Art et culture : des leviers essentiels
pour comprendre et transformer le monde

Philippe MERLANT

Comme Transversales Science Culture l´affirme depuis des années, nous vivons une mutation sans précédent. Peut-être faudrait-il ajouter : "et nous allons connaître d´autres révolutions inattendues". Tout indique, en effet, que de profondes ruptures se profilent à l´horizon. Après une quinzaine d´années d´apparent triomphe, sans ombre ni remise en cause majeure, le capitalisme informationnel fait entendre ses premiers craquements, qui risquent de rendre explosives les contradictions qu´il a lui-même générées : accroissement des inégalités et montée des exclusions, atteintes de plus en plus graves portées à la biosphère, risques accrus de manipulation ­ des corps humains, des espèces végétales ou des informations...

Une telle situation, révolutionnaire à bien des égards, peut conduire au meilleur comme au pire. Si la Révolution française a accouché d´une transformation profonde, on le doit largement à l´extraordinaire travail culturel accompli par les Encyclopédistes qui ont su faire émerger des idées porteuses de sens. C´est assez dire le rôle central imparti à la culture dans la transformation actuelle ­ économique, sociale et politique ­ du monde. Transversales a toujours accordé une large place à ce qui relève de la culture au sens "civilisationnel" du terme. Mais sans doute pas assez aux pratiques artistiques qui constituent, dans bien des cas, le catalyseur et l´expression vivante de cette culture. Ce dossier y contribue en traitant des défis aujourd´hui posés à la fois à l´art et à la culture.

ï Vaste chantier, sans doute, et qui ne se laisse pas saisir aisément ! Dans un entretien liminaire, Gérard Paquet, fondateur de "Châteauvallon", expose les grands enjeux impartis aujourd´hui à l´art : capacité de traduire en images, en formes et en histoires les bouleversements majeurs que nous connaissons pour que la communauté puisse s´y retrouver ; nécessité d´échapper aux normes imposées par l´Etat comme par le marché ; ouverture des institutions culturelles à l´infinie diversité des cultures et à la mise en débat public...

ï La seconde partie se compose de trois contributions traitant des rapports entre art et politique.

1. Yovan Gilles et Christopher Yggdre, du journal Les périphériques vous parlent, nous rappellent que la culture ­ y compris dans sa dimension artistique ­ n´est pas l´apanage des créateurs avec un grand C. Loin de l´image convenue des artistes "engagés", ils nous invitent à considérer que l´activité artistique possède sa propre autonomie politique : c´est d´abord par leur propre mode de production que les pratiques culturelles acquièrent tel ou tel sens politique.

2. Nicolas Roméas, rédacteur en chef de la revue Cassandre, explique pourquoi les formes artistiques novatrices naissent aujourd´hui dans des lieux atypiques : squats, friches reconverties, etc. Soulignant la nécessité de supprimer le clivage entre esthétique et politique, il en appelle aux pouvoirs publics pour accompagner le développement de telles démarches sans pour autant chercher à les instrumentaliser (voir l´appel 1 publié par Libération).

3. Marc Le Glatin, coordinateur du groupe Culture d´Attac, explique pourquoi cette association, qui revendique clairement sa filiation avec l´éducation populaire, a choisi d´agir contre les effets culturels nés du type actuel de mondialisation. Les nouvelles formes d´expression artistique peuvent ainsi favoriser l´appropriation d´un autre mode de représentation du monde, d´une "autre mondialisation"...

ï Dans la troisième partie, des acteurs culturels et artistes témoignent, par-delà la diversité de leurs expériences, d´une même volonté de sortir les pratiques artistiques des ghettos et autres ornières.

1. Maryvonne Vénard, fondatrice du Théâtre de la Pierre Noire, nous parle de ses aventures de travail sur la complexité du monde. Elle nous explique comment la nécessité de la mettre en scène, en mots, en images, en représentations... la conduit à investir des lieux multiples et variés et à travailler avec toutes les personnes concernées par la problématique traitée, en favorisant l´échange sur le mode de la "transcendance poétique".

2. Fabienne Brugel et Jean-Paul Ramat, de la compagnie NAJE, nous racontent comment la mise en débat public de problèmes de société (grâce à la méthode du théâtre-forum qu´ils utilisent depuis une quinzaine d´années) permet aux habitants des quartiers populaires avec lesquels ils travaillent de mener une analyse critique des institutions. Ces habitants apprennent ainsi à "transformer leur vécu en connaissance utile pour la transformation".

3. Dans un entretien avec André Parinaud, le grand plasticien surréaliste Roberto Matta insiste sur la nécessité pour chacun ­ face au conditionnement imposé par cette civilisation barbare qui a "légalisé le droit au mensonge" ­ d´aller puiser dans la poésie la capacité de régénérer son énergie vitale. Peut-on rêver meilleure conclusion que cet appel à la mobilisation du désir pour accoucher d´un monde nouveau ?

1. Libération, 11 juillet 2000. Voir la note plus détaillée concernant cet appel p. 14 de ce numéro.