Europe : de la Charte au projet de civilisation

Tous ceux qui se battent depuis des années pour une Europe politique et sociale susceptible d´incarner un "projet de civilisation" espéraient beaucoup du processus engagé autour de la Charte des droits fondamentaux de l´Union. Autant à cause du caractère plus ouvert, transparent et démocratique de la méthode choisie qu´en raison des suites attendues de ce texte (re)fondateur : servir de socle (ou de "cæur") à une future constitution, donc jeter les bases d´un véritable projet de société pour l´Europe.

Les raisons de la déception

L´actuelle déception est à la hauteur des attentes. Déception dans la mesure où le projet de Charte proposé par la Convention ­ et qui devrait ´tre voté par le Conseil européen de Biarritz à la mi-octobre ­ apparaît marqué de limites et d´ambiguïtés : limites puisque la question des "nouveaux droits" ­ notamment ceux qui sont liés aux progrès de la techno-science et aux risques qu´elle fait courir ­ n´est qu´ à peine esquissée ; ambiguïtés tant il est vrai que, sur de nombreux points, le flou du texte laisse une large place à l´interprétation juridique.

Déception encore, dans la mesure où les politiques ne semblent pas avoir saisi au bond les propositions de Joschka Fischer, en mai dernier à Berlin, pour engager de manière irrémédiable un vrai débat sur le processus constitutionnel. La position du gouvernement français ­ alors m´me qu´il assure pour six mois la présidence de l´Union ­ est très significative sur ce point : sous prétexte de ne pas "faire de vagues" et de ne pas risquer de faire apparaître des divergences entre les Quinze, la voix officielle de la France semble se condamner au silence... ce qui, en pareille situation, équivaut peu ou prou à de l´immobilisme.

Pour tout compliquer, force est de reconnaître que ces deux déceptions sont largement contradictoires : accélérer la marche forcée vers une constitution, en effet, ne serait-ce pas risquer d´entériner un projet de Charte trop timoré ? A l´inverse, prendre le temps nécessaire pour peaufiner le texte actuel en associant plus largement les représentants de la société civile et en sensibilisant davantage les opinions publiques, n´est-ce pas prendre le risque de repousser le processus constituant aux calendes grecques ?

Analyser pour mieux rectifier le tir

Ne pas s´enfermer dans la déception suppose d´analyser les raisons du "recul" enregistré sur la question de la Charte. Dans un entretien introductif à cet éclairage, Virgilio Dastoli, porte-parole du Forum permanent de la société civile, après avoir souligné le manque de courage dont a fait preuve la Convention chargée d´élaborer le texte, pointe également les propres responsabilités des ONG : poursuite d´une stricte logique de lobbying, dépendance financière vis- à-vis de Bruxelles, grande dispersion des forces, insuffisante sensibilisation des opinions publiques... De son côté, Jean-Louis Arnaud, de l´association "Notre Europe", avance les raisons du silence dont fait preuve le gouvernement français, raisons parmi lesquelles la "neutralisation" due à la cohabitation occupe une place essentielle.

Dans un débat riche en propositions à la fois divergentes et complémentaires, Christophe Aguiton, Valérie Peugeot et Patrick Viveret s´efforcent de comprendre pourquoi les mouvements civiques européens en sont encore à se chercher, au moment m´me où ceux qui se prononcent "pour une autre mondialisation" occupent le devant de la scène internationale. Et surtout ils évoquent les voies pour permettre à ces deux types de mouvements, essentiels l´un et l´autre mais qui s´ignorent largement, de faire davantage converger leurs efforts. Tant il est vrai que la conciliation des logiques de résistance, de proposition et d´anticipation est un enjeu aussi essentiel au plan européen qu´elle l´est déj à aux niveaux national et mondial.

Enfin, Dominique Taddei et Ann-Corinne Zimmer dessinent un scénario pour engager sans tarder un processus constitutionnel, tout en donnant au débat public sur le modèle d´Europe que nous voulons le temps de s´installer. Un exercice délicat, sans nul doute, et qui suppose de doser savamment le souci d´efficacité et la volonté d´ouvrir largement le débat démocratique.

Transformer les contradictions en opportunités

A bien y regarder, trois grandes contradictions semblent aujourd´hui affecter la construction européenne :

- celle du temps (entre la vision à dix ou vingt ans et les six mois qui rythment la succession des présidences de l´Union) ;

- celle du rapport entre l´avancée politique et sociale, son approfondissement, et son élargissement ;

- celle du rapport entre la progression institutionnelle (le projet constituant) et les droits économiques et sociaux.

Comme le souligne un projet de manifeste initié par le réseau CAFECS, si l´on ne veut pas que ces contradictions se figent en obstacles insurmontables, il convient de les traiter de manière dynamique pour parvenir à les transformer en opportunités. Ceci suppose d´énoncer clairement les r´ves et les projets, mais aussi les peurs de chacun. Car dans un processus démocratique, ce ne sont pas les désaccords qui constituent des menaces, mais plutôt les malentendus, les non-dits et les procès d´intention. Au-del à des échéances immédiates ­ le sommet de Nice, l´adoption de la Charte, la mise en æuvre d´un processus constitutionnel ­, il nous faut sans doute raisonner à dix ans. Et si l´on proclamait ces dix ans à venir "décennie de l´Europe" ? Et si l´on commençait, dès 2001, à organiser ce débat général qui appelle la mise en scène du plus formidable bouillonnement démocratique de l´histoire ? Seule la mise en commun des imaginaires peut faire avancer le débat et lui permettre de sortir des ornières où il s´est enlisé.

Philippe Merlant