Transversales Science Culture n°63, mai-juin 2000

Améliorer l´humanité ?

Jacques TESTART

Directeur de recherche à l´Inserm

La maîtrise grandissante des techniques de procréation médicalement assistée, conjuguée aux avancées de la génétique, risque de conduire, en l´absence de limites, à une véritable stratégie de sélection de l´humanité par le tri des embryons. Pour Jacques Testart, il est urgent de délimiter le champ d´intervention du diagnostic préimplantatoire de l´embryon utilisé dans le cadre de la fécondation in vitro, afin qu´il ne serve pas des «aspirations eugéniques».

Au risque de paraître monomaniaque, je reviens ici sur la perspective prochaine d´une véritable révolution pour l´humanité : il va devenir possible de choisir les enfants. Bien sûr, on ne pourra pas s´assurer de leur intelligence ou de leurs attitudes sociales, toutes particularités apportées par de longues et complexes relations au monde humain. Mais enfin, est-il anodin de programmer la naissance (pour la date, on sait déjà faire) selon des caractères génétiques qui affectent la personne de façon indélébile : sexe, aspect physique, maladies plus ou moins graves, susceptibilité à des dizaines de pathologies ? On évitera ici de reprendre le débat sur l´appellation d´ «eugénisme» pour qualifier une telle pratique 1 afin de se focaliser sur deux questions : la faisabilité d´un véritable tri des embryons humains est-elle réaliste ? Dans l´affirmative, quelles barrières peut-on ériger pour contenir ce processus dans des «limites raisonnables» ?

Plusieurs exigences doivent être satisfaites pour que la sélection devienne effective. D´abord, comme pour toute sélection, il importe que la quantité des éléments à évaluer (ici les embryons) soit la plus grande possible, afin d´augmenter la probabilité d´en découvrir au moins un qu´on estimerait de qualité satisfaisante. Or le nombre d´embryons disponibles au laboratoire dépend directement du nombre d´ovules soumis à la fécondation in vitro (FIV). L´ovule est la cellule la plus rare (un seul est produit chaque mois chez la femme) parce que des mécanismes naturels en limitent la production par les ovaires, surtout en provoquant l´élimination (apoptose) de nombreuses cellules précurseurs (les ovocytes I). C´est pourquoi le «rendement» ovarien maximum, qui passe par la transformation en ovules de la plupart des ovocytes (au lieu d´un seul sur dix mille naturellement), devrait mettre en úuvre des techniques de culture in vitro o˜ de petits fragments ovariens seraient soumis à des conditions contrÙlées. De telles techniques sont en cours d´expérimentation chez l´animal et des naissances ont été obtenues à partir de tissus ovariens conservés longtemps congelés, puis cultivés dans des conditions adéquates, avant qu´on procède à la FIV. De cette façon, on devrait pouvoir diriger la production d´ovules humains par dizaines, ou même par centaines, et donc réaliser le tri de nombreux embryons, à partir d´un seul prélèvement ovarien et sans qu´aucune intervention ultérieure sur le corps de la femme ne soit nécessaire. Cette voie de conception ex vivo vient par ailleurs ruiner l´argument qui voudrait que la pénibilité actuelle des actes (stimulation ovarienne et recueil d´ovules) limite le recours abusif au tri embryonnaire.

Une stratégie de tri des humains

Pour qu´une sélection devienne effective, il faut aussi qu´elle mette en jeu des critères suffisamment nombreux et pertinents. Nul doute que le fameux «programme génome humain» va produire des critères d´identification abondants, jusqu´à l´impertinenceö Mais il faut préciser ici que tout ce qui est analysable dans le génome d´une personne l´est aussi dans un embryon, dès la fécondation. On sait multiplier une seule cellule, prélevée chez cet embryon, jusqu´à des millions d´exemplaires, et l´analyse génétique peut donc disposer de bien plus de cellules que le nombre de gènes à identifier (environ 80 000) si l´on voulait explorer la totalité du génome. L´industrie construit actuellement des «biopuces», outils combinant la génétique et l´informatique pour rechercher automatiquement des centaines de variantes dans un échantillon d´ADN. Embryons nombreux et identifications abondantes, tel est l´enjeu pour rendre attractif le diagnostic préimplantatoire (DPI), tant pour les spécialistes que pour les couples. Il ne devrait échapper à personne que cette stratégie sous-tend une véritable révolution eugénique puisque tout couple 2 pourrait faire «évaluer» en un seul jour autant d´enfants potentiels qu´il en aurait fait naître s´il avait vécu un siècle de rapports fertiles ; puis transformer en enfants réels seulement un ou deux des embryons qui autorisent les meilleurs pronostics.

Le coût de telles pratiques va fortement diminuer au fur et à mesure de leur utilisation (comme cela est arrivé pour l´ordinateur) ; cependant, l´investissement affectif, médical et matériel inhérent au DPI ne sera vraiment supportable que si ces actes se terminent par la naissance de l´enfant ainsi choisi dans l´æuf. Or, dans les conditions actuelles, le transfert d´un embryon dans l´utérus maternel conduit à l´accouchement une fois sur dix seulement. Pour assurer l´avenir de l´embryon élu, il devrait donc s´avérer nécessaire de le multiplier gr’ce au clonage de noyaux embryonnaires, technique utilisée depuis vingt ans chez l´animal et qui trouverait là un intérêt médical peu discutable. Dans cette perspective, o˜ les clones seraient congelés et transférés un à un in utero, jusqu´à l´obtention d´une grossesse viable et donc de la naissance d´un individu inédit, on pourrait même considérer qu´il ne s´agit pas de ce «clonage reproductif» que désavoue le Comité consultatif national d´éthique.

En résumé, une véritable stratégie de tri des humains se dessine pour la première fois, toutes les techniques nécessaires étant déjà connues ou en cours de réalisation, et un large assentiment passif paraissant acquis à cette démarche déterminante pour contrÙler le vivant. Certes, il y aura bien des désillusions quand l´enfant réel se jouera ici ou là des pronostics qui l´avaient fait choisir, mais la m´me chose est prévisible avec le clonage d´une personne sans que cet argument ne s´avère décisif dans la critique de cette techniqueö

Je n´insisterai pas ici sur les conséquences prévisibles d´une telle politique d´«amélioration humaine», sur ses possibles effets pervers quant à la considération portée aux autres, la définition du normal, l´exigence d´ «hygiène génomique», et finalement la démocratie. Posons que le DPI répond au fantasme d´enfant «idéal» des couples et correspond aux intérêts des professionnels (médecins, généticiens) comme à ceux des industriels. Comment alors délimiter le champ de son intervention, permettant ainsi d´éviter l´avortement «thérapeutique» sans céder à des aspirations eugéniques illimitées ?

Quelques arguments sont parfois avancés pour laisser espérer que le DPI rencontrera des limites, mais aucun garde-fou ne paraît capable de contenir véritablement le tri embryonnaire dans sa fonction médicale actuelle. Ni la confiance dans la modération volontaire par les praticiens ou les patients, ni la limitation arbitraire du nombre des équipes autorisées, ni le coût ou la pénibilité des actes ne pourraient sérieusement empêcher la dérive eugénique. Puisque les handicaps susceptibles de justifier l´élimination ne peuvent être publiquement dénommés 3, et donc circonscrits légalement, c´est seulement en limitant le nombre de caractéristiques recherchées qu´on pourrait éviter l´escalade des identifications embryonnaires. Pour explorer cette voie, nous avons proposé à nos collègues français et étrangers de s´engager à respecter une clause qui n´existe que dans la loi française actuelle, et autorise la recherche d´une seule anomalie génique chez chacun des embryons conçus par un couple «à risque». Les réticences de la plupart pour répondre à cette proposition, et le refus indigné de toute norme par certains, qui camouflent leur stratégie personnelle derrière le prétexte de «liberté des couples» 4, suppriment nos dernières illusions.

Le pouvoir de la séduction

On dit souvent qu´en matière d´éthique tout choix est provisoire. Il pourrait donc être révisé en fonction de l´évolution des connaissances ou des opinions, et c´est ce qui différencie le positionnement éthique du positionnement politique. Aurait-on l´audace de prétendre qu´un nouvel état du savoir ou des croyances serait susceptible de restaurer l´esclavage ou le droit de cuissage, de prohiber le syndicalisme ou le vote des femmes ? Il y a bien de la désinvolture à vanter les idées d´aujourd´hui en admettant qu´elles seront bientÙt caduques, ou à se satisfaire de questions sans réponses quand on diffère le choix jusqu´à des temps mieux éclairés. Ce qui est provisoire dans le choix d´éthique médicale, c´est la limite placée entre l´acceptable et l´intolérable, limite toujours quelque peu arbitraire mais dont le déplacement est unidirectionnel : l´espace du tolérable augmente tandis que celui de l´inacceptable diminue. Plusieurs éléments concourent à cette évolution. Il y a d´abord l´usure des mots et des représentations, si bien que le temps fait l´éthique soluble dans la durée 5 ou promise au «jardin d´acclimatation» 6.

Il y a aussi la mondialisation des désirs et des tolérances, qui augmente la séduction en tout lieu pour ce qui fut déjà licite en un seul. Car ce que la technoscience vient de rendre possible, et qui se trouve d´emblée estimé exécrable ou séduisant, ne peut faire l´objet que d´un supplément d´attraction au fil des années et des cultures, selon une facilitation d´ordre statistique puisque la probabilité d´acquiescement augmente avec l´exposition au projet. D´o˜ la fonction permissive des cas exceptionnels : en tolérant, pour des raisons le plus souvent humanitaires, le manquement aux règles convenues, on s´appr´te à généraliser le laxisme pour tous les cas équivalents, et surtout à repousser peu à peu la limite o˜ on tenait l´exception.

Aucune résolution d´éthique, parce qu´elle n´est que résolution, ne résiste aux assauts conjugués du temps, de l´espace et de la casuistique. C´est dire que, si on prend au sérieux les atteintes à l´humanité qui pourraient résulter d´une pratique nouvelle, il n´est pas d´autre choix que le recours à la loi universelle. Encore faut-il que la loi énonce clairement des obligations plutÙt que prétendre encadrer des actes insuffisamment définis et offrir des clauses d´exception pour les cas où son application ferait problème.

Ce qu´on désignait jusqu´ici comme «différences» entre les humains, hors de toute hiérarchie, risque de laisser place à des identifications connotées sous l´angle de la «valeur biologique». L´homme probable dont nous parlons 5 est l´homme sans qualités de Robert Musil, ou l´homme moyen des politiques sanitaires. Pour le dire «probable», il faut seulement être capable de «manager» sa venue au monde, et c´est ce qu´on sait faire de mieux en mieux. Il ne s´agit pas de «manipulation génétique», mais d´élection du «meilleur» potentiel parmi des populations d´embryons (rappelons ici que le clonage lui-même, comble de l´eugénisme, est une technique élitiste qui ne modifie pas mais sélectionne ce qu´on veut conserver). Une telle caractérisation des humains, selon leurs gènes, est encouragée par le simplisme moléculaire qui s´est emparé de la biologie et par la mystique génétique qui domine la pensée médicale, jusqu´au citoyen «normal» converti en patient potentiel. De plus, ce pouvoir, relatif mais néanmoins réel, de prévoir certains états du vivant correspond au voyeurisme prédictif qui alimente la modernité dans d´autres domaines (assurances, embauche, orientation scolaire, etc.). Il s´agit d´évaluer, pour chaque personne, les conditions optimales de survie et d´action, de telle façon que chacun donne le meilleur de lui-même à la société, c´est-à-dire essentiellement à la société de marché. En même temps que la norme génétique apparaissent des normes d´existence : on s´habille, mange, parle, pense sur un mode mondialisé. Quand le m´me processus d´exclusion et d´uniformisation atteint les génomes et les personnes, que reste-t-il du vieux débat entre l´inné et l´acquis dans la construction de l´individuation ?

Finalement, l´homme probable est un concept nécessaire à l´économie libérale et compétitive. Peut-être est-ce la première fois dans l´histoire humaine qu´apparaît aussi nettement une convergence entre des perspectives techniques, argumentées médicalement, et un choix idéologique de société. Beaucoup, qui croient úuvrer au «progrès» de l´homme, ne semblent pas être conscients de cette proximité.

1. Débat avec Henri Atlan dans Transversales n° 44, mars-avril 1997.
2. A la différence de l´eugénisme classique, qui prétendait choisir les personnes aptes à procréer, le DPI offre cette opportunité à toute personne puisque ce sont les embryons qui font l´objet de la sélection, et que tout couple est capable du meilleur et du pire génétiques.
3. De telles exclusives seraient contraires aux droits de l´homme, et il n´existe aucune liste des handicaps justifiant l´avortement ou la stérilisation, sauf sous d´autres régimes (Allemagne nazie) ou cultures (Japon et Chine aujourd´hui).
4. J. Testart et B. Sèle, «Enquête auprès des professionnels : pour que le DPI reste un DPN précoce», Colloque embryon 2000, mai 2000, Paris.