obligent à mobiliser des experts de presque toutes les disciplines. Cette nécessité se retrouve dans tous les champs de la connaissance. Et c´est pour cela que celle-ci a toujours progressé aux frontières des disciplines, souvent parce qu´un Pasteur ou un Darwin venait explorer un domaine qui n´était pas encore le sien.

Aujourd´hui, les grandes questions comme la génomique, la cancérologie ou le sida obligent à mobiliser des équipes très pluridisciplinaires. Même dans des domaines moins popularisés, par exemple la tribologie, l´un des freins essentiels du progrès, notamment en France, tient à la difficulté d´associer dans une même équipe des spécialistes différents, scientifiques et techniciens. Cela tient à la logique cloisonnée, donc à la pensée disjonctive, qui marquent encore notre enseignement comme notre recherche publique, malgré des efforts et des exceptions. Je pense aux efforts déployés, il y a quelques années, par François Kourilsky à la tête du CNRS et par Edgar Morin, qui s´est attiré bien des rancæurs dans l´enseignement...

Condamnés à collaborer

Ce qui est vrai face aux problèmes vitaux et dans le champ de la connaissance l´est aussi, forcément, au quotidien, dans le fonctionnement de l´appareil économique, productif et administratif. Nous sommes partout condamnés à collaborer, à valoriser les complémentarités, à partager les compétences pour en produire d´autres, de niveau supérieur, par leurs associations. Une logique de partenariat s´impose pour rendre nos organisations capables de créer des synergies entre les aspirations et les talents de leurs membres, au lieu de les additionner simplement et trop souvent de les étouffer.

Dans le partenariat, c´est-à-dire l´association positive, créatrice de valeur sans limites, un jeu à bilan positif devient possible : puisque les ressources immatérielles sont inépuisables, on peut s´enrichir avec les autres, et non à leurs dépens. La puissance ne se construit plus par la contrainte mais par la persuasion de libres collaborateurs comme par celle des clients, libres eux aussi. La vraie puissance dépend de la capacité d´écoute et d´empathie : c´est la révolution de la compréhension des autres, de l´intelligence d´autrui. Valeur en soi, la liberté des hommes conditionne de plus en plus la production de valeurs pour les hommes.

Dès les années 1920, les rêves d´autarcie que cultivait John Ford sont apparus comme des folies contre-productives. Vers les années 1950, le niveau de complexité des problèmes à gérer a dépassé ce que le système taylorien, centralisé, compartimenté et planificateur, était capable de gérer sans trop de gâchis avec une majorité d´acteurs réduits au statut d´exécutants bureaucratiques, aveugles, soumis et privés d´initiatives. Aujourd´hui, dans les entreprises, le management participatif comme la construction d´associations avec ses fournisseurs ou clients sont devenus des gages de développement efficace. Naturellement, ce modèle est bien loin de la réalité constatée dans la plupart des organisations. Ceci explique largement le gâchis de ressources humaines et économiques et les dysfonctionnements auxquels nous assistons. La généralité d´un fonctionnement stupide n´atténue en rien sa stupidité, parfois criminelle !

Actuellement, les facilités de coopération offertes par internet apportent une prime formidable à cette tendance. Les réseaux numériques sont d´abord des outils de collaboration et de coalition pour les individus et les organisations, en raison de la chute du coût des communications et des transactions. D´où l´émergence d´un nouveau pouvoir des consommateurs et des citoyens, qui peuvent, en quelques heures et sans frais, s´associer pour faire plier un groupe industriel comme Intel ou un pouvoir politique. Amnesty International vient d´en administrer la preuve. D´où aussi l´efficacité d´associations d´entreprises construisant des réseaux plus puissants que les plus grands groupes pyramidaux. Le succès du constructeur de micro-ordinateurs Dell, devenu en dix ans numéro un mondial, est entièrement bâti sur le principe d´association. Ceux qui croient que le discours sur le partenariat en réseau n´est qu´un prêche sympathique vont à des déconvenues dramatiques...